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CHAPITRE I

Jeune sorcière au cœur pur,

Puise la force de ton âme,

Guide-nous à travers la nuit sans étoiles,

Fais naître la lumière au creux de tes mains,

Doux espoir,

Et le monde scintillera à nouveau.

Mes yeux s’ouvrent sur le plafond où je peux encore percevoir le regard doré fixé sur moi, brillant dans la pénombre tels des sphères d’or, illuminant ma chambre telle une lune éclairant la nuit noire. Je cligne des yeux pour faire disparaître les dernières images de mon rêve récurrent.

C’est déjà l’aube et bientôt, je devrai me lever. Inspirant profondément, j’essaie d’oublier cette voix douce qui me hante toutes les nuits. Une berceuse ! Une berceuse qui tourne en boucle dans ma tête et dont je ne mémorise jamais les paroles. Mais cet air ! Cette voix ô combien enchanteresse ! Je ne sais pas à qui elle appartient, mais le simple souvenir de ce rêve me fait frissonner de la tête aux pieds. De peur ? De tristesse ? Je ne saurais le dire.

— Debout, petite marmotte ! Je sais que c’est ton anniversaire, mais les bêtes n’en tiennent pas compte !

La voix enjouée de mon père me fait sourire et oublier mes tergiversations. Ce n’est qu’un rêve de toute façon. Certes, un rêve que je fais toutes les nuits depuis quelques semaines et une mélodie que je fredonne toute la journée, mais cela reste un songe tout droit sorti de mon imagination.

M’obligeant à me lever, je traverse la maison et sors pieds nus afin de tirer un seau d’eau fraîche du puits. Après une rapide toilette et un petit-déjeuner avalé en trois bouchées, je relève mes manches, tresse mes longs cheveux châtain clair, mets mon chapeau de paille et me dirige vers la grange. Attrapant un seau plein de graines, je me fais un devoir de nourrir les animaux avant de les faire sortir prendre l’air.

Je m’assieds sur une botte de foin et admire le soleil se lever doucement sur les prés, teintant d’orangé l’herbe fraîchement broutée par les vaches et les chèvres adorées de mon père. Je me sens soudain sereine et oublie mon cauchemar de la veille pour m’imprégner de l’atmosphère paisible qui règne sur la ferme. Je souris, appréciant ces moments privilégiés avec la nature. Les besognes ne me répugnent pas, au contraire. J’aime m’occuper des bêtes. J’aime l’odeur de la paille, la fragrance plus subtile de l’herbe et le caquètement des poules. Les regarder sautiller et courir dans tous les sens lorsque je viens les nourrir me donne le sourire.

Je vis dans une petite ferme près du village de Belle-Rose avec mon père, Anatole et ma mère, Constance. Notre maison au confort limité et aux installations rudimentaires, se situe à l’écart du village, chose dont je me réjouis grandement. Bien sûr que j’envie l’aisance et les privilèges que peuvent avoir certaines personnes bien nées, mais j’apprécie ma vie et adore mes parents. Je ne la changerais pour rien au monde… Quoique, à la réflexion, si on me donnait la possibilité de corriger une seule et unique chose, je choisirais sans doute une autre couleur pour mes yeux. Oui, avoir de beaux yeux bleus comme mon père ou même noisette comme ma mère, serait la petite touche qui comblerait mon bonheur. Seulement c’est impossible, à moins de les crever, mais alors, je serais aveugle et encore plus laide que la Recousue. Fataliste, je me dis que malheureusement, je devrai me contenter de ce que la nature m’a donné.

Après quelques minutes à profiter de ce sublime paysage, je vais rejoindre mon père qui assemble la paille. Attrapant un râteau, je me mets à la tâche. Papa fait toujours mine de s’étonner de ma force. Comme dans une œuvre de l’esprit que nous connaîtrions par cœur, ma réponse reste inlassablement la même :

— C’est parce que j’ai hérité de tes talents, Papa !

— Ce sont plutôt ceux de ta mère ! répond ensuite mon paternel sur le même ton.

Oui, j’aime ma vie, ma famille et même la ferme. Si seulement nous pouvions vivre que tous les trois, ensemble pour toujours. La vie serait tellement calme et paisible, ennuyeuse certes, mais paisible.

— Elena, pourrais-tu aller au village ?

À ces mots, je me raidis et le râteau glisse de mes mains. Parmi toutes les corvées que je dois accomplir, me rendre au village est la plus désagréable de toutes. Pire encore, cette perspective me remplit d’effroi.

— Ne peux-tu y aller, Maman ? demandé-je d’une voix suppliante. Je ne voudrais pas que Papa finisse seul.

— Ton père se débrouille très bien, rétorque ma mère, consciente de mes peurs.

— Mais, son dos le fait souffrir !

— Elle a raison, Constance, tente mon père en me faisant un clin d’œil discret avant de se plier en deux. Mes épaules me font atrocement mal.

— Ne lui trouve pas d’excuses, Anatole ! Je sais que tu vas parfaitement bien, sinon je t’aurais entendu te plaindre toute la nuit. Et puis, je suis en train de préparer un repas pour ton anniversaire, Elena, alors si tu veux que je le finisse à temps… va.

Je pousse un lourd soupir plein de regrets, espérant encore adoucir ma mère par ma mine de chien battu. Son sourire en coin me fait comprendre qu’elle ne mord pas à l’hameçon. Je n’ai pas le choix. Mon père me sourit avec tristesse.

— Pour te faire oublier ta peur, je vais te donner de quoi réfléchir.

Un sourire naît sur mes lèvres. J’adore ses énigmes, d’autant plus celles qui sont si difficiles que mon esprit ne pense à rien d’autre qu’à les résoudre.

— Plus j’ai de gardiens, moins je suis gardé. Moins j’ai de gardiens, plus je suis gardé. Qui suis-je ?

— Je n’en ai aucune idée !

— Réfléchis bien, ma fille.

Je secoue la tête et le supplie du regard. Papa lève les yeux au ciel, un sourire amusé sur ses lèvres à peine visibles sous les longs poils de sa moustache.

— Tu abandonnes bien vite, aujourd’hui.

— C’est parce que je suis pressée de connaître la réponse.

— Bon, très bien ! capitule mon père en riant. La réponse est : un secret.

— J’aurais en effet pu le deviner toute seule, avoué-je en grimaçant.

— Je le sais bien mais tu as préféré donner ta langue au chat ! Sache, ma fille, que l’abandon ne te sera pas toujours permis. N’oublie pas que, dans la vie, tu seras parfois contrainte de poursuivre ta quête, même lorsque tu auras envie de fuir.

Je me pince les lèvres. Il arrive souvent que mes parents me prodiguent des conseils bien trop sérieux pour notre vie simple. Après tout, quels périls risquerais-je de rencontrer en devenant fermière ? Cependant, même si je ne vois pas l’utilité de tels enseignements, je ne bronche jamais. Qui sait ce que l’avenir me réserve ?

Papa sourit soudain face à ma mine renfrognée.

— En voilà une autre et tu n’obtiendras la réponse qu’à ton retour. Prête ?

J’acquiesce d’un hochement de tête et me rapproche pour l’écouter attentivement.

— Je suis immobile pendant la vie et je me promène durant ma mort. Qui suis-je ?

J’y réfléchirai durant ma dangereuse expédition. Comme vous devez vous en douter face à mon enthousiasme flagrant, je n’aime pas le village. Les habitants me scrutent toujours d’un œil indiscret et curieux. Même si je me montre polie et aimable – comme me l’a enseigné ma mère –, je sais que je leur inspire une certaine crainte.

La raison est simple : mes yeux sont dorés. Ce n’est pas seulement un éclat jaune que certains iris marron peuvent avoir à la lumière du soleil, mais une intense couleur or recouvrant entièrement mes iris. Maman a pour habitude de dire qu’un ange s’est penché sur mon berceau et a jeté des milliers de paillettes d’or sur mes iris. Je n’y crois pas une seconde et je ne suis pas la seule. Superstitieux de nature, les villageois interprètent mon anormalité soit comme un cadeau des dieux, soit comme un signe de présence maléfique, cette dernière interprétation étant celle de la plupart des imbéciles. Et les imbéciles sont légion à Belle-Rose.

Je dois reconnaître que mon attitude renforce leur méfiance. En effet, je suis certes polie, mais très introvertie. Je ne dis pas un mot et ne soutiens jamais le regard de quiconque. Les gens se demandent devant mon mutisme et mes yeux constamment baissés, si je ne suis pas atteinte d’une déficience mentale. Ce n’est pas le cas. Je suis tout à fait saine d’esprit. Toutefois, je manque cruellement de confiance en moi et puis, je n’ai pas envie de me confronter aux interrogations et à la haine de certains croyants pour lesquels je suis la réincarnation du mal. J’en rirais si je n’étais pas le sujet constant de critiques de tous les badauds de Belle-Rose.

Levant les yeux vers le ciel, je guette l’approche d’un nuage qui ternirait cette magnifique journée avant de poursuivre mon chemin en traînant des pieds. L’énigme de mon père me revient en tête mais je peine à me concentrer. Je suis terrifiée à l’idée de croiser certaines jeunes filles adorant me tourmenter. Ces dernières, issues de bonnes familles et prétentieuses à souhait, ont décidé de faire de ma pauvre personne, leur souffre-douleur. Depuis quelques années, elles ne cessent de me ridiculiser. Derrière leurs coiffures aux jolies boucles, leur visage aux traits angéliques et leurs luxueuses robes de satin, se cache un esprit vicieux dont les rouages ne cessent de tourner pour trouver la meilleure façon de me blesser. Même si leurs piques me touchent bien plus qu’elles ne le devraient, j’ai décidé – par lassitude et par peur de représailles contre mes parents – de ne plus riposter à leurs attaques. Les moindres paroles ou gestes déplacés font aussitôt accourir une horde de personnes bien nées à la ferme. Mes pauvres parents ont beau me défendre en soulignant la cruauté de leurs pestes de filles, rien n’y fait : je suis le mal incarné et je n’ai aucune excuse à leurs yeux.

Bien sûr, l’arme principale des pimbêches qui me houspillent est l’étrangeté de mes yeux. Mais au fil du temps, ma personne entière est devenue source d’inspiration mesquine. Même la pauvreté et le mode de vie de ma famille sont devenus les cibles des railleries. Toutefois, je ne suis pas stupide. Je sais très bien qu’autre chose se cache derrière ces persiflages puérils. Je sais parfaitement que ce qui alimente leur colère sans pour autant être avouable, sont les sentiments amoureux que j’éprouve pour le fils du gouverneur de Belle-Rose. Les langues de vipères utilisent mes émois visibles pour me tourner en ridicule et me harceler.

Il faut reconnaître que Jean est aux yeux de toutes les jeunes filles en âge de se marier, le meilleur parti du village. Toutes rêvent de le prendre pour époux. Le jeune homme est non seulement beau et charmant, mais il vient aussi d’une bonne famille. En conséquence, les mères s’imaginent leur fille au bras du fils de Monsieur le Gouverneur quand les pères se voient marcher aux côtés de ce dernier, et les filles rêvent de jouir des privilèges qui leur seraient accordés.

Ces rêves sont aussi ceux de Rosabelle, la belle mais impitoyable Rosabelle. Ses vaniteux parents ont été jusqu’à prénommer leur enfant en hommage à la ville, persuadés qu’elle en serait la reine, un jour. D’ailleurs, Rosabelle qui a hérité de l’arrogance de ses géniteurs, est à la tête du groupe qui me persécute. Même s’il est clair que je n’ai pas la moindre chance face aux jolies boucles blondes qui encadrent le visage de poupée délicate de ma rivale, elle ne peut s’empêcher de me haïr.

Le pire, c’est que je ne me fais pas d’illusions. Je sais que Rosabelle est celle que Jean épousera. Leurs familles respectives ne sont-elles pas les plus anciennes et les plus riches du village ? Ces gens ont depuis longtemps déjà, bien avant la naissance de leurs enfants, cherché un moyen d’unir leurs deux familles « royales ». Leur vœu va être exaucé par le mariage de Rosabelle et Jean, célébré au printemps prochain. Quelle aubaine pour ces deux clans d’avoir pour l’un, un charmant fils et pour l’autre une magnifique fille, tous deux en âge de se marier ! Les préparatifs n’ont même pas commencé, que ce mariage est déjà devenu le sujet de conversation préféré des villageois.

Bien sûr, tout le monde savait que cela arriverait un jour, mais il se passe si peu de choses à Belle-Rose, que la moindre nouvelle devient le centre d’intérêt de toute une communauté. De plus, la famille de Rosabelle en fait un tel évènement que personne à des kilomètres à la ronde et même à la grande ville, ne peut ignorer cette union. Et malgré tout ce tintamarre, Rosabelle ne peut s’empêcher de me mener la vie dure.

Ce qui rend d’autant plus furieuse la belle demoiselle et la pousse à me tourmenter davantage, est que Jean se montre étrangement plaisant envers moi. Mon ennemie ne comprend évidemment pas ce qui pousse son fiancé à se montrer si amical avec « la paysanne mal fagotée » et craint même qu’il ne soit attiré par mes yeux d’or. Mais après tout, Rosabelle et Jean vont se marier et, bien que le jeune homme fasse preuve de bonté à mon égard, elle – et elle seule – portera la magnifique bague d’une valeur inestimable à son joli petit doigt, tandis que la paysanne que je suis passera sa vie seule avec ses animaux.

Je secoue la tête pour arrêter de penser à Rosabelle, à Jean, au parfait couple qu’ils forment et à leur future progéniture qui sera sans aucun doute adorable. Quoique, adorable soit un tantinet exagéré si cette progéniture a le caractère de sa mère. Cette pensée amène un sourire sur mes lèvres trop pleines pour être jolies, sourire qui disparaît instantanément. Je ne souhaite attirer l’attention de personne et ma bonne humeur risque de terroriser plus d’un villageois.

Je me hâte de parcourir le chemin qui mène à la boulangerie du village. J’achète rapidement ce dont ma mère a besoin et repars tout aussi vite. Je ne veux surtout pas croiser Rosabelle et ses amies qui, je le sais, risquent de m’importuner. Je passe rapidement dans les ruelles sans me faire remarquer et soupire de soulagement lorsque je dépasse la dernière maison du bourg.

À l’orée du bois, une silhouette vêtue d’une longue robe de coton noir élimé me fait marquer un temps d’arrêt. Je salue la « Recousue », une femme à l’âge incertain qui vit dans le coin le plus sombre de la forêt. Celle-ci est surnommée ainsi car ses paupières sont… cousues.

La rumeur dit qu’elle était autrefois une magnifique sorcière qui pouvait tuer d’un seul regard. Certaine de son pouvoir et de sa beauté, elle aimait ensorceler les hommes afin de les réduire en esclavage avant de les tuer une fois qu’elle s’en lassait. Le peuple effrayé et en colère face à toutes ces disparitions, aurait décidé de se réunir, de la capturer et d’arracher ses yeux avant de coudre ses paupières. Privée de ses prunelles, réceptacle de son pouvoir malfaisant, la sorcière aurait été relâchée et se terre depuis, dans sa maison vétuste sans adresser la parole à quiconque.

Je ne crois évidemment pas à ces histoires. D’une, parce que les sorcières et la magie n’existent pas, et de deux, car j’éprouve de la compassion pour cette femme que tous semblent exclure à cause d’une anomalie physique. Après tout, je suis moi-même reléguée au ban de la société à cause de la couleur particulière de mes yeux. Je ne vais donc pas faire subir à une autre ce que j’endure moi-même.

C’est pourquoi je la salue toujours lorsque je la croise. La femme ne me répond jamais et se détourne à chaque fois… sauf aujourd’hui. Son visage aux multiples cicatrices disgracieuses, encadré de longues mèches de cheveux noirs comme la nuit, reste tourné vers moi. Elle semble me fixer à travers ses paupières closes et abîmées. Mal à l’aise, je détourne les yeux et continue mon chemin tête baissée. Mais je fais à peine quelques pas qu’une voix criarde parvient à mes oreilles, me faisant grimacer.

— Mais ne serait-ce donc pas notre petite sorcière adorée !? dit Rosabelle avec un sourire mauvais.

Je fais mine de ne pas entendre ses propos et passe mon chemin sans la regarder. Tournant la tête vers la forêt, je constate avec surprise que la Recousue a disparu.

— Une minute, sorcière, où vas-tu ?

Une masse de tissus soyeux et colorés me barre la route. Je me retiens de lever les yeux au ciel. Même si je dépasse Rosabelle d’une bonne tête, je sais que je ne ferai pas le poids contre sept filles en lourds jupons à cerceaux.

— Je dois rentrer chez moi, réponds-je en regrettant de ne pas pouvoir arracher le chignon de cette petite peste. Si vous voulez bien me laisser passer, mes parents m’attendent.

— Mais non, reste un peu avec nous, répond Rosabelle, un sourire mauvais affiché sur ses lèvres roses comme une framboise. Nous pourrions bavarder un peu. Si je me souviens bien, c’est ton anniversaire, n’est-ce pas ? Tu as dix-huit, non ?

Je hoche la tête.

— Ma pauvre, poursuit-elle avec une tristesse feinte. Tu vas devenir vieille fille. Plus aucun homme ne voudra de toi !

— Si tant est qu’un homme ait déjà voulu d’elle, ajoute méchamment Béatrice, provoquant ainsi le rire de ses amies.

— Je n’ai que faire d’un époux, réponds-je, feignant l’indifférence.

Rosabelle éclate d’un rire presque maléfique. Dire que c’est moi qu’on traite de monstre…

— Quel vilain mensonge ! Tu ne peux qu’être peinée de voir qu’une demoiselle de mon âge va se marier tandis que toi, vieille fille de dix-huit ans…

— Je suis ravie que vous soyez mariée pour vos seize ans, Rosabelle, rétorqué-je avec amabilité.

— Oh ! Que tu es gentille, ironise la jeune fille en se tournant vers ses amies avec malveillance. Et si tu venais avec nous afin que nous puissions t’offrir un petit présent ?

Ma gorge s’assèche brusquement. Notant le regard entendu qu’échangent mes ennemies, je me demande avec inquiétude ce qu’elles préparent, même si je n’ai pas envie de le découvrir. Je sais pertinemment que quoiqu’elles souhaitent me faire, cela ne me plaira pas. Prenant mon courage à deux mains, j’affiche un sourire désolé et tente de maîtriser le sentiment de panique qui commence à me gagner.

— Ce serait avec plaisir, mais je n’en ai pas le temps.

— Allons, nous n’en avons que pour quelques minutes ! s’impatiente Rosabelle, tandis que ses suivantes forment un cercle autour de moi.

Je réprime un mouvement de recul et contemple les visages méprisants qui m’entourent. Oui, elles ont une idée derrière la tête. La panique qui m’a maintenant pleinement envahie, commence à se teinter de colère et de ressentiment. Comment peuvent-elles faire preuve de tant de cruauté ? Toutefois, pour ne pas déclencher les hostilités et leur donner ainsi une bonne raison de m’agresser pour ensuite aller se plaindre auprès de leurs parents, je conserve mon calme et ma courtoisie.

— Pardonnez-moi, Mesdemoiselles, mais je ne peux m’attarder plus longuement. Je suis attendue. Si vous aviez l’obligeance de me laisser passer…

Mon affabilité a le don d’agacer Rosabelle qui, telle une enfant capricieuse, se met à taper du pied couvert d’un soulier neuf assorti à sa robe, mains posées sur les hanches. Comprenant que ces pestes ne vont pas céder facilement, je tente malgré tout de reprendre mon chemin. Malheureusement, les filles me bloquent le passage. Je plante alors mon regard dans celui de leur reine et attends patiemment qu’elle se décide à me libérer.

— Laissez-la passer, finit-elle par dire après m’avoir toisée un long moment de ses yeux d’un bleu aussi glacial que le ciel d’hiver. Elle ne sait manifestement pas apprécier notre compagnie.

Je retiens un soupir de soulagement. Malgré la capitulation de mes ennemies, je reste sur mes gardes. Tant que je ne serai pas hors de leur portée, je serai toujours en danger. D’ailleurs, je ne fais que quelques pas, que la voix aiguë de la fiancée de Jean résonne à nouveau cruellement à mes oreilles :

— Mais attends ! Permets-nous au moins de t’offrir ton présent avant que tu ne t’en ailles !

Je ne me retourne pas et poursuis ma route, accélérant la cadence. Une douleur aiguë entre les omoplates me fige sur-le-champ. Une autre me pousse à faire un pas. Oh non. Des rires mesquins s’élèvent et je n’ai d’autre choix que de courir, une main maintenant fermement l’anse de mon panier, malgré les poignées de cailloux qui écorchent la peau de mon dos. Je passe rapidement devant la Recousue dont la réapparition instantanée m’aurait intriguée en d’autres circonstances, et cours sans m’arrêter jusqu’à ce que j’atteigne la porte de ma maison. Le visage inquiet de ma mère m’accueille, me brisant davantage le cœur. Sans prendre la peine de nettoyer mes larmes, je m’écroule dans ses bras, tremblante.

— Pourquoi me font-elles ça, Maman ? Que leur ai-je fait ?

— Ma pauvre chérie ! Je suis tellement désolée !

— Je les déteste ! Elles sont si cruelles !

— Elles le regretteront un jour, je te le promets, me réconforte-t-elle en caressant doucement mes cheveux.

— Quand cela ? J’en ai assez de subir tous ces tourments parce que mes yeux sont horribles ! C’est injuste !

— Ne dis pas cela, Elena. Écoute-moi, s’écrie ma mère tendrement en prenant mon visage entre ses mains afin d’essuyer les larmes sur mes joues. Tu as les plus beaux yeux du monde. Crois-moi, ajoute-t-elle précipitamment face à ma moue dubitative. Tu es juste dans un lieu où les gens ne savent pas apprécier ta particularité. Mais aie confiance. Un jour, tu verras que tes iris ont bien plus de valeur que n’importe quel trésor de ce monde.

— Tu dis seulement cela parce que tu es ma mère ! rétorqué-je d’une voix tremblante.

— Je dis cela car c’est la vérité, réplique-t-elle en me serrant dans ses bras. Tu verras bientôt. Tu comprendras que j’ai raison. Et cela arrivera bien plus vite que tu ne le penses.

Comments (1)
goodnovel comment avatar
Viola Mahotiere
magnifique
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