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Ne dis rien

J'ai replié la lettre et j'ai longuement hésité à l'envelopper. Y mettre une enveloppe colorée aurait un peu été comme lui offrir un cadeau avec un joli sourire. Un cadeau, même mal choisi, fait plaisir, apporte un peu de joie parce qu'on se dit toujours que c'est l'intention qui compte, que la personne a pensé à nous.

Oui, j'ai pensé à Paul mais cette lettre n'a rien d'un présent. Ma lettre va lui laisser un sale goût d'amertume dans la bouche, comme s'il avait bu la tasse en pleine mer. Il va s'étrangler avec la bouteille de vin. Je vois déjà la scène.

Et moi ? Je resterai semblable à une petite souris, innocente de tout mon être. C'est le stylo qui a écrit, ma main a suivi. Cette parfaite lâcheté qui me caractérise en toute ingénuité. J'ai relu ma lettre dans le calme. Volets fermés, je ne voulais aucune distraction du dehors, aucun bruit, aucun sourire qui viendrait me narguer alors que je viens d'écraser mon cœur sur un papier qui n'a rien demandé, tel un avion faisant faux bond à ses passagers.

Ce soir, comme tous les soirs, il va rentrer du bureau et j'appréhende. Je voudrais me mettre à fumer mais je dois me calmer alors je me ronge les ongles. La fameuse lettre est tranquillement posée sur la table. Mon écriture est claire, malgré la tension qui m'animait. Elle est féminine. J'observe une dernière fois cette feuille riche en reproches. Mais peut-il me reprocher de vouloir me sauver ? Des oiseaux parviennent bien à s'échapper, pourquoi continuerais-je à me perdre dans une histoire qui ne va nulle part ? Parfois, je ressens de la colère après moi. Je me sens fautive. Je me dis que j'aurais dû le savoir, que certains signes ne trompent pas.

Agnès a débarqué sans prévenir. D'ailleurs, pouvais-je prévoir que je passerais 38 ans à mentir à mon entourage et pire, à moi-même ? Suis-je sûre d'avoir menti ? Bon sang, je recommence à me perdre dans mes interrogations. Je sens que Paul va arriver. Personne ne s'en doute mais je reconnais les pas des gens à proximité. Encore une chose que j'ai en commun avec les chats. J'entends ses pas pressés dans l'escalier qui le mènera au troisième étage porte gauche. J'imagine déjà la conversation. Il me demandera comment s'est passée ma journée, je lui répondrai que j'ai réussi à écrire un chapitre non sans difficultés car mes personnages commencent à me faire perdre pied. Je lui dirai aussi que j'ai pensé à lui entre deux virgules déposées et il entendra au son de ma voix que je suis la pire des menteuses.

Oui, j'ai pensé à lui,  mais à elle aussi. J'ai fait ce qu'adolescente je me plaisais à faire. Dresser une liste des avantages et des inconvénients de chacun.J'ai aimé Paul, du moins je crois, mais mon cœur pour lui s'est arrêté de vibrer. Dans la case avantages, j'ai peiné. Je me suis creusé la cervelle pour en extraire quelque chose de valeur et j'ai coché : gentillesse. La gentillesse, c'est creux, fade, plat. La gentillesse, c'est gentil et puis ? Est-ce suffisant pour tracer les grandes lignes de notre vie commune ? Et les inconvénients : Paul n'est pas Agnès et ça, ça veut tout dire.

Je ne sais pas exactement ce que j'ai compris quand j'ai croisé le regard d'Agnès à la terrasse de café bondée mais je n'ai vu qu'elle. Les autres, bien que bruyants, étaient absents du paysage. Agnès. C'est doux, ce prénom. Il y a un léger côté suranné ce qui lui octroie le statut de femme expérimentée. Je crois que j'aime ça. J'aime cette sensation d'être tendrement dominée, qu'on me dise qu'on va me montrer le chemin car je suis une pauvre louve égarée en pleine forêt.

J'entends le bruit de la clé s'enfoncer dans la serrure. C'est lui ! Zut, déjà ! Il est en avance. Je dois mettre mes pensées en sourdine et les reprendre plus tard, au cours de la nuit quand il ronflera et que même le concierge frappera au plafond. Paul entre dans le salon. Je lui trouve un air étrange.

T'es déjà là ? Comment ça se fait ? lui dis-je. C'est maladroit comme approche mais avec la surprise, je n'ai pas trouvé plus enthousiaste.

Oui, j'ai eu une journée incroyable et j'avais besoin de te parler. Tu as toujours le nez  dans tes cahiers à griffonner des tas d'histoires, mais je ne te vois pas assez. Il faut qu'on parle, Louise. 

Tu veux dire que tu es revenu exprès pour ' ça ' ? Je veux dire pour nous ? De quoi veux-tu parler ? De tes signatures de contrats juteux ? Je sens qu'on est partis pour une bonne partie de la soirée, lui fis-je en riant. Tu détestes que je fume alors je vais me servir d'un verre de vin rouge. Je t'en ramène un ?

Sans attendre sa réponse, je me pose sur le canapé blanc du salon. C'est ma pièce préférée. Je trouve que c'est la plus impersonnelle. Contrairement à Carole, je n'ai jamais fait l'amour dans le salon. Je ne sais pas ce que signifie hurler de plaisir dans un salon. Je me sens protégée, en terrain neutre.

Je sens la nervosité de Paul. Des perles de sueur roulent sur son front. Pourquoi il se met dans cet état-là pour une simple conversation de style afterwork ? Je suis si intimidante que ça ? Et la lettre, d'ailleurs ? Elle est passée où, cette fichue lettre ? J'aurais voulu la lui donner avant qu'on parle. Une sorte d'entrée en la matière pour un couple qui ne communique plus. On aurait eu un début de sujet de conversation.

Paul me regarde avec la profondeur de quelqu'un qui chercherait un trésor au fond de l'océan. Il oublie que je suis tout sauf un trésor qu'il faut chérir. Dois-je le lui rappeler ?

Il se saisit de ma main. Je me mets à trembler et suis vite tentée d'ouvrir la fenêtre pour y faire entrer un peu d'air frais. Je me sens oppressée. Je ne sais pas s'il le ressent. Il est comme dans les nuages, la nuit, sur une autre planète.

 — Louise, ça fait longtemps. Trop longtemps, nous deux. Je pense qu'on mérite autre chose. Tes parents sont passés à l'agence et je leur ai dit que je comptais t'épouser.

La prochaine fois que Paul veut me parler, rappelle-moi une chose ! D'éviter le vin rouge sur un canapé blanc. Sous le choc, je me suis étranglée.  

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