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Chapitre 1

1

Un long soupir m’accompagne tandis que je me laisse couler sur le dossier de mon fauteuil. Récapitulons : le sol est en train de sécher, les DASRI2 sont prêts à être embarqués et la mise à jour de l’ordi est enfin terminée. Je crois qu’on est bon.

— J’ai envie d’un sandwich, confessé-je.

Maël hausse un sourcil, car il sait que cette figure comique m’arrache toujours un sourire. Assis comme à son habitude sur la commode où je range mon matériel en rab, il me scrute avec insistance.

— Un repas de rêve pour celle qui ne mange pas de la journée, me taquine-t-il.

— Attends, je ne te parle pas de la vieille tranche de jambon entre deux mies de pain là ! Mais du bon gros sandwich avec overdose de garniture de chez Phil. Tu crois qu’il sera encore ouvert, le temps de rentrer ? ajouté-je avec une pointe d’angoisse.

— Autant partir tout de suite pour ne pas prendre de risque, approuve-t-il en haussant les épaules. Tu as terminé, non ?

Maël n’attend pas que j’éteigne les néons qui m’aveuglent à longueur de journée pour traverser la porte de mon cabinet. En parfaite reine des tocs à répétition, je vérifie trois fois d’avoir bien éteint le chauffage avant d’attraper mon manteau et de suivre ses pas. Hélas, j’ai à peine amorcé un mouvement vers la sortie que mon ami réapparaît à reculons, les pas cadencés comme ceux d’un robot.

— Maël ?

— Tu as fini ta journée, on est bien d’accord ?

— Oui, pourquoi ?

— Il y a des mecs qui poireautent dans ta salle d’attente.

— Hein ?

Honteuse à l’idée d’avoir négligé un aspect de mon planning, je consulte mon agenda sur mon smartphone avant de secouer la tête pour manifester mon incompréhension.

— C’est à n’y rien comprendre… J’espère que Magalie ne s’est pas encore une fois embrouillée avec les rendez-vous.

— Oui, il ne manquerait plus que tu rates ton sandwich à cause de ces types, raille-t-il.

Faisant fi de son sarcasme, j’ouvre enfin pour accueillir mes visiteurs. Ils sont trois, deux hommes bruns au maintien strict et parés de somptueux costumes noirs, encadrant un rouquin d’approximativement quarante ans. Un instant, je me demande si ce type n’est pas un détraqué paranoïaque venu faire une prise de sang en urgence. Ce ne serait pas la première fois que mon karma m’attirerait les pires cinglés du quartier. Toutefois, j’ai d’ordinaire l’habitude de compter sur la présence rassurante de mes deux collègues kinés et de ma consœur. Ce soir, tout le monde est rentré chez soi bien avant moi et je ne peux me vanter de n’avoir que Maël pour roue de secours ; c’est-à-dire un jeune homme aussi drôle que charmant, mais qui serait tout aussi capable de me défendre que d’ouvrir une porte.

—Vous aviez rendez-vous ? lancé-je en guise de préambule. Parce que ma collègue est partie et que je ne vous ai pas trouvés sur mon agenda.

— Mademoiselle Rivière ! s’exclame celui du milieu en se levant pour me tendre une main que je serre. Enchanté de faire votre connaissance. Vous êtes bien Allyn Rivière, n’est-ce pas ?

L’homme aux cheveux roux carotte pivote pour adresser un regard de reproche à l’un de ses compères. Sans doute espère-t-il pouvoir rejeter la faute sur lui dans le cas où ils se seraient trompés d’interlocutrice.

— C’est bien moi, confirmé-je en remontant l’anse de mon sac à main sur mon épaule. Et vous n’avez pas répondu à ma question : avons-nous rendez-vous ?

— Non ! Grand Dieu, non, pouffe-t-il en fourrant ses mains dans ses poches de pantalon. Mais permettez-moi de me présenter à mon tour et vous comprendrez : Loïc Fortin, directeur adjoint de l’Organisation. Et voici Léo et Grégory, mes hommes de main.

Des bruits de sauterelles semblent germer dans l’enceinte restreinte de la salle d’attente. À mesure que le temps passe et que je demeure silencieuse, j’admire le sourire confiant de monsieur Fortin se décomposer pour afficher une moue perplexe.

— Je vois… Ainsi Axel vous a bel et bien tenue à l’écart de nos affaires. Je pensais qu’il aurait au moins vanté ses exploits lors de réunions de famille.

Axel !?

Mes jambes m’abandonnent tandis que je me sens tanguer, mon dos attiré par la surface stable d’un mur. Je ne peux le vérifier, mais je jurerais que mon teint a blêmi en l’espace de quelques secondes.

— Allyn ! Est-ce que ça va ? s’inquiète Maël.

— Mademoiselle ?

Je les dévisage un à un, mon ami prévenant, puis les trois olibrius qui n’aspirent qu’à me gâcher ma soirée pourtant bien méritée.

— Comment connaissiez-vous mon frère ? les interrogé-je, le front plissé et le regard méfiant. Vous faites partie de la même banque ?

Ça coule de source lorsqu’on prête attention à leurs vêtements : ces types respirent le luxe. Axel n’était pas du genre à s’habiller sur son trente-et-un, un simple jean et un t-shirt troué auraient suffi à son bonheur. Mais ce n’est pas pour autant qu’il ne savait pas se vêtir avec élégance quand les circonstances l’exigeaient. Le dernier costume de sa vie – mon cœur se serre à ce souvenir – il l’a emporté avec lui dans la tombe. Je n’étais pas présente le jour de l’enterrement, mes médecins me l’avaient formellement interdit, mais ma tutrice m’a assuré qu’il n’avait jamais été aussi beau.

— Nous travaillions ensemble, effectivement. Allyn, je vous prie de m’excuser si je parais trop enthousiaste en de pareilles circonstances, mais c’est une chance infinie pour nous d’avoir pu vous mettre la main dessus.

À les entendre, on pourrait croire que je suis une espèce en voie de disparition… alors que je ne suis qu’une simple infirmière essayant de vivre au jour le jour depuis le sinistre accident qui m’a coûté le dernier membre de ma famille et ma santé mentale. Un coup d’œil à Maël, qui reste silencieux mais tendu, me ramène à ces sinistres premières heures de convalescence. Dans mon malheur, j’ai au moins ramené une chose positive de l’hôpital : un ami. Un ami quelque peu fantomatique, mais qui n’a pas son pareil pour me dégriser quand la déprime se fait trop ressentir.

Maël m’adresse une moue hésitante, de toute évidence il ne sait pas quoi penser de cette histoire. Mon regard louche alors en direction de Léo et Grégory, avant de revenir sur Loïc. C’est moi ou ce type me fixe comme s’il prévoyait de me bouffer !? Je dois blâmer ma paranoïa pour ce qui va suivre :

— Écoutez, c’était vraiment charmant de faire votre connaissance, et très bizarre aussi, seulement il est tard et j’aimerais rentrer chez moi. Alors si vous pouviez…

Le rouquin s’avance d’un pas, quand moi j’en esquisse un pour me retrouver au niveau du chambranle de ma porte. Il est tard, trop tard. Dois-je blâmer mes collègues d’avoir une vie en dehors de leur travail ou dois-je en vouloir à mon zèle exemplaire de ces derniers temps ? Prenons les choses comme elles viennent : si ces types aux airs plus qu’étranges sont des amis d’Axel, je n’ai rien à craindre.

Sauf que ce type continue de te dévisager avec un sourire flippant !

— À ton avis, quel est le plus efficace entre la lame de bistouri et l’aiguille souillée contre ce genre de mec ? s’enquiert Maël comme s’il sollicitait mon avis sur la future garniture de mon dîner.

— Nous ne vous voulons aucun mal, assure monsieur Fortin. Nous représentons les intérêts d’Axel et j’ai l’honneur de vous informer que vous allez nous être d’une grande aide.

Je retiens un gloussement nerveux.

— D’une grande aide, vraiment ? Vous comptez sur moi pour participer à une campagne de vaccination ?

Mon interlocuteur se contente de nier d’un signe de tête, l’air amusé.

— Malgré tout mon respect pour votre profession, ce n’est pas cet aspect de votre personnalité qui m’a attiré jusqu’ici.

— Et alors quoi ?

Loïc jette un coup d’œil en arrière, échange un regard avec ledit Léo, puis revient vers moi après avoir conclu leur discussion silencieuse d’un hochement du menton.

— Je vais vous demander de nous suivre sans protester, m’informe-t-il alors que les gorilles s’approchent dangereusement. Le temps presse, mademoiselle, il vous faut absolument nous faire confiance.

Leur faire confiance !? Non, mais ils sont tombés sur la tête !

— Ne m’approchez pas !

— Nous ne vous voulons aucun mal.

— Allyn, enferme-toi dans ton cabinet ! s’écrie Maël.

Ses conseils sont inutiles, j’ai déjà balancé mon sac dans la salle et essaye de faire de la porte un rempart digne de ce nom contre ces fous. Hélas, il ne me faut pas deux secondes pour être contrée dans mon effort par les deux hommes de main.

— Espèce de sales tarés ! s’époumone mon ami invisible, torturé par le fait de ne pouvoir m’être d’aucune aide. Vous allez la laisser tranquille !?

Il s’écoule une brève seconde durant laquelle mon instinct de survie s’éteint. Cet interlude, je le dois au regard couvant de Léo, le premier gorille à avoir réussi à m’atteindre. Ce dernier n’a pas décoché un mot de toute la confrontation, à l’instar de son collègue, et pourtant ses yeux paraissent vouloir me pondre un roman.

— Ayez confiance, me murmure-t-il, nous étions des amis d’Axel.

— Je ne vous crois pas, chuchoté-je, aucune personne digne d’être estimée par mon frère ne me traiterait de la sorte.

— Monsieur Fortin s’y prend mal mais je vous conjure de l’écouter, je vous promets qu’il ne vous sera fait aucun mal.

— Léo, intervient le concerné, est-ce qu’il y a un problème ?

— Aucun, monsieur Fortin, Allyn est prête à nous accompagner.

Sans relâcher son emprise sur mon bras, Léo accentue l’intensité de son regard avant de reporter son attention sur le reste de la salle. On est d’accord que tout chez ces types donne envie de s’enfuir en courant, et pourtant, je ne peux me départir de cette étrange impression ; c’est comme si, au fond de moi, quelque chose étouffait ma conscience et me criait de les suivre pour connaître le fin mot de toute cette histoire.

— Je jure que s’ils te font du mal, je les hanterai jusqu’à la fin de leur vie, s’indigne Maël en les fusillant de ses iris bleutés furieux.

— Si seulement quelqu’un d’autre que moi pouvait te voir, je me sentirais un peu plus touchée par cette promesse, soufflé-je à mi-mot, tandis que l’on me conduit hors de la salle d’attente. Vous permettez que je ferme, au moins ? m’enquiers-je auprès de mes ravisseurs.

— Mais naturellement, nous ne sommes pas des sauvages, Allyn, se défend Loïc en haussant les épaules.

Je me retiens de lever les yeux au ciel alors que je me débats contre cette fichue clé qui me donne toujours du fil à retordre. J’ai l’espoir de croiser dans la rue un passant qui aura le courage de venir à mon secours, mais ces types ont tout prévu : une longue berline noire aux vitres teintées nous attend à deux pas de l’entrée du centre médical.

Je suis fichue ! Ces types vont me tuer.

— Je veux rentrer chez moi, protesté-je une dernière fois en luttant à contresens. Laissez-moi partir !

— Montez dans cette voiture, m’ordonne-t-on.

La poigne des gorilles est ferme mais jamais douloureuse, je dois leur concéder ce point. J’ignore lequel appuie sur le sommet de mon crâne pour me faire basculer à l’intérieur, mais je me retrouve vite prisonnière de leurs filets, avec un pincement au cœur à l’instant où j’entends les fermetures automatiques des portes résonner dans l’espace clos.

— Enfin ! se réjouit Loïc qui a pris place à mes côtés. Ne vous tracassez pas, ma chère, je vous assure que d’ici quelques heures, tout vous semblera clair comme de l’eau de roche.

— Oh, mais je vous assure, tout me paraît déjà très clair : vous êtes des dingues et je vais me retrouver à la une des infos dès demain matin.

Il s’esclaffe, ce que je trouve de très mauvais goût.

— Croyez-moi, Allyn, si nous avions l’intention de nous en prendre à vous, une nuit ne suffirait pas aux autorités pour vous retrouver.

J’échange un regard paniqué avec Maël qui s’est glissé à mes pieds, à moitié avalé par le dossier du siège du mort, faute de place, et ferme les yeux afin d’adresser ma toute première prière silencieuse.

S’il vous plaît, faites que je m’en sorte. Je vous jure de ne plus jamais me plaindre de ma vie de merde, je ferai les samedis de Magalie, je serai gentille avec la folle dingue, je prendrai le temps d’appeler plus souvent Emma… Mais faites que je sorte de là en un seul morceau !

— Je te conseille de dormir un peu, lance Maël après un coup d’œil au GPS. Il y en a pour près de deux heures de route.

Sérieusement ?

Je soupire et m’abandonne contre l’appui-tête. Mes yeux défilent sur les passants naïfs qui se hâtent de rentrer chez eux après une dure semaine de labeur. Que ne donnerais-je pas pour être à leur place…

Dure semaine ? tiqué-je en me redressant. Oh non ! Nous sommes vendredi ! Magalie n’aura aucun moyen de savoir que j’ai disparu avant lundi matin ! Ces petits enfoirés ont bien préparé leur coup.

Je jette un coup d’œil rapide à mes ravisseurs qui se sont réfugiés dans le silence. Que comptent-ils faire de moi ? Je n’ai pas d’argent, du moins pas plus qu’un individu lambda, et je ne possède pas plus de qualités qu’une autre femme prise au hasard dans la rue. Non, la seule différence qui fait de moi la cruche emprisonnée d’une berline noire, c’est ma parenté avec Axel. Dans quoi cet idiot est-il donc allé se fourrer !

Je grommelle à son intention durant l’heure qui suit, ne m’interrompant que pour contempler les reliefs imposants des chaînes de montagnes que nous avons fini par atteindre. La ville est loin, tout comme l’illusion de ma liberté. Et pourtant, c’est avec une logique qui me dépasse complètement que j’en viens à pleurer pour le sandwich que je ne pourrai finalement jamais m’acheter.

2-Déchets d’Activités de Soins à Risques Infectueux

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