Share

1

vendredi 11 novembre 2107

Mes pieds dérapent sur les gravats. D’une main, je me rattrape à une poutre métallique et saute par-dessus les vestiges d’un mur. Une vis m’entaille profondément la cuisse. Merde. À partir de maintenant, il ne me reste qu’une demi-heure avant les premiers symptômes d'une contamination mortelle. Je reprends ma course, poussée par les effets de l’adrénaline. Une ruelle encombrée se présente sur ma droite. Je m’y engage sans ralentir et escalade l’amas de débris tant bien que mal. Je glisse à plusieurs reprises, lâchant quelques jurons au passage. Puis je repars de plus belle.

Au loin, j’entends les voix des hommes qui m’ont prise en chasse. La dernière fois, j’avais eu moins de mal à les semer, mais il faut croire qu’ils sont particulièrement remontés aujourd’hui. Ils n’ont visiblement pas apprécié ce que j’ai fait un peu plus tôt à l’un des leurs. Sauf que s’il n’avait pas cherché coûte que coûte à me retenir, il ne serait pas six pieds sous terre à l’heure qu’il est. Je lui ai laissé le choix, il a pris la mauvaise décision ; pour moi, mais surtout pour lui.

Arrivée à un croisement, je m’arrête quelques secondes, les poumons et les muscles en feu. Je balaye les environs d'un regard affolé. Je dois trouver une solution, et vite !

— Elle est là !

Et merde ! Ils m’ont repérée. La rue d’en face me semble la meilleure option. Je pique un sprint, mais déjà, d’autres hommes accourent en face de moi. Je suis cernée. N’ayant plus beaucoup de solutions, j’entre dans le premier bâtiment qui se présente. Je saute par-dessus les décombres et déboule à toute allure dans le hall. Les autres issues sont bouchées par l’effondrement d’une partie du premier étage. Fait chier. Je jette un coup d’œil aux chiffres inscrits au-dessus de la cage d’ascenseur. Quinze étages… L’immeuble n’étant plus alimenté en électricité depuis longtemps, je vais devoir passer par les escaliers. Allez, c’est parti ! De toute manière, je n’ai pas d’autre choix.

Arrivée sur le seuil du deuxième étage, je me penche par-dessus la rambarde ; les hommes envahissent le hall et se précipitent à ma suite. Ma cuisse me lance cruellement, mais je serre les dents et continue de monter aussi vite que possible. La partie risque d’être serrée. Ils sont lourdement armés et bien déterminés à me rattraper. Je dois absolument trouver une solution pour me sortir de ce cul-de-sac. Pour l’instant, je poursuis mon ascension, pressée par le bruit de leurs bottes qui martèlent les marches en béton. Ils sont juste quelques niveaux en dessous de moi ! Je gagnerais sans doute en vitesse si je me débarrassais de mon sac et de mon fusil d’assaut, mais ma survie en dépend. Alors je vais devoir faire avec, malgré leur poids qui me handicape.

Au septième étage, je fais une pause de quelques secondes. La plaie de ma cuisse saigne beaucoup, mais je n’ai pas le temps de m’appesantir sur le sujet ; ils sont en meilleure condition physique que moi et gagnent du terrain chaque minute. J’attrape mon arme des deux mains et tire une rafale par-dessus la rampe. Les détonations claquent sèchement et m’assourdissent quelques secondes, puis des cris de douleur et de rage parviennent à mes oreilles. Je souris. J’ai gagné un peu de temps.

En réaction, une grenade lacrymogène ricoche sur un mur et atterrit à quelques mètres de moi. Sans plus attendre, je replace mon HK-720 dans mon dos et repars à l’assaut des marches, me protégeant le nez et la bouche avec mon foulard. J’ai l’impression de gravir un immeuble sans fin. Mes jambes ont de plus en plus de mal à me porter, les yeux et la gorge me piquent, la tête me tourne et pour couronner le tout, les nausées m’assaillent. La poussière qui stagne dans l’air n’arrange rien. J’entends les hommes crier avant de se remettre en chasse. J’avale les marches, les unes après les autres, dérape parfois sur les éclats de béton et de métal qui jonchent le sol, pour repartir en lâchant quelques jurons supplémentaires… Ces escaliers me semblent interminables !

Au douzième étage, un point de côté éclate au niveau de mon flanc droit. Je continue ma course infernale, mais rapidement je suis obligée de m’arrêter pour respirer profondément et enrayer la douleur qui me lance entre les côtes. Des coups de feu sont tirés dans ma direction, heureusement sans m’atteindre. Je crois bien qu’ils ont décidé de m’accompagner jusqu’en haut de l’immeuble. En même temps, acculée comme je suis, ils auraient tort de faire demi-tour maintenant. Après quelques respirations profondes la crispation s’estompe : je peux reprendre mon ascension. À présent ils ne sont plus qu’à deux étages en dessous ! Allez, faut vraiment que je me bouge ! Un peu revigorée, j’escalade les trois derniers niveaux plus rapidement, reprenant ainsi une maigre avance sur mes poursuivants.

Une fois sur le large palier du dernier étage, je me jette contre la porte qui donne accès au toit de l’immeuble. Verrouillée. Merde. Quelques tirs ricochent à nouveau dans la cage d’escalier, le bruit est assourdissant. Merde. Merde. Fébrile, je regarde autour de moi. Rien. D’autres détonations résonnent, plus proches encore. Merde. Merde. Merde ! Je m’accroupis, mais ce n’est pas ça qui va me protéger ou m’aider ! Je porte alors une main à ma cuisse droite et sors le Wallgon-X de son holster. J’aurais préféré garder mes munitions pour autre chose, mais tant pis, il va falloir que je sacrifie une balle pour sortir d’ici. Je recule de deux pas et tire. La serrure vole en éclat et la porte s’ouvre toute seule sous l’impact.

En dessous, j’entends les cris des hommes qui me poursuivent. Animés par une rage sourde, ils sont visiblement déterminés à en découdre avec moi, coûte que coûte.

Je n’ai tout au plus qu’une minute d’avance avant qu’ils ne me rattrapent. Pourtant, je ne me précipite pas et pose un pied devant l’autre, lentement, à la recherche d’une issue. Le souffle court, j’ai du mal à garder les idées claires. Ce n’est pas le moment de flancher. Je dois trouver une solution, et vite !

J’aperçois un poteau bioélectrique à quelques mètres du bord de l’immeuble. Je m’approche et regarde en contrebas. L’échelle, qui court le long de l’installation, semble en bon état et le sol n’a pas l’air endommagé autour de sa base. La voilà, ma solution. Si j’enterre la douleur de ma cuisse dans un coin de ma tête, avec de l’élan, je devrais y arriver.

Et puis, de toute façon, c’est ça ou se faire trouer la peau…

— Elle est sur le toit !

C’est l’heure de prendre le large, messieurs ! Je prends un peu de recul puis, sans plus réfléchir, m’élance. Au moment où mes pieds quittent le sol, les hommes envahissent le toit. Mon corps s’envole, mais l’apesanteur le rappelle vite à l’ordre tandis que le pilier se rapproche un peu trop vite de moi à mon goût. Le choc fait trembler mes os, et, l’espace d’un instant, il n’y a que ma main droite qui me maintient en vie, solidement agrippée à un barreau de l’échelle. Dans un ultime effort, je me contorsionne pour me remettre face au poteau. Je prends une grande inspiration et amorce ma descente.

Les soldats s’approchent du bord et commencent à tirer. Les balles sifflent à mes oreilles et j’attrape la deuxième échelle qui se trouve de l’autre côté du pylône pour me recroqueviller derrière cette protection de fortune. Heureusement pour moi, je n’ai pas affaire à des tireurs d’élite et s’ils canardent allègrement ma position, les balles ne font que me passer autour ou se planter dans le métal de mon bouclier pare-balles improvisé. J’accélère le rythme de ma descente et me laisse glisser le long de l’échelle sur les derniers mètres. La réception est douloureuse et je porte la main sur l’entaille de ma cuisse, lâchant une insulte bien fleurie. Des salves de HK-G100 me rappellent à l’ordre. Je dois décamper !

Cinq hommes, restés dans le hall, sortent de l’immeuble armes au poing et courent vers moi. Leurs compagnons, toujours sur le toit, tirent dans ma direction sur une vingtaine de mètres, jusqu’à ce que je bifurque à gauche au premier croisement. Frais et reposés, les cinq gaillards me rattrapent à une vitesse effroyable. En sortant de la ruelle, je me prends les pieds dans une tige de métal et m’affale, avec la plus grande classe, de tout mon long. Je jure à nouveau avant de me reprendre et d’empoigner mon fusil d’assaut à deux mains pour me retourner et leur balancer une rafale. L’un des hommes s’écroule, puis hurle de douleur. Les quatre autres ralentissent alors le rythme et je tire encore quelques rafales supplémentaires dans leur direction, pour les forcer à se mettre à couvert. Cela me laisse suffisamment de temps pour me relever et prendre le large. Les soldats ripostent, sans m’atteindre, et bientôt je n’entends plus aucun bruit dans mon dos.

Après vingt minutes de course soutenue, je suis exténuée. Ne pouvant aller plus loin, je m’arrête enfin dans une ruelle sombre, haletante. Mon détecteur de présence me confirme que, cette fois, je les ai bel et bien semés. Je sais qu’ils seraient capables de passer la ville au peigne fin pour me retrouver, vu la façon dont je les ai mis en déroute à plusieurs reprises, mais avant de poursuivre, je dois m’occuper de mon entaille. Sinon je n’irai pas beaucoup plus loin.

Tout ce secteur a été contaminé lors de la Rupture, suite à la destruction d’un laboratoire de recherches. Une bactérie potentiellement mortelle s’est alors propagée dans un rayon de dix kilomètres. D’après ce que j’en ai vu, la moindre blessure ouverte s’avère fatale si elle n’est pas traitée à temps, avec l’antidote mis récemment au point par d’anciens chercheurs. Par chance, j’ai pu m’en procurer quelques doses avant de traverser cette zone. Et heureusement, car je ressens déjà les premiers symptômes ; vertiges, bouffées de chaleur, palpitations, vision trouble…

Avant de soigner la plaie en elle-même, je dois enrayer les effets de l’infection au plus vite. Fébrile, je m’agenouille et sors deux trousses de mon sac. À l’intérieur de la plus petite, il me reste trois seringues pleines. Les six autres ont déjà été utilisées. Vivement que je me tire d’ici ! Je débouche un petit flacon d’antiseptique et imbibe un morceau de coton. Après avoir désinfecté la zone de piqûre, je prends un bout d’élastique en caoutchouc et l’enroule autour de mon bras, en le maintenant entre mes dents. Puis je m’injecte l’antidote avant de relâcher le garrot.

Les effets secondaires sont virulents. La tête me tourne tellement que je suis obligée de m’asseoir par terre, dos au mur. Les suées et les vertiges s’accentuent et je me mets à saigner du nez. Putains d’amateurs. Ils auraient quand même pu trouver quelque chose avec moins d’effets indésirables. Enfin, il vaut mieux ça que crever d’une plaie bénigne.

Toujours dans un état second, je fouille dans la deuxième trousse et prépare mon matériel de premiers secours. Je ne suis pas sûre d’avoir l’occasion de m’arrêter plus tard, alors il est hors de question de repartir avec une plaie à moitié soignée. Celle-ci fait plusieurs centimètres de long et nécessite quelques points de suture. Dans un premier temps, je la désinfecte avec de l’alcool à 70°. Ça fait un mal de chien, mais l’antidote atténue peu à peu la douleur. Quelques minutes me suffisent pour recoudre la plaie. Je déchire ensuite le sachet d’une compresse pour l’appliquer dessus, puis ouvre une boîte de bandage, afin de protéger ma cuisse.

Je crois qu’il est temps de repartir. Des patrouilles ne tarderont pas à venir par ici. Je range mon bazar et attrape mon Mémo. Cet appareil dispose entre autres d’une excellente application de cartographie 2D et 3D qui m’est très utile. Je m’installe plus confortablement contre le mur, le temps d’étudier mon itinéraire.

Le vieil homme m'avait dit que leur destination était Nantes, et qu’une fois arrivés là-bas, ils comptaient quitter le pays pour gagner un lieu plus sûr. Le pauvre homme n'avait pas eu le temps de me dire quel était ce lieu – bien que j'aie ma petite idée sur la question – à cause d’une balle reçue en pleine poitrine. Comme pour les autres, je lui ai creusé une tombe puis, dans un bloc de béton qui traînait à côté, j'ai gravé un signe composé de quatre cercles imbriqués les uns dans les autres. Lui aussi, je le vengerai, comme tant d'autres... trop à mon goût.

J’analyse la carte des environs affichée par mon Mémo et lui demande une estimation du temps de trajet pour arriver à la prochaine grande ville. Parfait. Je devrais y être pour la tombée de la nuit.

Le soleil s'est couché depuis une heure, lorsque je sors enfin de la zone urbaine contaminée pour gagner une route serpentant à travers champs et forêts. D'après la carte affichée sur l’écran, je ne devrais pas tarder à avoir mon objectif en visuel. Je remonte le col de mon manteau et sors des mitaines de mon sac. L'hiver approche et je ne sais toujours pas comment je vais pouvoir me réapprovisionner en nourriture et en munitions. Avec ce qu'il me reste, j'en ai encore pour une semaine, tout au plus.

La mort de l’homme que j’ai dû tuer pour m’échapper m’est d’autant plus amère que je n’ai pas réussi à voler quoique ce soit dans ce dépôt. J’essaie de me convaincre que je n’avais pas le choix et qu’il ne méritait pas son sort malgré son engagement pour le NGPP – le New Generation Political Party – même si, en tournant et retournant la situation dans tous les sens, je ne vois pas comment j’aurais pu m’en tirer autrement. C’était une bonne journée de merde, comme je les déteste.

Un craquement me fait sursauter. Je mets mes lunettes et active la vision nocturne. Rien... C'est derrière moi maintenant. Je tourne lentement la tête et m’approche silencieusement d’un bosquet. Le bruit s’est arrêté. Je m’accroupis, esquissant une grimace de douleur ; ma cuisse me lance encore cruellement. Je ramasse un caillou au sol et sors le couteau de chasse de son étui accroché à ma ceinture. Le manche prend la forme de ma paume et je soupèse l’arme pour me faire à son poids. D’un geste sec, je lance la petite pierre vers les bruissements qui ont repris, prête à taillader tout ce qui viendra dans ma direction. Un raton laveur sort à toute vitesse des fourrés en couinant. Je soupire de soulagement. Je crois que j'ai eu aussi peur que lui.

En rangeant mon couteau, je marmonne quelques grossièretés à l'encontre de l'animal déjà loin du danger. Puis, je me remets en route le cœur plus léger, me trouvant un peu idiote à parler toute seule dans l'obscurité de la nuit. Du champ abandonné où je me trouve, je peux enfin apercevoir les vestiges de la ville : de grandes carcasses de béton et de métal dressées vers les cieux, criant la misère de leur histoire.

Quand je repense qu’il y a tout juste trois ans, le monde se relevait enfin d’une grave récession. Vingt ans de crises politiques, économiques et financières qui ne semblaient pas vouloir se terminer… Durant ces dernières décennies, les grandes organisations que comptait notre monde n’avaient cessé de croître et d’étendre leurs influences jusqu’à, parfois, s’immiscer au sein même des gouvernements, créant ainsi des tensions pouvant aller jusqu’à l’incident diplomatique.

Aucun conflit ne s’est réglé dans un bain de sang – enfin, officiellement du moins – mais certains pays ont parfois payé cher le fait de s’être opposé à la volonté des plus grands. Le NGPP, l’IPOC, la SSFA, le HDT ou encore le NUA, peu importe leurs noms, peu importe leurs valeurs, ce sont tous les mêmes : des charognards qui écraseraient leur prochain pour arriver sur la première place du podium.

Au départ le New Generation Political Party n’était qu’une société de conseil et d’aide au développement des entreprises du secteur de la recherche technologique, s’appelant alors seulement « New Generation » et qui n’avait que trois mots d’ordre à la bouche : travail, technologie, progrès. En à peine quarante ans, son fondateur, Ken-Lee-Wu Wonghonk a réussi à créer un véritable empire tentaculaire. Il a suffi qu’il rachète une première société florissante spécialisée dans les implants neurologiques ultra-connectés et qu’il la fasse entrer en bourse pour devenir le plus gros GAFA de tous les temps. À côté, F******k et G****e au temps de leur apogée c’était de la rigolade.

À partir de là, plus personne n’a pu arrêter les ambitions démesurées et dévastatrices du Chinois. Pour le moment rien n’a été prouvé officiellement, mais je suis persuadée qu’il a délibérément provoqué un certain nombre de violences à l’égard de ses sites sensibles. Les journaux parlaient alors de groupes activistes d’extrême gauche qui, n’arrivant à rien par le dialogue, auraient franchi la ligne rouge pour parvenir à leurs fins. Je n’y crois pas un instant, car au final, ils ont eu tout le contraire de ce qu’ils voulaient : Wonghonk a fini par obtenir légalement le droit d’armer les gardes des sociétés de sécurité qu’il avait rachetées à la pelle. Ce n’était que la première étape avant qu’il ne puisse créer sa propre armée afin de protéger ses intérêts des menaces externes. Une course à l’armement des entreprises qui avait été jusque-là inédite et à laquelle les autres grandes organisations ont largement contribué également.

Aujourd’hui encore, j’ai l’impression d’être dans un rêve quand je pose mon regard autour de moi. Ou plutôt un cauchemar. Comment a-t-on pu en arriver là ? À quel moment avons-nous franchi le point de non-retour ?

De cette grande débâcle de la société moderne avait émergé un véritable symbole d’espoir venant du G50, responsable alors de la stabilité financière, sociale et écologique du monde. Pour la première fois, l’ensemble des principaux dirigeants de la planète étaient enfin tombés d’accord sur les bases d’une constitution mondiale, limitant grandement le pouvoir des grandes organisations et redonnant ainsi un peu de crédibilité à l’action politique. Les résultats des référendums avaient fait l’unanimité à plus de 85%, avec un taux d’abstention extrêmement bas. À peine 10%. Une victoire pour les peuples, une victoire pour la démocratie, une victoire pour l’avenir !

Alors, au moment où nous nous réunissions tous pour envisager notre société autrement qu’à travers les marchés financiers et l’influence des plus riches, pourquoi a-t-il fallu que la folie de quelques-uns anéantisse en quelques heures ces années d’efforts et de compromis ? Des années pour voir émerger une solution, quelques heures pour tout balayer. Et les vieilles haines ressurgirent du passé. L’Homme est rancunier, sectaire et dominateur. C’est un fait. Et c’est ce qui nous tuera tous. Jusqu’au dernier.

Je me souviens encore de la grande allocution du Président, quelque temps avant la Rupture. Une de ces ridicules tirades qui n’ont cessé de ponctuer ses discours tout au long de son mandat, salissant l’image de la France à l’international. Il se voyait déjà aux commandes d’un futur gouvernement mondial, jouant aux marionnettistes avec les États membres, comme si la crise précédente n’avait pas servi de leçon. Cette fois encore, il s’est fourré le doigt dans l’œil, et jusqu’au coude. De toute manière, il n’est plus de ce monde pour contempler son erreur.

Le sentier de terre se transforme peu à peu en route de béton parsemée de gravats, les arbres deviennent des ruines, et le chant des oiseaux est remplacé par un silence de mort. Je choisis soigneusement où je pose mes pieds, repoussant la douleur de ma blessure dans un coin de ma tête. Prudence est mère de sûreté. Mon père me le répétait constamment. Bien que j’aie souvent associé la prudence à la lâcheté, aujourd'hui je dois bien admettre qu’il avait raison. Et sa sagesse me manque.

Je sors le détecteur de présence d’une poche de mon sac et l'active. J'ai obtenu ce petit bijou par l'intermédiaire d'un groupe armé avec lequel je suis restée près de deux semaines. Durant ce temps, nous avons combattu côte à côte pour sauver notre peau et celle de ceux que nous protégions. Ils m’étaient redevables plus d’une fois, mais cela ne les a pas empêchés de me réclamer presque toutes mes économies ainsi que certaines de mes affaires pour qu'ils me cèdent l’un des deux exemplaires qu’ils possédaient. Piqués dans un dépôt d’armes ultra-sécurisé du New Generation Political Party, ces gadgets militaires valaient leur pesant de billets verts d'avant la Rupture. Mais je ne le regrette pas.

Ce modèle dernier cri, produit par le géant américain de l’équipement militaire Whirlwind, regroupe tout ce qui se fait de mieux en matière de détection de présence à l’heure actuelle. En passant soit par la chaleur, soit par les puces GPS dont presque tous les équipements sont désormais dotés, soit par les puces biométriques qu’une partie de la population a accepté de se faire poser depuis une trentaine d’années. L’inconvénient c’est qu’on ne peut pas additionner les modes de détection, alors il faut faire le bon choix en fonction de la situation, surtout si celle-ci est urgente.

Je lance un premier scan de détection de puces biométriques sur un rayon de cinq kilomètres, afin d’être large. L’opération prend une grosse minute, avant que l’icône de chargement ne disparaisse pour afficher le résultat en vue aérienne. Rien à signaler. Personne dans le coin ne porte ces saloperies. Donc au moins, je suis certaine qu’il n’y a pas de soldats du NGPP, car ils en sont tous implantés.

Tout en continuant de marcher, je lance un deuxième scan sur les puces GPS en réduisant la zone à trois kilomètres pour économiser un peu les batteries. Résultat : que des points gris ou orange qui me signalent la présence d’appareils domestiques en état de fonctionnement, mais considérés comme sans risque ou à risque modéré. Pas de points rouges, donc a priori pas d’armes dans le secteur.

Bien évidemment, je ne suis pas à l’abri que, comme moi, quelqu’un – voire même un groupe – ait ajouté un système fantôme sur leurs équipements, leur permettant ainsi de masquer les signaux des puces biométriques ou des puces GPS. Mais je vais miser sur la faible probabilité que ça arrive étant donné le prix exorbitant de cette technologie et donc le peu d’exemplaires qui circulaient sur le marché avant la Rupture.

Je relève la tête de l’écran et pousse un soupir de soulagement en scrutant le ciel. Un jour, j’aimerais remercier ces hommes et femmes de l’ombre qui ont pris le contrôle de plusieurs satellites. Grâce à eux, des gens comme moi peuvent survivre en utilisant la technologie de nos oppresseurs.

Je vais enfin pouvoir dormir et reprendre des forces !

Une demi-heure plus tard, je franchis l’entrée de la ville. Le panneau a été arraché et jeté sur le bas-côté. Le nom recouvert de tags est également strié de coups de cutter. On ne distingue que les cinq premières lettres « Subli… ». Pourquoi certaines personnes se sentent-elles obligées de dégrader tout ce qu’elles croisent ? Je ne comprends pas. Comme si le monde n’était pas assez déglingué comme ça.

Je poursuis ma route vers le cœur de la ville. Les rues sont désertes, les volets des bâtiments encore debout sont clos et, parfois, je crois apercevoir un rai de lumière percer à travers les lames en plastique avant de me rendre compte que mon imagination me joue des tours. Des détritus en décomposition depuis longtemps s’amassent dans les caniveaux : restes de sandwich, canettes, papiers gras, auxquels s’ajoutent aussi des déjections… Probablement des animaux sauvages étant donné qu’il n’y a pas âme qui vive dans le coin. Par moments, des odeurs nauséabondes me soulèvent le cœur, m’obligeant à relever mon foulard sur le nez. Quelques lampadaires bioélectriques fonctionnent encore à puissance réduite, peut-être alimentés par un réseau d’énergie solaire encore en marche, renforçant l’aspect lugubre des lieux. Le sentiment de légèreté qui m’étreignait à l’idée d’atteindre la ville s’estompe, laissant sa place à la morosité.

En passant à côté d'une laverie, je récupère trois vieilles cagettes en bois esquintées par le temps : elles me serviront à allumer un feu. Je continue à déambuler entre les ruines et les déchets pendant un long moment. Mon choix finit par se porter sur une grande maison familiale à l'architecture ancienne qui semble inhabitée depuis longtemps, comme le reste de la ville. De trois ou quatre étages à l'origine, il n’en reste plus que les vestiges du premier, encombré par l'effondrement des étages supérieurs. Au rez-de-chaussée, la partie arrière – où se trouvaient probablement la cuisine et la salle de réception – est affaissée. Seul le salon me protégera du vent et de la pluie. Un vieux fauteuil en cuir traîne dans un coin. Je le tire devant la cheminée et pose mon sac à ses pieds. J’ouvre la porte vitrée et jette les cagettes dans l’âtre pour les enflammer avec mon briquet. Cela me réchauffera l’espace d'une heure ou deux. C'est peu, mais ce sera suffisant pour cette nuit car je ne veux pas que la fumée dégagée attire trop l’attention sur ma position.

Avant de m’endormir, j’hésite à laisser le détecteur allumé pour programmer des scans à intervalles réguliers. Finalement, je préfère miser sur la chance et économiser ainsi le peu de batterie qu’il me reste. Enroulée dans mon manteau, je laisse mon esprit vagabonder où bon lui semble. La journée a été dure, mais j’ai connu pire.

Des souvenirs douloureux s’emparent de moi, me plongeant dans un état second. La vie est injuste. Et en même temps, je préfère penser que nous méritons ce qui nous arrive. Cela me donne la dérisoire illusion que je reste maîtresse de mon destin. Que je peux influer sur le cours de ma vie. Il faut juste que je continue à m’en donner les moyens. Et que je continue d’y croire.

Le doux crépitement des flammes finit par me bercer et peu à peu je sombre dans le pays des rêves, là où tout est permis, même l’espoir d’un meilleur futur.

Related chapter

Latest chapter

DMCA.com Protection Status