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Chapitre 2

« Les monstres sont tapis dans l’ombre. Ils attendent que leur jour soit venu, alors ils surgiront des entrailles de la Terre pour parachever l’œuvre de destruction que nous avons nous-mêmes initiée »

CXhroniques du monde d’avant (fragments)

— Saloperie, tu vas dégager avant que je te fasse griller ! Disparais ! Allez ouste ! hurle une voix surgie de nulle part.

Au même instant, une atroce odeur de brûlé emplit les narines de l’adolescente et l’ignoble gueule garnie de pointes se rétracte pour disparaître de son champ de vision.

— C’est ça, saloperie, dégage, retourne dans ta bourbe !

La voix qui parvient à ses oreilles est rugueuse et âpre, mais il lui semble pourtant discerner une tonalité féminine. Soudain un visage à la peau cuivrée se penche vers elle. C’est celui d’une femme dont la peau est ravinée de profondes rides. Ses yeux sont si sombres que l’iris se confond avec la pupille en un unique disque noir.

— Ben, si je m’attendais…, murmure la femme en la regardant d’un air stupéfait.

Mais Analia n’entend pas la suite de la phrase car elle sombre à nouveau dans l’inconscience.

Une étrange sensation de fraîcheur sur sa peau lui fait rouvrir les yeux quelques minutes plus tard. Le visage buriné de la femme est penché sur elle, et c’est avec une extrême douceur qu’elle tamponne ses joues à l’aide d’un chiffon humide.

— Soif…, parvient à articuler Analia.

— Oui, mon pauvre oiseau, tes lèvres sont toutes desséchées, j’imagine bien que tu dois avoir soif…, répond cette dernière d’une voix devenue étrangement douce.

Elle approche de sa bouche un petit récipient constitué d’une matière souple et verse précautionneusement quelques gouttes d’eau sur ses lèvres. Pendant que le précieux liquide se fraie un chemin jusqu’à sa gorge desséchée, Analia éprouve l’étrange sensation de revenir doucement à la vie. Hélas, la femme éloigne aussitôt le miraculeux récipient.

— Encore, s’il vous plaît, essaie-t-elle d’articuler en tendant le bras vers elle.

Mais cette dernière secoue la tête d’un air impuissant.

— Désolée, ma belle, je ne peux pas faire mieux pour l’instant. Tu sais, l’eau, c’est précieux ici. Mais promis, je t’en redonnerai quelques gouttes un peu plus tard.

Elle lui caresse doucement les cheveux comme pour s’excuser. Pour la première fois, Analia a l’occasion d’observer plus attentivement son visage fatigué qui semble empreint d’une immense bonté. La femme paraît très âgée, ses cheveux cachés par une sorte de tissu sombre qui entoure son crâne comme un turban et son corps enveloppé de loques usées qui ont depuis longtemps perdu leur forme et leur couleur. Un sac de toile pend à son épaule et elle tient une torche allumée dans une de ses mains décharnées.

— Je n’ai jamais vu une créature aussi belle que toi, murmure-t-elle rêveusement. Je me demande bien comment tu as échoué ici. Tu crois que tu peux te redresser un peu ?

Analia hoche faiblement la tête en signe d’assentiment.

— Attends, je vais t’aider, dit-elle en passant un bras curieusement solide derrière ses épaules.

Avec son appui, l’adolescente parvient tant bien que mal à se retrouver en position assise.

— Pauvre enfant, tu as dû en passer, des heures, allongée sous ce soleil de plomb pour être dans cet état… Je suis même étonnée que tu sois encore en vie.

— Je ne me souviens pas, murmure Analia, je crois que je me suis évanouie.

Puis elle revoit l’horrible gueule qui s’apprêtait à l’aspirer quelques instants auparavant et adresse à la femme un regard apeuré.

— C’était quoi, cette chose ? Je n’ai pas rêvé ? J’ai cru qu’elle allait m’aspirer avec sa langue ! murmure-t-elle avec un frisson de dégoût.

— Oh non, hélas, t’as pas rêvé. Cette horreur existe bel et bien ! On appelle ça un croaque, ce sont des sortes de vers géants qui naissent sous les ordures. De véritables vermines ! Leur corps a le même aspect que les déchets, à tel point qu’on ne les voit pas lorsqu’ils sont immobiles. Et encore celui-là, faut pas se plaindre, c’était un petit !

— Il voulait…

— T’aspirer ! Ils sont bons qu’à ça : ingurgiter tout ce qu’ils trouvent ! De sacrées cochonneries que ces bêtes-là, il n’y a que les sifflets et le feu qui peuvent les tenir éloignées et celui-ci, je peux te dire que je lui ai brûlé une bonne partie de sa sale chair gluante.

Le corps d’Analia est secoué de soubresauts et, dans un hoquet de dégoût, elle se met, malgré elle, à vomir une bile acide.

— Allez, c’est fini, la rassure la femme, en essuyant ses lèvres avec le chiffon mouillé. Faut pas gaspiller bêtement l’eau que je viens de te donner. Bon, ne trainons pas ici. Je vais t’aider à te lever. C’est quoi ton nom ?

— Analia.

— C’est un bien joli prénom ! Moi, je m’appelle Maïanne, mais tout le monde m’appelle Maï ! Allez, en route !

Avec son aide, l’adolescente parvient tant bien que mal à se mettre debout même si ses jambes sont encore flageolantes. Tout en avançant à pas prudents sur le sol caoutchouteux, elle regarde autour d’elle et se rend compte que l’horizon est tout entier constitué d’un interminable amoncellement de déchets. Çà et là s’élèvent des collines grises de formes et de hauteur variables, parfois tachées de couleurs délavées ou déformées par une matière plus dure, comme si certains objets répugnaient à s’enliser dans la masse environnante. Elle voit la femme fouiller son sac à la recherche de quelque chose qu’elle ne trouve visiblement pas.

— Avance plus vite, lui intime cette dernière d’une voix crispée, on doit rejoindre le camp aussi vite que possible.

— Le camp ?

— Oui, le camp des récupératrices !

— Des récupératrices ?

— Avance au lieu de répéter tout ce que je dis. Si ça t’ennuie pas, je préfère t’expliquer tout ça plus tard. Là, faut juste se dépêcher !

Le soleil est devenu plus rasant et la femme, sans cesser de marcher, lance continuellement des regards furtifs autour d’elle. Au fur et à mesure qu’elles avancent, Analia sent que ses muscles engourdis récupèrent peu à peu leur souplesse et elle parvient à accélérer le pas. Où que porte son regard, les détritus s’étendent à perte de vue comme un épais tapis grisâtre constitué de l’agglomération de milliers d’objets hétéroclites. Elle aperçoit des formes étranges et d’improbables motifs nés de la rencontre fortuite d’objets issus d’un lointain passé. Poussés au hasard des vagues, ils sont tous venus s’échouer au même endroit.

— Tu vois la fumée là-bas ? demande Maï en montrant des panaches de fumée noire qui s’élèvent vers le ciel comme si l’on avait allumé une multitude de feux.

L’adolescente hoche la tête.

— C’est le camp. Tu vois, on n’est plus très loin. Allez, essaie d’accélérer un peu !

Alors qu’elles se dirigent vers les panaches de fumée, le sol se met tout à coup à vibrer et deux collines de détritus se déforment avant de se mettre en mouvement pour se diriger vers elle en ondulant doucement. Analia n’a pas le temps d’esquisser le moindre mouvement, Maï s’est déjà emparée fermement de son bras.

— Écoute-moi bien, siffle-t-elle à voix basse. Ce sont des croaques adultes et ils sont énormes, ma torche est quasiment éteinte et j’ai perdu mon sifflet, donc s’ils nous repèrent, on est fichues. La bonne nouvelle, c’est qu’ils sont aveugles, seules les vibrations qu’on fait en marchant leur indiquent notre présence. Tu vas t’immobiliser totalement. Pas un mot. Pas un geste quoiqu’il arrive et avec un peu de chance, ils vont passer à côté sans nous remarquer.

Analia, que cette vision d’horreur a totalement pétrifiée, n’a aucun mal à obéir à sa compagne. Deux énormes croaques avancent droit sur elles. Elle n’aperçoit pas l’intégralité de leur corps en partie confondu dans les déchets, mais leur gueule immense, qui oscille lentement de droite à gauche, se détache nettement du sol. Comme prête à tout aspirer sur son passage, la ventouse située au centre de leur tête est grande ouverte. Jamais, dans ses pires cauchemars, Analia n’aurait pu soupçonner l’existence d’une chose aussi abjecte.

Une des bêtes est maintenant tout près : sa tête hideuse n’est plus qu’un trou béant qui se distord en un hurlement silencieux. C’est un monstre sorti tout droit des entrailles de l’enfer, dont la langue noire, qui doit bien faire un mètre de long, s’allonge et se rétracte à mesure qu’elle avance. L’adolescente ne doute pas un instant que cette créature ignoble soit capable de l’aspirer tout entière en un seul mouvement. Elle n’est plus qu’à quelques mètres. Analia ferme les yeux redoutant déjà le contact avec la substance glaireuse de cet organisme monstrueux. Elle sent un frôlement, rien de plus, et quand elle ose rouvrir ses paupières, c’est pour découvrir l’immense corps du croaque qui glisse souplement près d’elle, si près qu’elle pourrait toucher sa chair répugnante juste en tendant la main.

Finalement, les deux monstres s’éloignent sans les avoir repérées. Maï, d’un simple regard, lui intime l’ordre de rester immobile, mais des tremblements irrépressibles s’emparent de ses membres. Elle a des hoquets, pourtant son corps trop sec n’a plus rien à rejeter et elle craint de sombrer à nouveau dans le néant.

— Ça y est, ils ne peuvent plus nous entendre, affirme Maï en poussant un soupir de soulagement. Ah non, hors de question que tu t’évanouisses à nouveau, ajoute-t-elle en voyant l’adolescente osciller dangereusement, c’est vraiment pas le moment. On va courir jusqu’au camp pour se mettre à l’abri.

Elle lui prend la main avec une force inattendue avant de l’entraîner vers les feux. L’adolescente halète, son corps tout entier se vrille sous l’effet de la douleur, mais elle continue à progresser. La femme court à ses côtés avec une vélocité étonnante pour une personne de son âge ! Analia fixe les feux qui ne sont plus qu’à quelques mètres. Elle met toute l’énergie qu’il lui reste dans une dernière accélération. Les feux sont en hauteur, la montée est rude, elle s’essouffle mais parvient quand même au sommet et franchit en courant la barrière de torches enflammées. Emportée par son élan, elle ne voit pas la forte pente qui se trouve derrière et dégringole brutalement avant de s’écrouler à terre. Elle se retrouve au creux d’une immense cuvette protégée par un amoncellement de rochers et d’objets disparates.

— On ne risque plus rien, affirme Maï en crachant par terre, ils ont trop peur du feu pour venir jusqu’ici.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? vocifère une voix dans leur dos.

Analia se redresse aussitôt pour se retrouver face à une femme presque aussi effrayante que les croaques. Elle est très grande, complètement chauve, et, dans son visage strié de cicatrices, deux yeux sombres contemplent l’adolescente avec autant de répulsion que si elle faisait partie des créatures issues des déchets environnants. Analia se sent clouée sur place par ce regard implacable.

— Je l’ai trouvée dans la zone sud, étendue par terre, explique Maï qui, de son côté, ne semble pas impressionnée le moins du monde par son interlocutrice.

— Et bien sûr, tu ne pouvais pas la laisser où elle était, il a fallu que tu la ramènes ici, réplique l’autre en jetant un regard de dégoût à l’adolescente.

— Oui, bien sûr, réplique Maï d’un ton agacé tout en défiant la grande femme du regard. Une gamine en train de mourir en plein soleil, c’est sûr, j’allais passer à côté en faisant comme si c’était juste un déchet supplémentaire ! Même toi, t’aurais pas fait ça !

— Ho que si, je n’aurais pas hésité un instant à la laisser où elle était, car maintenant, grâce à ton grand cœur, ça nous fait une autre bouche à abreuver, rétorque la géante d’un ton acerbe.

— Regarde comme elle est jolie, elle s’appelle Analia et c’est mon invitée, déclare gaiement Maï sans tenir compte du ton agressif de son interlocutrice.

— Eh bien, puisque c’est ton invitée, tu partageras ta part d’eau avec elle !

— Très bien, mais seulement ce soir. Demain, tu prévoiras une part supplémentaire pour elle. Analia, je te présente Garance, notre cheffe bien aimée, enchaîne Maï en lui faisant un clin d’œil. À première vue, elle est aussi attirante qu’un croaque, mais faut apprendre à la connaître. Dans quelques jours, tu constateras par toi-même qu’il reste quand même un peu d’humanité derrière cette effrayante carcasse.

Après avoir jeté un coup d’œil venimeux à Maï, la dénommée Garance s’approche de l’adolescente et l’examine sous tous les angles comme si elle évaluait le prix d’une marchandise. Puis elle tend la main vers son abondante chevelure qui, même emmêlée de toutes parts, n’a rien perdu de son aspect soyeux et de sa brillance. Elle la caresse avec une sorte de douceur respectueuse avant que ses lèvres ne s’étirent en un sourire carnassier. Puis elle enroule une boucle autour de ses doigts avant de se tourner vers Maï :

— Ses cheveux ! Si tu veux qu’on lui fournisse de l’eau, tu me donnes ses cheveux.

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