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Chapitre 1

Son corps inerte est comme une épave échouée au milieu des déchets. Même si son instinct de survie lui hurle qu’elle doit s’extirper de ce néant vaporeux semblable à un cocon protecteur, son esprit embrumé se cabre à la perspective d’ouvrir les yeux. À quoi bon se battre encore ? Pourquoi ne pas simplement se laisser aller ? Garder les yeux fermés et se laisser doucement dériver jusqu’à ce que la vie finisse par l’abandonner tout à fait. Cesser de lutter, se résigner, admettre sa défaite et considérer que la partie est terminée. Seule. Désespérément seule. Sans la moindre énergie pour affronter cet univers hostile.

Pourtant son cœur répugne à s’arrêter. Sa poitrine continue à se soulever douloureusement. Un élancement sourd lui vrille le crâne, ses doigts tentent de bouger, sa langue essaie vainement d’humidifier ses lèvres asséchées. Même si son corps semble réduit à une immense plaie, chacun de ses membres se rebelle à l’idée d’abandonner. Mais ses paupières sont lourdes, si lourdes que dans un premier temps, elle ne parvient pas à les soulever. Ce n’est qu’au bout de plusieurs tentatives qu’elle arrive enfin à ouvrir les yeux sur la lumière cinglante du soleil qui l’oblige à les refermer aussitôt. Elle tourne alors précautionneusement la nuque pour que son visage cesse d’être orienté vers le ciel et soulève à nouveau les paupières. Bien que sa vision soit encore floue, elle se rend compte qu’elle est allongée sur un sol de déchets plus ou moins putréfiés. Elle discerne aussi quelques taches aux couleurs délavées qui semblent égarées au milieu du gris ambiant.

En baissant machinalement les yeux sur son poignet douloureux, elle voit le pansement qui remplace le bracelet qui était là depuis son enfance. Toutes les images surgies de son récent passé viennent alors s’entrechoquer dans sa tête en une puissante déflagration : le comité des Dix entérine son expulsion, elle est attachée dans le solavion avec Aylan, l’hologramme d’Eléa 2 propose à ce dernier de choisir entre elle et sa famille. L’ouverture de la trappe, sa brutale éjection de l’appareil, son désir désespéré de le voir surgir à ses côtés. Quelques instants suspendus dans le temps, quelques instants durant lesquels elle veut croire que tout est encore possible, mais elle voit l’avion s’éloigner sans qu’il l’ait rejointe. Un cri strident déchire le silence, son propre cri sans doute, puis le noir. Le noir absolu. Combien de temps est-elle restée allongée là, en plein soleil, abandonnée de tous ?

Tous les évènements s’enchaînent désormais dans son esprit avec une implacable netteté, jusqu’à ce qu’elle réalise qu’elle a tout perdu : Aylan, sa famille, ses amis… De tout ce qui a fait sa vie passée, il ne reste rien. Ses yeux se ferment à nouveau, sa respiration devient de plus en plus difficile. Si elle doit mourir, là, maintenant, elle espère au moins que ce soit le plus rapidement possible. Sur l’archipel, on ne tue pas, on préfère laisser mourir : il suffit d’externaliser les indésirables, loin, très loin et de confier à la nature le soin d’accomplir ce que les hommes répugnent à faire. Et la boucle est bouclée. Les morts sont recyclés…

Les flashes ne cessent de se télescoper dans son cerveau douloureux : les corps recroquevillés en position fœtale flottant dans des sortes de bulles au sein de la centrale, l’appareil qui les aspire afin de les broyer… et soudain, comme si ces images surgies de son récent passé étaient encore plus intolérables que le lieu hostile où elle se trouve, ses yeux s’ouvrent brusquement pour affronter le présent. Mais quelque chose a changé dans son environnement immédiat. C’est une sensation diffuse qu’elle met plusieurs secondes à analyser. Peut-être sont-ce ses yeux fatigués qui lui jouent des tours, mais le sol, parfaitement plat quelques secondes auparavant, est maintenant légèrement bosselé : les déchets semblent onduler doucement comme s’ils étaient emprisonnés dans une matière gluante. Certainement une hallucination due à la chaleur accablante qui enveloppe l’immense étendue d’ordures ! Mais, quand elle comprend soudain la nature de ce qu’elle a sous les yeux, une épouvante surgie du fond de ses entrailles s’empare de la moindre parcelle de son corps : tout près d’elle, au ras du sol, se tient une créature cauchemardesque dont elle ne voit que la gueule translucide et gluante. Cet être immonde en partie confondu avec les détritus environnants ne semble pas avoir d’yeux, seulement une sorte de fente mobile située en bas de sa tête aux contours flottants.

Alors qu’Analia l’observe avec des yeux horrifiés, elle voit la fente s’ouvrir comme une immense ventouse dévoilant un disque buccal garni d’une multitude de pointes. Avant qu’elle ait le temps d’esquisser le moindre geste, une langue noire et effilée rampe vers elle à une vitesse prodigieuse avec la volonté manifeste de l’aspirer dans le trou béant qui s’est ouvert dans la gueule de la bête.

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