17 novembre 2019
Un couloir d’hôpital bondé de monde. Sous la lumière crue des néons glacés, les blouses blanches couraient à double sens, stéthoscope autour du cou. Le corps infirmier s’activait en paniquant, débordé ; des patients imaginaires attendaient derrière les portes numérotées des chambres closes. Face à la 302, des répliques oniriques de Lucy et Moyra se serraient l’une contre l’autre en pleurant. Le cœur d’Isobel s’emballa, son ouïe s’assourdit jusqu’à ne plus percevoir que les sanglots de sa famille. Elle avait compris qu’elle rêvait une énième aliénation du décès de son père. Un jour symbolique. Elle savait ce qui l’attendait, elle le redoutait. Malgré tout, la jeune femme était magnétisée par la poignée ronde sur laquelle ses doigts fins se refermèrent. Un regard en arrière : sa mère s’était redressée et la fixait de ses grands yeux bleus rougis et enflés. Elle était aussi petite que ses filles, ses cheveux noirs bouclés qui grisonnaient lé17 novembre 2019Insinuer qu’Isobel n’était pas en excellente condition pour voir sa sœur serait un euphémisme. Elles ne s’entendaient plus vraiment depuis quelques années; l’une, sociale et branchée, trouvait la seconde ennuyeuse et «bizarre». Même physiquement, elles n’avaient en commun que leur taille et leur teint pâle. Moyra était d’une rousseur flamboyante, son visage mutin grêlé de taches de son et ses yeux d’un brun clair lumineux. Enfants, pourtant, elles avaient été très proches. Encore inconsciente de ses capacités, la petite Isobel se retrouvait souvent à voguer dans les rêves de sa jumelle et toutes les deux exploraient des mondes féériques à longueur de nuit. Des fonds marins à la Voie lactée, leurs univers n’avaient de limites que leur imagination. C’était aussi elle qui intervenait chaque fois que Moyra vivait un cauchemar, pour braver à ses côtés les images qui semblaient si horrifiques à l’époque. Sauf qu’à chaque réveil, ces
18 novembre 2019Finngall n’habitait pas si loin. À pied, elle put profiter de l’air glacial qui avait comme vertu de lui mettre un coup de fouet. Ça n’allait certainement pas aider sa fièvre, mais c’était préférable à la couvée étouffante de sa mère. La météo semblait décidée à être mauvaise. La jeune femme se déroba au crachin pénétrant en s’abritant dans le hall de l’immeuble de son ami. Non sans renifler les prémices d’un rhume, elle grimpa à son étage et frappa à la porte.—Alors, t’as ma pizza? s’exclama-t-elle avec l’ébauche d’un demi-sourire espiègle en entrant dans l’appartement.—Je crois que tu ne réalises pas la situation, lui opposa fébrilement son aînée, l’air grave. Tu n’as lu aucun de mes messages?—Non, avoua Isobel en dézippant son manteau.Une odeur facilement identifiable flottait dans l’appartement, preuve que l’étudiant avait malgré tout accédé à sa r
19 novembre 2019En s’installant au volant de sa voiture, Isobel se pinça l’arête du nez. Au réveil, elle avait pu esquiver Moyra, profondément endormie, mais pas sa mère. Lorsque cette dernière lui avait rappelé son rendez-vous dans la soirée, la jeune femme avait été obligée d’avouer qu’elle partait à Glasgow pour quelques jours. Avancer comme faux argument qu’elle se sentait mieux n’y changea rien: Lucy insista lourdement avant de finalement lui reprocher sa négligence. Sa fille n’était plus en âge d’être forcée à faire quoi que ce soit, mais ne pouvait échapper à un douloureux sentiment de culpabilité. Cacher si grossièrement la vérité à sa tutrice lui déchirait les entrailles. Celle-ci mériterait de savoir mais n’était sans doute pas prête à tout entendre. Un long soupir relâcha la pression emmagasinée dans les poumons de la Rêveuse. Elle essayait de se donner bonne conscience en songeant que quand elle sera de retour–et quand elle aura le te
19 novembre 2019Cette nuit, Isobel allait tenter de trouver une brèche jusqu’aux songes de la disparue. Faute de mieux, c’était l’option la plus évidente qui se présentait à elle. Le seul inconvénient était qu’elle n’avait jamais croisé la route de Lily à proprement parler. Elle n’aurait pas pu capter sa signature de cette manière. Toutefois, si leur échange lointain de regards les avait connectées en une poignée de secondes, la jeune femme osait alors croire que son initiative fonctionnerait. Elle devait fonctionner.Dans le petit salon, la luminosité tamisée était apaisante. La pièce traduisait l’affection des propriétaires pour les citations philosophiques et autres mantras sur la vie. Il y en avait de toutes sortes, en lettres noires sur des toiles blanches, depuis des slogans quasi marketing aux dictons prônant la valeur de l’effort. Entre «Travaille dur, sois humble» et «La beauté commence au moment où tu déci
Une fois de retour dans leur appartement de location, Isobel s’était isolée sans dire un mot. La curiosité était plus forte que sa réserve et elle avait l’indicible sentiment que ce carnet lui était destiné. Débarrassée de son manteau et de ses chaussures, elle avait pris place en tailleur sur son lit pour feuilleter le récit de Lily. Le rendez-vous n’avait rien donné, car le directeur refusait, au nom du secret professionnel, de divulguer le nom des autres mères ayant accouché ce jour-là. En enquêtant directement auprès du personnel, l’étudiante n’avait pas eu plus de succès et une sage-femme l’avait même accusée de discréditer leur travail. Elle avait alors songé à engager des démarches judiciaires, pour aller au bout de la vérité sous l’égide officielle de la justice, mais les honoraires d’avocat étaient bien au-dessus de ce qu’elle pouvait se payer. La disparue avait même souscrit à certains de ces programmes qui proposent des analyses du patrimoine génétique. Ceux-ci pouvai
Isobel cligna des yeux; elle était de retour. Sa tête lourde tourna au ralenti vers son ami figé dans une expression d’attente. En voyant qu’elle se passait une main sur le front sans ouvrir la bouche, Finngall s’impatienta et rompit le silence:—Ça ne va pas? Tu ne la trouves toujours pas?Lorsqu’elle se projetait, le temps–à condition qu’on puisse parler d’une telle notion–ne s’écoulait pas à la même vitesse que dans le monde de l’éveil. Pour son complice, elle ne devait avoir fermé les paupières qu’une poignée de minutes. La jeune femme se pencha pour attraper la bouteille d’eau posée aux pieds de sa chaise. Ses mains tremblaient en la décapuchonnant, elle avait la nausée. Son bras pesait trois tonnes, elle ne parvint jamais à le mener jusqu’à sa bouche.—Je sais qui est Abigail…, souffla-t-elle dans un murmure.—Ok… qui? On peut la trouver?
21 novembre 2019Après s’être rincé le visage et avoir mis fin au saignement de son nez, Isobel réalisa qu’elle était seule. Son téléphone indiquait dix heures passées, mais il régnait dans l’appartement un lourd et anormal silence. Elle se remémora la dispute de la veille, un tiraillement douloureux lui froissa l’intérieur du cœur. L’ombre de la colère était toujours là alors que les mots de Finngall résonnaient en écho dans son crâne, mais une sensation proche du désespoir lui écrasa les épaules. Elle résista à l’acide qui lui piquait les yeux et appela son ami à haute voix. Aucune réponse. Nouvelle tentative, même résultat. Il était visiblement parti. La jeune femme se persuada que s’il n’était pas capable de comprendre son investissement dans cette cause, alors c’était pour le mieux. Au moins, les clefs de sa voiture étaient toujours sur la table du salon. Elle trouverait où était le manoir Spencer et elle irait chercher Lily. Programme simplissime en théorie.
21 novembre 2019«Kintra» était un terme gaélique signifiant «fin de la plage». Un nom extrêmement bien choisi pour ce minuscule village isolé d’à peine une quinzaine d’habitants. Aménagé pour que les chalets pittoresques alignés le long de la plage co-existent avec la variation des marées, il était fendu d’une route non pavée qui le traversait avec impatience. Isobel avait l’impression qu’une fois ressortie du hameau, elle ne rencontrerait que des contrées sauvages encore inexplorées par l’Homme. Le paysage était magnifique, incarnation typique du charme de son pays. La grisaille et la brume ne faisaient que sublimer les reliefs irréguliers de sable, de pierre ou de verdure. Ce n’était pas étonnant qu’une famille aisée du nouveau-monde ait cherché ici la tranquillité du vieux continent. Les deux amis se garèrent à proximité d’une grande habitation de plain-pied aux airs de gîtes saisonniers. La voiture souffla de soulagement, troublant la q