9—Vous êtes une âme perdue?Telle est la première question qui me vient à l’esprit tandis que je me redresse sur mes jambes afin d’étudier l’étrange personnage qui est apparu à côté de moi. Je ne suis pas folle pourtant, j’ai bel et bien fouillé cette maison de fond en comble à la recherche d’une aide sans rien trouver d’utile et voilà que Monsieur «Je vous en prie, servez-vous de mon briquet, ça me fait plaisir!»débarque de nulle part! Puisque son briquet s’est refermé, je n’ai plus que le faisceau de ma lampe pour l’observer dans ce noir quasi complet; ce qui est loin d’être suffisant. Son sourire torve, qui ne m’échappe cependant pas, ne me met pas du tout à l’aise.—Une âme perdue? répète-t-il, secoué d’un rire inapproprié. Je ne crois pas, non.L’homme avance de quelques centimètres dans ma direction. Ses cheveux noirs frôlent ses épaules dans un style manga qui ne fait qu’augmenter le cocasse
10Maël enchaîne des paroles qui n’ont aucun sens pour moi. Le regard plongé dans le vide, je le devine gesticuler dans ma périphérie visuelle sans parvenir à me concentrer sur son monologue.Je ne saurais estimer combien de temps s’est écoulé depuis que Lucas et moi sommes revenus de notre excursion dans les Affres. Des bribes de souvenirs confus continuent d’affluer dans ma tête assommée. Ainsi, je crois me rappeler que l’on m’a conduite à l’infirmerie peu de temps après notre retour, quand les responsables de cette opération ont enfin réalisé que je me vidais dangereusement de mon sang au niveau de plusieurs coupures profondes.Mes yeux se portent sur les bandages qui entourent mes paumes, puis mes doigts effleurent doucement le pansement qui recouvre l’entaille la plus importante:celle qu’une pierre a causée au niveau de ma tempe droite lorsque je me suis précipitée pour sauver Harper. Dans le flot continu d’adrénaline, je ne m’en étais pas aperçu
11L’eau de la douche est d’un si grand réconfort que j’ai dans un premier temps l’impression d’être retournée dans mon ancien appartement. Maël est étendu sur mon lit, les mains rassemblées derrière sa tête. Il m’a laissée dormir et désire à présent que je lui fasse part de ma décision concernant la suite de nos aventures. Hélas, une tâche plus ingrate m’attend, une tâche que je ne peux me permettre de repousser plus longtemps.—Ils peuvent te voir, lui révélé-je dans un murmure presque inaudible.Adossée à la porte de ma salle de bain, je scrute ses réactions, m’attendant au pire. J’ai beau avoir remué cette confession dans tous les sens, aucune manière ne s’est avérée préférable à une autre, alors je me suis lancée sans cérémonie. J’en ai la gorge nouée. Je n’en reviens pas de culpabiliser pour une chose qui n’est même pas de mon fait. Mais Maël est mon meilleur ami, mon seul allié, il est normal que ce qui l’atteint me blesse aussi.—Hein&nbs
12—C’est le pied, murmuré-je en calant mes omoplates sur la pierre tiède qui me rafraîchit. Comment se fait-il que je ne sois jamais venue ici auparavant?—Ah, c’est le privilège des warriors, ronronne Alice en s’éventant inutilement avec sa main. Rien ne vaut un bon petit hammam pour évacuer toutes les toxines emmagasinées dans les Affres.—Mais toi, ça fait un petit moment déjà que tu n’y es pas retournée, la taquiné-je.—Ce privilège m’est tout de même accordé afin de me permettre d’évacuer toute la contrariété que j’engrange en demeurant cloîtrée à l’Organisation, réplique-t-elle, maligne. Et puis, comment résister quand personne n’est là pour nous ennuyer?Je dois admettre qu’elle a raison. L’Organisation est suffisamment grande pour que nous puissions tous vivre en parfaite harmonie sans nous marcher les uns sur les autres, mais il n’existe pas un moment dans la journée où j’ai pu trouver la salle de sport, l
13—Toujours prête?—Toujours prête.Ma gorge se serre, mais mon regard est déterminé. Je saisis la main de mon binôme qui m’entraîne avec lui dans les profondeurs des Affres.—Ça va? me demande Lucas, tandis que je titube dangereusement vers le sol.—Tête qui tourne, marmonné-je, une main sur la bouche.Je crois que je vais gerber.—Tu t’y habitueras avec le temps.Profitant du fait qu’il sonde les horizons, je m’assieds lourdement sur l’herbe dans laquelle nous avons atterri.—Un peu de verdure, enfin, déclaré-je en glissant mes doigts sur la rosée humide.—Ne te réjouis pas trop vite: ici rien n’est agréable et reposant par hasard.Je grimace, puis essuie mes paumes sur ma combinaison, avant de porter attention aux mèches de cheveux blonds qui tombent sur mes clavicules.Ah oui, c’est vrai, j’avais oublié ce détail.Lucas a la courtoi
14Je reste sans voix, tandis qu’Harper attend patiemment que ma langue se délie. Traverser la route désertique s’est passé sans mal jusque-là et j’ai même réussi à enjamber les cadavres de volatiles dispersés à l’entrée du parc sans difficulté particulière, mais je ne m’attendais vraiment pas à la vision d’horreur qui patiente près de la Sphère.—Je ne pense pas qu’ils soient offensifs, tente vainement de me rassurer Lucas. Il faudrait qu’un Ange Noir soit là pour les contrôler, ce qui n’a pas l’air d’être le cas.Mais je n’écoute plus les mots qui sortent de la bouche de mon équipier. Mes mains sont si moites, ma gorge si sèche et mon cœur si emballé, que je suis à deux doigts de repartir dans l’autre direction ou de supplier Lucas de me porter pour ne pas avoir à regarder où marcher. À moins d’une dizaine de mètres, entre nous et notre précieux billet de retour, se tient en effet une vingtaine de ce que je peux appeler sans hésiter le pire de tous mes cauc
15«Tu n’as pas peur des plantes au moins?».La question de Lucas continue de tourner en boucle dans ma tête, tandis que nous avançons une fois de plus au ralenti dans un chemin obscur et parsemé de lianes vertes dégoulinantes de sève. Ce n’est pas la première fois que je regrette que notre protégé ne soit pas une fillette fan de licornes à paillettes et de princesses rose bonbon. Quoique je sois persuadée que les Anges Noirs seraient également parvenus à pervertir la plus mignonne des poupées Barbie.Quand Lucas m’a annoncé le matin même que notre prochaine destination serait une serre de taille moyenne localisée près de Saint-Tropez et où le petit avait autrefois réalisé une chasse aux œufs de Pâques extraordinaire, j’ai vraiment cru qu’il se fichait de moi. Mais de toute évidence il ne blaguait pas.—Tu m’expliques, soufflé-je péniblement à cause de mon point de côté naissant, comment un simple jardin de soixante mètres carrés au
16Non, non, c’est impossible, pas comme ça… Pas après avoir si longtemps combattu pour échapper à toutes ces horreurs…Je tente par-dessus tout de me dégager du nuage noir qui m’entoure, mais cela revient presque à lutter contre un champ magnétique. Le bourdonnement des insectes m’assourdit, toutefois ce n’est rien en comparaison au sentiment de claustrophobie que je commence à développer.Harper.Telle est la première pensée qui me vient à l’esprit quand je parviens à me concentrer suffisamment pour faire le point sur la situation.Oh mon Dieu, Harper…Si je n’avais pas remarqué chez lui les premiers symptômes d’une panique anormale lors de notre lutte dans le cylindre de verre, je serais tentée de penser que mon partenaire s’en sort à merveille à l’heure actuelle. Malheureusement les dernières images de Lucas s’imposent dans ma tête comme un écho persistant: blême, suffocant, à la limite de l’agonie.Ressaisis-toi, Allyn