Share

Endure l'inacceptable

Oublie-moi. Imagine que tu ne m'as jamais rencontrée. Range-moi dans le tiroir de tes souvenirs. Les bons comme les mauvais. Je m'en moque. Ne fais pas le ménage dans notre histoire. Tu n'y trouveras rien d'extraordinaire de toute façon. Vois-moi comme si j'étais un grain de poussière. C'est pas bien méchant mais à quoi sert-il ? Il gâche le paysage.

En fait non, pourquoi me rabaisser dans cette mésaventure ? Pourquoi devrais-je encore culpabiliser de te demander d'effacer ce qui nous relie. Tu m'avais dit que nous deux « ce serait à jamais ». Je demeure désormais sourde à cette forme de chantage. Oui, c'est du chantage, Paul. Bon sang, qu'est-ce que tu t'es imaginé ? Que tu pourrais continuer à me posséder corps et âme jusqu'à la fin des temps ? Je te trouve bien égoïste. Es-tu seulement conscient de mes propres désirs ?Non, je corrige . Mon absence de désirs. Quand tu t'approches de moi, je me revois petite fille sur un cheval de manège. Ma mère insistait mais j'en mourrais de vertige. Tes parfums à trois chiffres peuvent aller se faire renifler par d'autres narines.

Je ne me reconnais plus. Je tremble des lignes que je viens de déposer sur cette feuille innocente. Et ce pauvre stylo vert qui n'avait rien demandé. Pour un premier usage, il y a plus jouissif ! Je ne me connaissais pas le verbe aussi blessant. Je ne veux pas le briser, mais où trouver le courage d'aller au bout de ma démarche ? Comment filer à l'anglaise sans être jamais rattrapée par le col de la chemise ? Je n'aime pas ma lâcheté. J'allume une cigarette, la première de la matinée. Voir la fumée s'évaporer dans le salon va m'armer de courage. Je me dirai que cette fumée c'est moi. Aussi vite sortie aussi vite échappée, comme ni vue ni connue. Un vieux rêve introuvable qu'on aurait beau remuer dans tous les sens sans en trouver la moindre logique et, épuisés, on laisserait tomber. Fumer me détend. Je ne prends pas de cendrier. Je veux voir les cendres voler autour de moi quitte à en suffoquer. Non, je ne suis pas suicidaire. Je suis juste affreusement paumée.

Paul, je n'ai pas fini cette lettre. Je connais ta sensibilité et combien tu aimes les happy endings mais là, je suis navrée, il n'y a qu'un ending.

Non, c'est trop violent. Je ne peux pas. On peut prendre une règle pour mesurer des distances, des centimètres mais pour mesurer ses propres paroles, il reste quelle option ? Je ne sais pas doser. Je suis ce malheureux étudiant en chimie qui en met dix fois trop et qui s'étonne qu'après ça explose. Je ne sais pas trouver un équilibre. Hier soir, j'aiversé la moitié de la salière dans mes pâtes. La maladresse couplée à de la nervosité sans doute. Non, je ne peux pas le laisser sans réponse. Je partirais bien en emportant mes valises et en lui laissant deux ou trois culottes histoire qu'il ne se sente pas trop délaissé mais, si je ne ferme pas la porte correctement à notre histoire, je ne pourrai pas traverser le pont pour en commencer une autre. Je regarde alors par la fenêtre et voit des couples rire. Ils ont l'air de s'aimer autant l'un que l'autre. Je me dis que c'est rare mais beau à la fois. J'aurais tellement voulu que ça marche. J'ai 38 ans et un CV sentimental troué comme du gruyère que les souris auraient dévoré en une nuit. Mon parcours est indicible. C'est simple, il n'y a qu'une ligne :

Paul, de septembre 2014 à ce jour. Fonctions : Tenter d'aimer et de voir si ça colle.

Paul, des années qu'on essaie, qu'on s'évertue à penser que ça peut marcher. Je suis épuisée. Je suis cette pompe à essence ruinée de ce qu'elle a de plus précieux. Je ne me suis jamais moquée de toi. Jamais. Je ne suis juste pas la bonne candidate.

Je ne trouve pas les mots justes, ça fait un peu lettre de démission, abandon de poste sans préavis. Mais, dans le fond, n'est-ce pas ce que je m'apprête à faire ? Je me barre, je me casse, je me taille. Ce langage familier ne m'est pas familier mais il me booste et me donne cet entrain qui me fait défaut. Je ne peux pas continuer ainsi. Personne n'y gagne. Qu'est-ce que ça lui apporte de s'endormir près d'une poitrine qui imagine d'autres mains que les siennes?  Il a les mains douces, c'est indéniable. Il ne fait jamais la vaisselle, c'est normal. Mais est-ce que je peux rester avec un homme juste parce qu'il a les mains douces ? Pourquoi il aurait ce passe - droit ? Je n'aime pas le favoritisme.

Paul, j'ai longuement remué dans ma tête ce que je dois te dire. Prends un siège si ce n'est pas déjà fait. Un Kleenex aussi, vu ta sensibilité, ça pourrait servir. Tu en trouveras dans la cuisine près des oignons. Paul, je suis désolée. Crois-moi, je n'aime pas faire ce type de lettre. Mon stylo doit me détester de ce que je le pousse à te confier. La feuille doit souffrir aussi sous le poids de mes mots. Paul, je suis condamnée. Non, rassure-toi, je ne parle pas de ce genre de condamnation irrévocable nnoncée les yeux emplis de larmes dans un cabinet d'oncologue. Je suis condamnée à te quitter. Je ne veux pas que tu penses que je jouis de la situation. Tu vois bien que ça fait des mois entiers que je ne jouis plus, d'ailleurs. Non ? Paul, accroche-toi, prends un verre de vin si besoin. Une bouteille est rangée dans l'armoire de la cuisine. J'y ai mis le prix. Fais-y honneur.Paul, tu es prêt ? Je peux y aller? J'ai l'impression d'être une infirmière sur le point de te faire une piqûre. Oui, ça va piquer, faire mal aussi. Tu auras mal au cœur et à l'esprit mais, telle une infirmière, je dois remplir ma mission même si ça saigne.

Elle s'appelle Agnès. Elle est brune, aime la littérature suédoise, prend des cours de yoga et m'a fait connaître la définition d'un vrai orgasme.

Related chapter

Latest chapter

DMCA.com Protection Status