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J’arrive chez le médecin, l’air frais du mois de janvier me fait un peu de bien. À cet instant je me dis que cette sortie forcée en appellera peut-être d’autres. Puis je change d’avis en entrant. Le simple fait de devoir m’adresser à la secrétaire d’accueil me fait paniquer. Durant un instant, je sens ma température grimper en flèche et un voile couvrir ma vue. Je réussis néanmoins à me contenir et l’assistante m’invite à me rendre dans la salle d’attente. Cinq personnes s’y trouvent déjà, une femme avec son fils en bas âge, puis trois autres personnes, âgées. J’entends un « Bonjour monsieur » provenant de deux d’entre elles, seulement je ne réponds pas, je ne me sens déjà plus capable d’ouvrir la bouche ni même de relever la tête. Je reste là, assis, les yeux rivés vers le sol, attendant mon tour. Je ne saurais dire combien de temps. L’envie de me lever et de m’enfuir ne me quitte pas. J’ai envie d’un verre, d’être sur mon canapé et de remettre cela à plus tard. Mais je tiens le coup, et mon tour arrive.

Ma médecin est une femme, Célia l’a d’ailleurs choisie pour cela, c’est la seule du cabinet. Elle connaît très bien Eléanore et l’a suivie de la grossesse de sa maman jusqu’à ses six ans. Moi, je ne la connais que très peu, je suis rarement malade et c’est toujours Célia qui y emmenait notre fille. La médecin a une petite cinquantaine d’années, ou plutôt une bonne quarantaine devrais-je dire, je lui aurais donné quarante-huit ans si cela avait eu de l’importance. Je me sens donc jeunot face à elle, du haut de mes trente-cinq ans que je viens tout juste de « fêter ». Elle est de taille moyenne, mince et arbore une mine assez stricte. Je me souviens à cet instant que j’avais reproché à Célia de l’avoir choisie comme « médecin traitant » pour notre famille, je lui trouvais un air sévère, pas l’idéal pour suivre un enfant. Seulement ma femme éprouvant une gêne à l’idée de se faire ausculter par un homme, j’avais dû me résigner à son choix.

— Bonjour Adam, comment allez-vous ? débute-t-elle après s’être assise dans son fauteuil.

— Ça va.

— Cela fait maintenant cinq mois, se sent-elle obligée de préciser, pouvez-vous me décrire l’état dans lequel vous estimez être ?

— Je fais aller.

Elle me dévisage, comme attendant un complément de réponse, mais doit se satisfaire de cela.

— Vous êtes censé reprendre le travail dans deux semaines, vous sentez-vous capable de le faire ?

Je suis venu à ce rendez-vous avec la certitude que non, je m’en sens incapable, c’est évident. Pourtant, lorsqu’elle me pose cette question, j’hésite.

— C’est à vous de me le dire, non ? tenté-je.

— À partir de vos réponses, Adam, je ne suis pas dans votre tête.

— Je ne vais pas bien, dis-je, mais je suis dans une impasse.

— Que voulez-vous dire ?

— Comme vous l’avez dit, cela fait cinq mois et je ne vois pas d’améliorations, donc…

Elle lève les sourcils, comme pour m’encourager à continuer.

— Que vous me donniez six mois ou douze mois d’arrêt, je ne suis pas certain que cela changera quoi que ce soit. La question est de savoir si je pourrai un jour reprendre ce travail. Je crois que le seul moyen de le savoir est d’essayer.

— Vous voulez reprendre dans deux semaines ? me demande-t-elle, apparemment incertaine d’avoir bien interprété mes dires.

— Je crois que je veux essayer. Pour être honnête, je ne suis pas du tout certain d’en être capable ni même de le vouloir, seulement je ne le saurai pas davantage en attendant plus longtemps.

Elle se laisse choir au fond de son dossier et m’analyse du regard, avant de reprendre :

— Racontez-moi vos journées.

— Comment ça ?

— Qu’est-ce que vous faites ? Vous vous levez le matin… ensuite ?

— Comme beaucoup, j’imagine, je me prépare un café.

— Puis ?

— Je me douche, je pars en balade, je reviens pour manger puis recommence…

La vérité est que j’ai honte de mon quotidien, je ne me sens pas lui dire que j’avale plus de whisky que d’eau et que mon pantalon de jogging est la plupart du temps le seul vêtement que je porte de la journée.

— Vos balades vous font-elles du bien ? Vous aident-elles à réfléchir ?

— Mes seules réflexions portent sur la souffrance que ma fille et ma femme ont pu ressentir, et sur ce que je ferais si je pouvais revenir en arrière.

— D’accord, répond-elle.

Elle se lève et contourne son bureau jusqu’à moi avant de reprendre :

— C’est tout à fait normal, il s’agit de l’étape qui précède l’acceptation.

Elle me fait signe de me lever et de la suivre. Ce que je fais, jusqu’à sa table d’auscultation.

— Et cette étape, demandé-je, est-ce qu’elle dure longtemps ?

— Plus ou moins, cela dépend aussi de votre entourage.

— Comment ça ?

— Ceux se refermant sur eux-mêmes voient souvent cette étape s’éterniser, c’est pour cela qu’il est important de s’aérer l’esprit et d’en parler avec d’autres personnes. En parler ne veut pas dire être moins triste et je comprends que cela puisse être difficile, seulement c’est primordial pour l’acceptation du drame.

Elle me fait signe de retirer mon T-shirt, et je suis soulagé d’avoir fait l’effort d’une douche avant de partir.

— Continuez de sortir, Adam, c’est important. Il faut également que vous rencontriez du monde, ça peut aussi être de nouvelles personnes, il est parfois plus facile de parler de proches disparus avec des gens qui ne les connaissaient pas.

Je continue de l’écouter et comprends qu’elle me fait du bien. Pas que je désire – comme elle me le conseille – aller parler de Célia et d’Eléanore à d’autres, mais le simple fait d’écouter quelqu’un me parler me soulage un peu, ou du moins me change les idées.

— Êtes-vous allé voir un spécialiste ?

— Un spécialiste ? répété-je.

— Un psychologue… ou un psychiatre.

— Non.

— Est-ce que cela vous intéresse ? Comme je vous l’ai dit, ça peut vous soulager d’en parler.

— Non merci.

J’ai toujours été mal à l’aise avec cette idée, je ne doute pas qu’ils puissent être utiles pour certaines personnes, mais je ne les vois en tout cas pas utiles pour moi. Un peu à la manière d’un magnétiseur, il faut y croire pour que cela fonctionne. Eh bien je ne pense pas qu’un psy puisse m’apporter quoi que ce soit.

Elle doit voir dans mon expression que mon idée est arrêtée, car elle n’insiste pas.

— Je pense qu’il serait préférable de rallonger un peu votre arrêt, m’annonce-t-elle. Dans la mesure où vous travaillez au contact d’enfants, il est important que vous soyez dans les meilleures dispositions possible pour exercer, ne le pensez-vous pas ?

Je suis en vérité tout à fait d’accord avec ce qu’elle me dit, pourtant je réponds :

— Je ne vois plus de buts à ma vie autre que ces enfants et le travail que j’exerce pour eux.

Elle me sonde du regard, semblant réfléchir.

— Vous exerciez deux fonctions si je ne me trompe, n’est-ce pas ?

Je réfléchis le temps de voir de quoi elle parle.

— Je suis directeur d’école en plus d’être professeur, dis-je.

— Voilà. Vous me dîtes si je me trompe, serait-il possible que vous repreniez, dans un premier temps, que partiellement vos fonctions ?

— Que je ne tienne que l’un des deux rôles ? Mon calendrier est déjà organisé afin que je puisse assurer les deux tâches.

— Un mi-temps thérapeutique, précise-t-elle, c’est ce que je peux vous proposer. Vous exerceriez comme directeur d’école, pas encore comme professeur.

Je réfléchis à l’idée. Je préfère de loin mon rôle de professeur à celui de directeur, mais ce dernier me donne au moins l’avantage de reprendre plus en douceur et sans confrontation directe, peut-être trop brutale, avec ma trentaine d’élèves.

— Cela vous prend combien de temps par semaine, votre rôle de directeur ?

— J’y consacrais officiellement un jour et demi, mais aussi quelques soirées en plus.

— Je vous propose deux jours et demi, cela vous permettra de reprendre dans des dispositions plus sereines et alors seulement après, nous pourrons envisager un retour complet.

Je sors de ce rendez-vous soulagé, puis je regagne ma voiture et reprends aussitôt le chemin du retour. Mais l’angoisse me regagne durant le trajet. J’aurais pu rester six mois de plus seul et au lieu de cela, je viens de m’engager à retrouver mes responsabilités et mes collègues. En suis-je réellement capable ? Je ne le crois pas.

Je rentre chez moi, fais l’effort d’ouvrir les volets et m’installe sur mon canapé. J’ai une énorme faim et surtout, j’ai soif. Je m’ouvre une nouvelle bouteille de whisky. J’ai terminé la précédente la veille au soir, tentant de faire redescendre l’angoisse provoquée par l’approche du rendez-vous médical. C’est maintenant lancé, je dois appeler l’école pour avertir de mon retour dans les quinze prochains jours.

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