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Au vu des antécédents bien connus de Lucas Harper, on aurait pu croire que ce dernier réagirait avec colère suite au départ d’Allyn. Ce fut pourtant tout le contraire.

Dans les premiers jours, Lucas se contenta de naviguer dans ses activités avec une léthargie proche de la nonchalance et du « je-m’en-foutisme ». Lorsqu’il se trouvait à la cafétéria, il ne participait jamais aux conversations, et ce, même quand on le sollicitait directement. Quant à la bibliothèque, il n’y avait pas encore remis les pieds. Alice, sa nouvelle coéquipière toute désignée, n’avait pas non plus cherché à le motiver. Bien trop déroutée par les disparitions brutales et rapprochées de ses deux meilleurs amis, la jeune femme se contentait de vivre au jour le jour comme l’unique survivante d’une guerre meurtrière.

Leurs autres camarades, quoique plus loquaces, n’en menaient pas plus large ; Enzo étant le plus touché d’entre eux par les adieux d’Allyn. Ayant toujours éprouvé un faible pour la jeune femme – inclination qui s’était progressivement muée en affection amicale, presque fraternelle – il ne parvenait pas à digérer que Lucas ait pu lui permettre de s’en aller. Enzo n’avait pas encore osé aborder le Singulier à propos des motivations d’Allyn, toutefois il se doutait que le temps était compté avant que ses nerfs ne craquent et que sa curiosité l’emporte sur la décence.

Parce que les récents événements les avaient pénalisés dans leurs effectifs, Loïc Fortin insistait fréquemment auprès de ses Singuliers pour qu’ils se remettent en selle. La direction semblait par ailleurs avoir passé l’éponge sur les agissements discutables d’Harper qui auraient dû, en temps normal, le dispenser de voyages pour une durée plus ou moins conséquente. Ce qui l’aurait certainement arrangé. Seule l’intervention du Dr Julia Olivia parvint à calmer les ardeurs de Fortin face à un Lucas Harper complètement désintéressé.

— Ça vous dit de sortir un peu ce soir ?

Ils se trouvaient tous les sept assis autour de leur table habituelle pour dîner. Alice, installée en face de son nouvel équipier, dévisageait ce dernier avec affliction. Elle ne l’admettait pas encore à haute voix, mais elle craignait fort que laisser les choses se dérouler ainsi n’engouffre Harper dans une dépression plus profonde. La preuve étant qu’il n’avait pas encore touché à son assiette, se contentant de jouer d’un air distrait avec son poulet rôti du bout de sa fourchette.

Dans l’ensemble, la table se montra séduite par son idée, certains débordant même d’un enthousiasme peu modéré. Mais en toute franchise, seule la réponse de son binôme lui importait. Malheureusement pour elle, Harper était à des lieux de leur conversation et ne tentait rien pour se montrer ne serait-ce qu’un peu réceptif à ce qui se passait autour de lui.

— Lucas ?

Encore une fois, il l’ignora sans qu’elle sût s’il l’avait vraiment entendue. La vérité était qu’il songeait encore et toujours à Allyn, et que dans ces moments récurrents, il se coupait entièrement du monde. Il ne se passait plus un instant sans qu’il ne pensât à elle, à son regard désemparé, son désespoir au moment des adieux. Avant même qu’il ne puisse contrer la colère qui le gagnait, cette dernière se répercuta sur son pauvre blanc de poulet. Allyn n’avait pas choisi de rejoindre ces abrutis à Hemera. Elle ne l’avait jamais désiré, ne s’était jamais battue pour ; au contraire des efforts acharnés qu’elle avait déployés pour être acceptée en tant que Singulière. Alors pourquoi le sort s’était-il acharné sur eux de la sorte ?

— Lucas ? insista Guillaume d’une voix plus ferme que celle de sa copine.

Le Singulier dirigea enfin son attention vers ses amis. Le regard vague, l’air de n’en avoir cure, il s’enquit de ce qu’on pouvait bien lui vouloir. Alice reformula donc patiemment sa proposition et il acquiesça d’un simple signe de tête distrait avant de quitter la table avec son plateau intact. Aucune réflexion ne fusa suite à son départ et le silence s’imposa quelques minutes, jusqu’à ce que Lily ne puisse plus se contenir davantage.

— Bon sang, ils l’ont mis sous calmants ou quoi ? Depuis quand Lucas se comporte-t-il tel un zombie vis-à-vis de ce qui l’entoure ?

Constatant qu’aucun de ses collègues ne souhaitait répliquer, elle poursuivit avec hargne :

— D’accord, il a perdu son équipière… et alors ? Ce n’est pas comme si elle était morte comme Anna, Hugo ou Axel !

Toujours silencieux, Alice et Enzo échangèrent un regard lourd de sens. Si cette première parvint à tenir sa langue, Enzo se sentit pour sa part obligé d’intervenir.

— Dis-moi, Lily, tu ne t’es pas demandé pourquoi Lucas ne t’avait pas envoyé de texto pour t’inviter aux adieux d’Allyn ?

La rouquine haussa les épaules.

— Comme si je m’étais sentie concernée par son départ.

— Très bien, alors maintenant fais-toi également à l’idée que certains autour de cette table ont perdu une véritable amie ce jour-là. Si tu n’es pas capable d’éprouver de la compassion pour Allyn, essaie au moins d’en afficher pour ceux qui sont avec toi aujourd’hui.

Lily se renfrogna, incapable d’ajouter quoi que ce soit devant ce manque de soutien évident de la part de ses autres collègues. Alice et Enzo eurent l’espoir de la voir s’éclipser dans ses appartements pour le reste de la soirée, mais elle se présenta tout de même en bas des marches en marbre de l’Organisation à 21 h tapantes. Vêtue d’une robe verte à paillettes tapageuse, elle affichait une expression déterminée et agit à l’égard de ses camarades comme si de rien était.

Juliette et Guillaume terminaient leurs cigarettes lorsque Lucas se pointa enfin au rendez-vous. Il ne s’était pas changé depuis le dîner et portait toujours son jean noir et une chemise assortie qui aurait bien eu besoin d’un coup de fer à repasser ; Alice jugea néanmoins phénoménal de le voir accepter une sortie de groupe sans protester.

— Parfait ! s’exclama-t-elle, ravie que tout le monde soit enfin prêt au départ.

Le groupe se scinda en deux pour partager les voitures. Puisqu’Alice insista discrètement pour faire monter Harper avec Guillaume et elle, Enzo et Roxie n’eurent d’autre choix que de partager la voiture de Lily et Juliette. La jeune blonde s’excusa du regard à l’adresse du coach sportif et tous se retrouvèrent près de trente minutes plus tard dans le bar où ils avaient coutume de se rendre.

L’ambiance était déjà à son comble. En ce début du mois de mai, le soleil se couchait beaucoup plus tard et offrait un climat plutôt agréable. De ce fait, les portes vitrées avaient été laissées ouvertes et la musique festive animait une bonne partie de la rue. Choix fort peu agréable pour les voisins, mais sacrément judicieux pour attirer la clientèle.

Fidèles à leurs habitudes, les sept collègues restèrent groupés le temps de passer la première commande, puis se dispersèrent selon leurs désirs : certains se retrouvèrent sur la piste de danse comme Roxie, Juliette et Guillaume, d’autres choisirent de profiter tranquillement de leur boisson afin de se laisser doucement ambiancer. Harper, lui, appartenait à une catégorie hors norme. Il n’avait pas rechigné pour se laisser entraîner cette fois-ci, mais on voyait clairement qu’il ne savait pas trop pourquoi il avait accepté. Enzo tenta de le lancer dans une conversation, cependant il éprouvait encore quelques difficultés à interagir avec son ami en raison de leurs non-dits et se contenta finalement d’échanger un énième regard explicite avec Alice.

Lucas n’était pas idiot. S’il avait choisi de faire attention à ce qui l’entourait, il aurait remarqué que sa coéquipière agissait avec lui comme une maman poule angoissée à l’idée de voir la bombe exploser. Seulement il s’était si profondément enraciné dans son malheur qu’il n’était plus réceptif aux agissements d’autrui, et le fait qu’Alice refuse toute invitation de Guillaume et Roxie dans l’espoir de rester à ses côtés afin de le dégriser ne lui avait pas encore effleuré l’esprit.

Peu de temps après leur arrivée, Lily se fit offrir un verre par un inconnu qui l’attira au bar. Personne n’en fut étonné en raison de la tenue provocante qu’elle avait enfilée ce soir-là et Enzo se détendit sensiblement après son départ. Durant six mois, il avait apprécié de pouvoir se moquer ouvertement de la rouquine en compagnie d’Allyn. Maintenant que cette dernière était partie, chaque rappel de leur complicité perdue ajoutait une épine à la blessure déjà conséquente qui lui rongeait l’estomac.

Ils auraient aimé pouvoir danser pour se vider la tête, seulement Alice et lui demeuraient à présent les derniers remparts entre Lucas et la solitude. Et même s’ils étaient persuadés que leur ami ne verrait aucune différence entre avant et après leur départ, ils ne pouvaient se résigner à l’abandonner là, avec son Cuba libre à peine entamé.

— Tu veux autre chose ? proposa Enzo en désignant le verre vide de son amie.

Cette dernière accepta et se retrouva temporairement seule avec Harper. Elle entreprit à deux reprises d’entamer la conversation, espérant que leur intimité soudaine favoriserait leurs échanges ; sans succès. Lorsqu’Enzo revint six minutes plus tard, Alice avait la tête appuyée sur sa main droite et le regard aussi éteint que celui de son partenaire.

— Oula ! Vieux, ça devient contagieux ta déprime.

Il déposa brutalement le verre d’Alice pour la réveiller et l’incita à rejoindre Guillaume sur la piste de danse. D’abord réticente, Alice finit par céder. Elle emporta donc son verre avec elle et, avec un dernier coup d’œil coupable pour Lucas, s’éloigna afin de profiter de l’ambiance festive.

— Évite de nous la déglinguer, s’il te plaît, c’est une des seules amies sensées qu’il nous reste.

Réalisant après coup qu’il n’avait pas choisi la bonne approche, Enzo se racla la gorge et avala une bonne gorgée de sa bière pour se donner du courage. En face de lui, Harper ne semblait même pas avoir remarqué sa présence. Ses yeux gris avaient adopté une expression terne, presque vide, comme si son âme avait de nouveau déserté son corps mais qu’aucune autre n’était venue la remplacer. Sa bouche esquissait une sorte de moue boudeuse, accentuée par le fait que son menton reposait dans le creux de sa main gauche. La droite, quant à elle, jouait distraitement avec son verre plein dont les glaçons avaient à présent tous fondu.

— Lucas, tu m’écoutes ?

Enzo se redressa contre le dossier de sa chaise. Il n’avait jamais vu ça. Harper était une sorte d’électron instable qui sortait de ses gonds pour un oui ou pour un non. À la mort de sa sœur, il avait envoyé deux agents de sécurité à l’infirmerie dont l’un d’entre eux s’était carrément vu prescrire des jours d’incapacité totale de travail. Lorsqu’Axel avait péri à son tour, Enzo avait pensé que Fortin le ferait enfermer après qu’il eut détruit une grande partie des locaux de l’infirmerie. Quand Allyn était entrée dans leur vie pour remplacer son frère, Lucas avait manifesté à son égard une si grande animosité que tous avaient éprouvé une sorte de curiosité malsaine, pour au final ne jamais comprendre ce qui l’avait poussé à de telles extrémités sans même la connaître.

Dans n’importe quelle circonstance, Lucas devenait colérique, instable et destructeur. Alors quand Allyn les avait quittés un mois plus tôt, nombre d’entre eux s’étaient attendus à le voir réagir de la même manière. Pourtant il n’en avait rien été. Lucas s’était enfermé dans sa coquille, se vidant jour après jour de toute étincelle de vie pour ne plus être à présent que l’ombre de lui-même : incapable d’interagir avec ses amis ou de s’enfiler ne serait-ce qu’un cocktail un soir de semaine.

Bien que Guillaume fût beaucoup plus proche de Lucas qu’Enzo, ce fut ce dernier qui se sentit davantage concerné par son rétablissement. À l’égard d’Allyn certainement, ou juste pour se permettre à son tour d’afficher son deuil en évitant de s’en prendre à un ami déjà à terre. Alice et lui avaient pris sur eux, au cours du mois dernier, pour tenter de lui redonner goût à la vie. Mais ce soir-là, après moult tentatives désespérées, Enzo ne put se contenir. La colère et la bière aidant, et bien qu’il se doutât qu’il s’agissait là d’une très mauvaise idée, il décida de provoquer Harper afin de le faire réagir.

— Je l’ai embrassée, tu sais ? Elle compte pour moi. Pas autant que ce qu’elle signifie à tes yeux, car j’ai accepté le fait que nous serions toujours amis quoi qu’il arrive, mais ce n’est pas pour autant que tu es le seul à plaindre dans cette histoire. Or depuis un certain temps, Alice et moi – et les autres, bien sûr – avons l’impression de devoir faire le deuil de non pas deux mais de trois amis qui nous sont chers. Alice est épuisée par ton comportement. Elle a déjà perdu Hugo et ne tient pas à te perdre toi aussi. Je suis sûr que tu peux le comprendre.

Pour la première fois depuis longtemps, une étincelle traversa les pupilles de Lucas. Enzo y vit là un signe encourageant, persuadé que son discours avait semé la graine qui allait lui permettre de remonter la pente. Hélas, il aurait dû se douter que de toutes ses paroles grandiloquentes, celles que Lucas retiendrait ne seraient pas les plus agréables.

— Tu l’as embrassée ? répéta-t-il d’une voix d’outre-tombe.

Le demi-sourire d’Enzo s’envola.

— C’était bien avant que vous soyez ensemble, précisa-t-il. Pour ma défense, tu n’étais pas ce qu’on peut appeler un équipier très prévenant à son égard. Je n’ai compris qu’il y avait un truc entre vous qu’au moment où elle m’a repoussé.

— Tu viens de dire que nous n’étions pas ensemble à ce moment-là.

Enzo soupira.

— Je l’ai embrassée en février. Ça te va comme approximation temporelle ? Je ne sais rien de votre histoire et je ne veux pas savoir : Allyn a été claire avec moi dès le début et depuis nous sommes amis, c’est tout.

Profitant du silence d’Harper, il poursuivit :

— Écoute, vieux, je suis désolé. Je ne voulais pas te l’annoncer comme ça, et à vrai dire, je ne pensais même pas t’en parler un jour tellement ce détail est insignifiant à nos yeux. Tout ce que je désirais ce soir, c’était te secouer un peu parce que tant que tu ne te seras pas ressaisi, je ne pourrai plus te dire tes quatre vérités comme j’en ai envie.

Enzo sut qu’il ne devait plus rien ajouter et se leva non sans tapoter le bras de Lucas afin de retrouver Alice sur la piste de danse et lui demander de prendre la relève. Leur coordination laissa malheureusement à désirer, car une tierce personne profita de la place libre pour importuner celui qui ne désirait plus échanger le moindre mot avec qui que ce soit.

— Ce type était d’un ennui ! soupira Lily en étalant ses avant-bras sur la table pour attraper la carte des cocktails.

Face au manque de réaction d’Harper, ses yeux papillonnèrent vers ce dernier dont la mine encore plus renfrognée indiquait clairement que son cerveau était en train de se remettre en activité.

— J’ignore ce qui me ferait plaisir, chantonna-t-elle en prétextant hésiter devant la carte pour poursuivre son monologue. Je peux goûter dans ton verre ?

Encore une fois, elle dut faire comme si Lucas lui avait témoigné un peu d’égard et se servit sans plus attendre en frôlant intentionnellement le bras de son collègue au passage.

— Mmmh, mais il est délicieux, affirma-t-elle en s’offrant une deuxième gorgée. Je pense que je vais partir sur la même chose que toi. C’est un Cuba libre, c’est ça ? Lucas ?

Si Harper avait été opérationnel, il aurait compris dès la première approche de Lily que cette dernière était totalement soûle. La preuve étant qu’elle ne se souciait même plus de son décolleté vertigineux qui descendait bien plus que ce que sa propre décence lui accordait d’ordinaire. Imperméable à ses babillages incessants, il ne réalisa pas qu’elle se servait dans son verre et ne prêta pas plus attention à l’intonation doucereuse qu’elle utilisait lorsqu’elle s’adressait à lui. Le seul déclic qui stimula son esprit fut lorsque, pour une raison qui lui échappa, la main de Lily se posa sur sa cuisse droite. La réponse ne se fit pas attendre cette fois-ci, et pour Alice, qui revenait à ce moment précis à leur table sur les bons conseils d’Enzo, ce fut l’ahurissement total.

— Bordel, Lily, casse-toi !

Lucas se releva si brusquement qu’il en aurait renversé la lourde table en bois si cette dernière n’avait pas été fixée au sol. La rouquine bascula sur le côté, ne se rattrapant au bord lisse de la table qu’à la dernière minute. Ses yeux reflétaient sa confusion et le verre qu’elle tenait à la main un instant plus tôt gisait sur le sol, sous forme de débris coupants.

— Lucas !

N’ayant pas été capable d’intervenir avant le drame, Alice se rattrapa du mieux possible en saisissant le bras de son équipier avec fermeté. Parce qu’il avait assisté de loin à la scène, Guillaume arriva peu de temps après sa copine et essaya tout autant qu’elle de calmer leur ami. À son tour, Juliette s’approcha de Lily afin de faire le point sur son état.

— Ça va, je vais bien ! déclara Harper en se dégageant de leur poigne. J’ai juste besoin d’air.

Alice et Guillaume le libérèrent de mauvaise grâce, désireux de ne pas accentuer le scandale qu’ils offraient déjà. D’un commun accord, ils arrivèrent à la conclusion que seule Alice chercherait à lui parler une fois qu’il se serait un peu calmé.

Tous les fêtards se montrèrent suffisamment intelligents pour ne pas freiner Lucas dans son avancée, et quand il se retrouva enfin dans la ruelle des fumeurs, son cœur se serra une fois encore. Il n’y avait plus songé avant d’y remettre les pieds, mais ce bar avait été celui dans lequel ils avaient conduit Allyn après sa première mission. Il se souvenait par ailleurs parfaitement de leur conversation et de la manière dont, tout en connaissant les risques encourus, elle avait insisté pour demeurer son équipière.

Nostalgique, il s’assit sur le rebord du trottoir et se surprit à contempler le ciel dépourvu de la moindre étoile. Se pouvait-il qu’elle soit là, quelque part derrière les nuages qu’il ne distinguait plus dans l’obscurité ? Sans se soucier de ceux qui fumaient leur clope un peu plus loin, il partit dans un rire dédaigneux qui ressemblait presque à un appel à l’aide. Mais que se passait-il dans sa tête ? Hemera se situait dans une tout autre dimension, Allyn n’était pas un de ces petits angelots vivant dans les nuages ! Il n’était même pas certain qu’il y ait des nuages là où elle se trouvait actuellement.

— Je peux m’asseoir ?

Lucas acquiesça, trop honteux pour oser croiser le regard de son équipière. Cette dernière s’installa sur sa droite, remonta ses genoux contre sa poitrine puis hésita quelques secondes avant de poser sa tête contre l’épaule d’Harper.

— Tu sais, commença-t-elle au bout d’une minute de silence qu’ils apprécièrent tous deux, Allyn m’a fait promettre de prendre soin de toi une fois qu’elle serait partie. Mais cela ne veut pas pour autant dire que je n’en aurais rien fait si cela n’avait pas été le cas.

Alice se mordit la lèvre : elle avait longuement hésité avant de citer Allyn devant Lucas, car elle en redoutait les conséquences. De surcroît, une partie d’elle ne pouvait s’empêcher d’approuver secrètement les propos désobligeants que Lily avait tenus plus tôt dans la soirée. Sur le coup, la Singulière s’était trouvée tout aussi indignée que le reste de la table, mais en y repensant à deux fois, Alice avait songé à la mort affreuse de Hugo et à l’impact que cela avait eu sur leur vie. Bien entendu, Alice allait beaucoup mieux depuis qu’elle avait bénéficié d’un bel aperçu d’Hemera grâce à Allyn, mais ce n’était pas pour autant que la disparition de Hugo en devenait moins tragique.

Mais là n’était pas la question. Après tout, si Allyn n’était pas morte dans d’atroces souffrances, personne n’avait déclaré que seul ce mérite était recevable pour que l’on pleure votre disparition. Or Allyn ne les avait pas quittés de son plein gré. Il suffisait de se remémorer à quel point elle était dévastée… Tous avaient bien compris lors de ces adieux que leur amie n’avait pas seulement abandonné un travail, mais plutôt renoncé à sa propre vie.

Ne recevant aucune réponse de la part de son camarade, Alice laissa ses pensées dériver quelque temps et ne reprit conscience de son environnement qu’en entendant Lucas réprimer un sanglot. Pour qu’il se fût laissé aller à ce point-là, devant elle mais aussi une flopée de jeunes fumeurs bruyants, c’était qu’il devait avoir atteint sa limite pour la soirée.

— Hey, murmura-t-elle en enfermant sa main dans les siennes.

— Désolé.

Il ne pleurait pas à chaudes larmes. En fait, il ne pleurait pas vraiment. Toutefois sa voix étranglée reflétait toute la douleur qu’il avait accumulée jusqu’à présent.

— Allyn n’aimerait pas que tu te laisses aller à cause d’elle, admit Alice avec douceur. Pense qu’elle est peut-être en train de nous espionner à l’heure actuelle, plaisanta-t-elle. Que dirait-elle, hein ?

— Honnêtement, cela m’étonnerait qu’Allyn ait le temps pour ce genre de choses.

Sa voix encore chevrotante dissimulait une rancœur qu’il n’arrivait pas encore à bien exprimer. Une idée absurde et égoïste selon laquelle Allyn l’aurait tout simplement abandonné.

— Tu veux connaître un secret ? poursuivit son équipière avec malice.

— Ai-je vraiment le choix ?

— Je ferai comme si tu étais un brin motivé. Figure-toi que quand j’étais petite, mes parents ne me laissaient jamais faire du ski avec eux. J’avais six ans, tu comprends, alors ils m’abandonnaient dans les cours pour enfant afin de profiter de pistes beaucoup plus dangereuses que celles dont ils auraient dû se contenter en ma compagnie.

— Quelle triste vie, lâcha Harper.

— Laisse-moi finir.

— Oui, parce que pour le moment je ne saisis pas bien le rapport.

Alice se redressa afin de lui asséner une chiquenaude sur son bras droit.

— Je peux finir ? Bien. Alors comme je disais, je supportais ces cours sans arrêt. Et quand je te dis « sans arrêt », c’était deux semaines non-stop, une fois par an jusqu’à mes onze ans. Et je dé-tes-tais le ski. Mais alors à un point que tu n’imagines pas. J’étais nulle, et pire que tout, les enfants étaient mauvais avec moi. Je ne ressentais aucun plaisir à être constamment la dernière de la file, celle qu’on mettait sans arrêt en retrait de peur qu’elle fasse tomber tout le monde.

Bien qu’il ne vît toujours pas le rapport avec son problème, Harper esquissa une moue compatissante. Il ne comprenait pas l’insistance d’Alice vis-à-vis de son histoire de jeunesse, mais dans un sens, cela le soulageait d’aborder un sujet aussi banal après ce début de soirée complètement foireux.

— Alors j’ai commencé à me visualiser dans une télé-réalité, poursuivit-elle à son grand étonnement. Pas du genre de maintenant, hein, précisa Alice devant le drôle de regard que lui lança Lucas. J’avais six ans, je te rappelle… Non, je m’imaginais juste filmée et observée par des gens que j’appréciais : ma classe de CP, puis ma meilleure amie de primaire, de banals inconnus qui auraient admiré mon style légendaire, et bien plus tard, vers l’âge de onze ans, le garçon de CM2 qui me faisait craquer. Cela aurait pu paraître débile pour ceux qui m’accompagnaient, mais à partir de ce moment-là j’ai pris nettement plus de plaisir à skier. Je me prenais pour une professionnelle, je parlais même toute seule par moments ; mais je m’en fichais : j’avais trouvé une parade afin d’apprécier les pistes qui m’occasionnaient des frayeurs de dingues et j’en étais ravie. Alors tu vois, conclut-elle avec un sourire penaud. Nous sommes peut-être incapables de savoir de façon certaine si Allyn a le temps de se poser devant un de ces prodigieux dolmens, mais nous pouvons au moins l’espérer et agir comme tel. Juste pour être sûrs qu’elle serait fière de nous si c’était le cas.

Lucas sourit. Incapable de prononcer le moindre mot pendant un moment, il se décida finalement à ne dire que la stricte vérité.

— Tu sais que tu es bizarre parfois comme fille ?

— Je préfère toujours prendre cela comme un compliment.

— Toujours ? Parce qu’on te le dit souvent ?

— Plus que tu ne l’imagines.

Ils échangèrent un sourire et se repositionnèrent tête contre épaule.

— Merci, Alice.

Pour toute réponse, elle réalisa une pression affectueuse sur la main d’Harper qu’elle avait également reprise dans les siennes. Au cours de ces derniers mois, ils avaient eu pas mal de différents autour d’Allyn et il était ironique que la personne qui les avait « éloignés » soit également celle qui les rassemblât lors de sa disparition.

— Tu vas aller mieux, déclara Alice avec fermeté. Ça ne fait qu’un mois, c’est normal de déprimer de temps à autre. Mais tu dois aller mieux. Pour toi, pour elle, pour nous tous qui nous inquiétons à ton sujet.

Lucas acquiesça. Il ne pouvait mettre sa sensibilité soudaine sur le compte d’un cocktail qu’il avait à peine consommé, il en déduisit donc que la sollicitude d’Alice était ce dont il avait besoin ce soir-là pour se remettre d’aplomb et avancer malgré le malheur qui le consumait de l’intérieur.

Il fallait qu’il se montre fort. Cela prendrait le temps qu’il faudrait, mais Harper saurait remonter la pente. Et s’il ne considérait pas cela d’une grande utilité, il se surprit à regarder une fois encore vers le ciel en priant pour que, dans cette autre dimension, Allyn ait encore un peu de temps pour penser à lui.

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