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Prologue

Vincent et ses camarades étaient assis sur des chaises rouge-vif, assis en rang d’oignon devant la télévision où leur était diffusé un programme sans saveur. L’histoire racontait la vie d’une jeune femme de ménage aux difficultés familiales, présentement malade. Clouée au lit pour avoir mangé une pomme indigeste. La futilité de l’histoire avait dû sauter aux yeux des réalisateurs, tant et si bien qu’après quelques minutes de film, à peine, ceux-ci avaient cru judicieux d’ajouter à la narration une bande de sept trapézistes éclopés dont Vincent aurait juré avoir déjà vu le numéro dans le programme de l’après-midi d’une chaîne du câble. La joyeuse bande ne parvenant pas à faire se sentir la belle plus en forme, et l’intérêt du spectateur n’étant toujours pas au rendez-vous, Vincent vit apparaître devant les yeux ébahis de ses camarades un toubib à cheval aux méthodes somme toute douteuses, mais qui s’avérèrent curer la jolie Blanche-Neige de ses maux. Purement incompréhensible. Invraisemblable du début à la fin. Mais qu’importe, ç’avait été distrayant.

La maîtresse, Madame Martinez, ralluma la lumière, et demanda à chacun des enfants de remettre sa chaise en place. C’était un moment que Vincent n’appréciait pas ; la pause de début d’après-midi se terminait, et il leur fallait reprendre la classe. La maîtresse annonça géographie, ce à quoi ses camarades répondirent en cœur un joyeux « youhou » duquel Vincent ne partageait pas une lettre.

Vincent, six ans et demi, un facile un mètre quinze de haut, n’était pas de ces enfants hurleurs. Il s’était toujours senti calme et solitaire, le genre de personne qui, bien qu’il lui faille passer du temps avec les autres, sentait sa vie parfaitement en ordre lorsqu’il était seul, assis dans un coin à lire un livre.

Madame Martinez commença à parler, et le silence s’installa. Le garçon, refusant la logique mais ennuyeuse incitation à étudier, profita de sa position d’arrière classe pour regarder les dos de ses camarades. Personne ne bougeait, comme si les paroles de la maîtresse les envoûtaient.

Quelque part, à droite, quelque chose bougea.

Ç’avait été un moment très bref, insignifiant, mais historique. Elle avait tourné la tête et posé les yeux dans les siens, aussi bête que ça, entre les États-Unis et la Côte d’Ivoire. Il y avait eu un mouvement de cheveux, du brun volant au blond pétulant. Et très vite, ce regard, complice. Vincent, à cet exact moment, s’était senti gêné, à l’étroit sur une chaise où il ne savait plus comment s’asseoir. Cécile avait ces yeux qui vous font comprendre instantanément ce qu’ils veulent. Elle avait ri et pleuré en même temps. Elle l’avait regardé avec la tendresse qui fait pleurer les petits garçons et pardonne les arrachages de queue de lézard. Puis, avec toute la simplicité du monde, elle avait souri, timidement, mais franchement.

L’estomac de Vincent tomba dans sa cage thoracique. C’était comme si la découverte d’un premier sourire de fille lui avait en même temps fait découvrir la gravité. C’était sincère, c’était beau. Mais ce fut bref.

Cécile avait repris la leçon aussi vite qu’elle avait tourné la tête, et Vincent était resté silencieux, les yeux sur son dos, benêt. Impossible de mettre un mot sur ce qui s’était passé, sauf à comprendre la troublante méconnaissance de ses propres pensées. Pourquoi se sentait-il de la sorte ? Pourquoi Cécile l’avait-elle regardé ainsi ? Il l’avait vue sourire, il l’avait vue pleurer, aussi. Mais jamais ses intestins ne s’étaient mêlés de l’histoire. Aujourd’hui marquait le départ d’une tout autre histoire.

À la sortie de l’école, Vincent avait pris le courage qu’il avait pu trouver en lui, avait attendu que Cécile prenne ses affaires, puis avait rangé les siennes et couru la rattraper.

Seulement madame Martinez l’avait vu.

— On ne court pas dans les couloirs ! Vincent, viens voir ici.

Le cauchemar. Le garçon s’arrêta net et, pressé de retrouver Cécile avant qu’elle n’ait atteint la grille de l’école et de ce fait, la voiture de sa mère, il marcha (sans trottiner, naturellement, c’est interdit) jusqu’à la maîtresse.

— Je te l’ai déjà dit, pourtant, Vincent. Tu sais pourquoi on n’a pas le droit.

— Oui, maîtresse.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on peut tomber et se faire mal.

— Ou… ?

— Ou bousculer un camarade et lui faire mal, répondit-il d’une voix nonchalante. Je peux y aller ?

— Non. Pas tout de suite.

Vincent se sentit outré. Cécile allait partir !

— Je t’ai senti dissipé, aujourd’hui. Plus que d’habitude, j’entends. Tout va bien ?

— Oui, madame Martinez. Mais je dois vraiment y aller, maintenant.

— Bon …, dit-elle en appuyant la syllabe sur plusieurs secondes. D’accord, vas-y.

Vincent se retourna et marcha à la vitesse maximale admissible, d’une démarche de pipi pressant.

Une fois la porte passée, et la vue de la maîtresse hors de son dos, il se mit à courir. Cécile devait être proche de la sortie, et il lui fallait impérativement lui parler. Ou tout au moins, passer du temps avec elle, la voir sourire, la sentir le regarder à nouveau.

Le garçon traversa le couloir et, une fois la porte de l’école franchie, arriva dans la cour d’où l’on avait une vue plongeante sur le portail. Mais Cécile n’était plus là. Sa mère avait dû être à l’heure, la prendre par la main sitôt le portail passé, et l’emmener à la voiture, un goûter à la bouche.

Vincent, son sac d’école de travers, continua donc son chemin en traînant des pieds. Ce n’était que partie remise, bien sûr, mais l’idée le dérangeait. Il se savait habité d’un courage à durée de péremption : s’il ne l’utilisait pas de suite, il ne le retrouvait pas. Il serait plus difficile pour lui de parler à Cécile demain. Peut-être aurait-elle même oublié ce moment qu’ils avaient partagé. L’avait-elle même remarqué ?

Le trajet pour rentrer à la maison lui prenait moins de dix minutes. Il remontait le trottoir le long de la route principale, puis prenait à droite le long d’une allée qui l’emmenait entre de hauts bâtiments et un parc jusqu’à la résidence de ses parents. C’était un moment tranquille, où personne ne lui demandait d’être attentif ou de faire des devoirs. Il pouvait marcher en paix, écouter les gens parler de leur vie autour de lui. Ce jour-là, Vincent arrivait au niveau du parc lorsqu’une dame le dépassa. Ses jambes seules faisaient presque la taille du garçon. Pour autant, il ne se laissa pas distancer et accéléra le pas pour pouvoir l’écouter.

— Mais écoute, Dylan, c’est des bêtises. Ces histoires de pollution de l’air, on en a toujours entendu causer. Le réchauffement climatique, c’est là, ça, je n’en doute pas, mais je ne vais pas arrêter d’aller au travail pour ça, tu vois ? Oui, oui, je sais que ça vient de ce type, mais il n’y a pas de raison de s’inquiéter pour autant. Ce n’est pas le gouvernement, c’est un type un peu friqué, c’est tout. S’il fallait écouter tout ce que disent des types en cravate, tu sais, il y aurait un mur de quinze mètres de haut au Mexique et des bus pour Mars !

Vincent ne comprenait pas ce dont parlait la dame. Ses parents lui parlaient, régulièrement, du réchauffement climatique, sans qu’il comprenne pour autant ce que cela impliquait réellement. C’était comme les factures d’électricité ; cela faisait hurler les grands, et il ne fallait sous aucun prétexte laisser les lumières allumées. Mais le papier n’a pas de valeur à six ans et demi.

Un bruit dans les buissons proches le sortit de ses rêveries. Quelque chose semblait se débattre entre les branches rugueuses d’un thuya. Son attention pour la dame se dissipa instantanément. Il s’arrêta et se pencha, tentant d’observer ce qui pouvait se battre avec une telle ferveur.

Entre les brins se cachait un chat. Ou plutôt un chaton, dont le pelage roux faisait une tache dans le buisson. Il ne semblait pas coincé. Pas déterminé non plus, d’ailleurs. Il avait cet air qu’ont les jeunes chats d’être perdu, d’errer sans raison apparente, hormis peut-être celle de trouver à manger. Vincent tendit la main.

— Chaton …, appela-t-il pour attirer son attention.

L’animal leva les yeux à lui. D’un coup, il se figea, effrayé par la soudaine attention que lui portait ce passant. Vincent sentit son effrayante carrure humaine face au chat, et se sentit coupable.

— Viens là.

Prenant la voix la plus douce dont il était capable, il garda sa main à la même distance. S’il forçait le contact, l’animal aurait peur ; s’il retirait sa main, il risquait de perdre son attention. Il avait l’air tellement jeune, perdu, au milieu de la ville. Dieu sait ce qui pourrait lui arriver. Le trottoir regorgeait de jambes et de chaussures, la route de voitures lourdes aux pneus larges. Vincent sentit pour le chat une vague d’affection dont la non-réprocité le forcerait à l’abandonner sur place. La pensée lui fendait le cœur.

Il commença à renifler, et déplaça une patte en direction du garçon. C’était un geste léger, mais invitant, qui encourageait Vincent à susurrer davantage de petits mots doux.

Un autre pas.

Puis un autre.

Et finalement, un boop du nez.

Le contact était établi. Le chaton s’imprégnait de l’odeur du garçon, qui lui-même découvrait la fragilité du museau du félin. Les reniflements remontèrent le long de sa main, jusqu’à forcer le chat à faire un pas de plus. Il était désormais dans la paume du garçon, qui glissa doucement sur sa tête du bout des doigts. L’animal rentra légèrement le cou puis, en confiance, frotta sa tête pour sentir la caresse de nouveau.

Vincent sut à cet instant, dans un mélange de sentiments entre la candeur du jeune âge et la volonté romanesque de sauver l’animal d’une vie sans certitudes, qu’il garderait ce chat. Il tendit la seconde main, tout doucement, et souleva l’animal jusqu’à le tenir contre lui. Le chat ne broncha pas.

Il était sale, et ses os soulevaient sa peau par endroits. Il devait être affamé.

Il ne restait plus que quelques centaines de mètres avant d’arriver à la maison. Vincent les parcourut avec une vigueur retrouvée. Il passa la porte du hall de l’immeuble en vitesse, et grimpa les escaliers jusqu’au quatrième étage, seconde porte, où personne n’était encore rentré. Il porta le chaton à la cuisine.

Sur la table l’attendait un bol, un paquet de céréales et une bouteille de lait, que sa mère laissait à son attention tous les jours. Vincent posa le chaton à côté du bol et le remplit. Celui-ci, comprenant que l’attention lui était adressée, se mit à boire avec la ferveur d’un étudiant un jeudi soir.

Vincent le regarda faire, une candeur dans les yeux comme l’on n’en trouve que chez les enfants. Il sentait en lui une douceur, fantasmagorique, faramineuse ! L’envie de caresser le chat, de le sentir ronronner, de le rassurer, créait en lui un infini sentiment mêlé d’apaisement et d’inquiétude : il se sentait responsable de la boule minuscule qui, devant lui, buvait son goûter.

Il prit le paquet de céréales, le chat, et s’installa sur le canapé, devant la télévision. L’animal ne broncha pas, bien au contraire. Il semblait aussi captivé par la télé que l’enfant. Un dessin animé passa, puis un second, et enfin, les informations. Ses parents travaillaient toujours tard.

Vincent écouta distraitement, profitant de son nouvel ami, de sa fourrure salement douce. On y parlait d’hommes qui voulaient changer le monde, de milliardaires philanthropes et de réchauffement climatique. Les sujets se ressemblaient toujours un peu. Les riches devenaient plus riches, et les chercheurs sortaient toujours plus d’enquêtes révélant à quel point l’air était devenu irrespirable. Un nouveau rapport serait publié le soir, et il serait dé-ter-mi-nant, disait la journaliste, entre un grattage de ventre et un tirage de queue.

La porte d’entrée s’ouvrit.

— Vincent, mais qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est Jack, maman.

— Et on peut savoir d’où vient Jacques ? demanda son père.

— Jack, papa, c’est américain. Il vient du parc.

— Et mon chéri, pourquoi est-il à la maison ?

— Parce qu’il était tout seul …

Aucun des deux ne répondit. Vincent était de ces enfants solitaires dont l’affection, une fois donnée, ne partait plus. Plus tard, ce soir, ses parents discuteraient longuement de la possibilité de relâcher le chat une fois l’enfant parti à l’école, mais ni l’un ni l’autre n’avait la sincère envie de lui briser le cœur. Il était tellement sensible, tellement doux.

Le repas du soir, maigrement composé de petits pois-carottes, passa tranquillement dans la famille.

— Où as-tu travaillé, aujourd’hui ? demanda la mère au père

— J’étais sur la ligne de chemin de fer à l’est de la ville. Les dernières pluies les ont totalement rongées.

— À cause des taux d’acidité ?

— Il me semble. Ça m’inquiète un peu, pour te dire la vérité. Avec le nouveau rapport qui doit arriver ce soir, j’ai peur que la boîte doive nous fournir de nouvelles combinaisons. Si c’est le cas, ils licencieront probablement quelqu’un.

Vincent n’écoutait pas. Il regardait ses parents, et l’inquiétude dans leurs yeux. Il avait toujours senti que les moyens de sa famille étaient limités, bien que jamais ça n’ait interféré sur la vie à la maison. En ce qui le concernait, il allait à l’école, comme les autres, et n’avait jamais senti peser sur lui le poids du déterminisme social.

Parfois, l’un de ses parents perdait son travail, et restait à la maison le jour. C’était parfois pénible, car il devait dans ces moments-ci manger seul le soir, ses parents n’ayant « pas faim » ou préférant manger « après ». Mais la situation n’avait jamais duré. Tout du moins jusqu’à aujourd’hui.

La télévision sembla s’affoler entre les petits pois et les yaourts, mais Vincent n’écoutait pas.

— Dis, maman, je peux retourner vers Jack ?

Sa mère lui répondit d’un souffle. Elle semblait absorbée par la télévision, à tel point qu’elle en oublia la vaisselle. Alors Vincent joua, innocemment, avec son nouvel ami. Ils commencèrent par prendre un bain ; Jack en avait grand besoin. Puis l’enfant sécha le chat et ils allèrent dans la chambre jouer avec une voiture qu’il attacha après une ficelle. Le dispositif les garda en haleine un long moment, jusqu’à ce que, de fatigue, Vincent retourne au salon souhaiter bonne nuit à ses parents.

La télévision clairait toujours. L’éternel même sujet : la qualité de l’air. Arrivant près d’eux, l’enfant tira sur le pantalon de sa mère, qui pour toute réponse le prit dans ses bras.

La dame, dans la télé, affichait l’air grave qu’ont les journalistes quand ils savent qu’ils écrivent l’Histoire. Mais cela n’intéressa pas Vincent. L’enfant, plutôt que de prêter attention au rapport apocalyptique qui enfermerait l’humanité dans des immeubles à ventilation contrôlée, fit un bisou sur la joue de chacun de ses parents, et courut dans sa chambre, s’enfoncer dans le petit lit qu’il allait, pour la première fois, partager avec son nouvel ami.

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