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Chapitre 3 Julien

Le samedi suivant, dans l’après-midi, Julien se prépara pour son footing hebdomadaire. Il avait enfilé son survêtement et ses baskets, et s’apprêtait à quitter la maison, quand Soline vint se poster devant lui, insistant pour l’accompagner d’un habile regard apitoyé. Il connaissait cette mine et soupira, en se laissant tomber les bras le long du corps, sans même prendre la peine d’esquisser une ébauche de contestation.

— Comme tu voudras, allons-y ! Mais je te préviens, on ne s’arrêtera pas.

— Compris ! répondit-elle, en peinant à contenir un sourire victorieux.

Ils se dirigèrent ensemble vers la remise du jardin. Julien descendit le petit vélo mûre et corail dont la roue pendait au bout de son crochet, et ils prirent tous deux le chemin du parc Barbieux.

Octobre avait commencé à repeindre la nature de petites touches mêlées de poire, de miel et de carmin. Un tapis de feuilles blondes fredonnait sous les pas des promeneurs. Les arbres qui bordaient les voies s’unissaient par endroit pour former une sorte de voûte naturelle qui filtrait la lumière blanche du soleil d’automne, plongeant le parc dans une ambiance suave, teintée de magie. Tout semblait irréel, presque féerique.

Julien traversait les allées à un rythme soutenu. Soline le devançait en pédalant à vive allure, s’arrêtait pour observer les passants le temps que son papa la rattrapât, puis repartait et s’arrêtait à nouveau un peu plus loin.

Elle adorait par-dessus tout contempler au passage les statues, les chouettes de bois, les musiciens de bronze. Mais sa préférence allait à la grande pierre, au sommet des marches, ornée de sa muse au doux visage affligé, harpe à la main.

Un peu plus loin, près du pont en fer forgé, deux grands chênes plantés l’un à côté de l’autre unissaient leurs branchages pour créer une grande caverne végétale, à la lumière tamisée. La fillette, persuadée que le lieu était enchanté, y déposait un vœu à chaque fois qu’elle y passait.

Ils firent une halte au bout du parc, juste devant la grotte. Julien s’assit sur un banc pour réajuster le laçage de ses chaussures. Soline posa son vélo et s’approcha pour surveiller, soucieuse, deux jeunes gaillards d’à peine six ans qui avaient escaladé la roche par l’extérieur de la paroi, et se tenaient debout tout près du bord. Si elle avait pu, elle aurait crié pour prévenir leurs parents qui somnolaient dans l’herbe, à proximité. Mais évidemment, personne ne l’aurait entendue. Elle expira toute sa frustration et s’avança en s’efforçant de réfléchir à un moyen d’enjoindre à ces petits imprudents de s’éloigner et de redescendre.

Mais son esprit fut soudain détourné par un bruit étrange, venu de l’intérieur de la grotte, sous la cascade. Elle observa les alentours, intriguée, et constata qu’il n’y avait rien ni personne. Pourtant, plus elle s’en approchait, plus les bruits semblaient lourds et puissants. Elle posa la main contre le mur du fond et sentit une sorte de vibration profonde. On aurait dit qu’il y avait là derrière, au loin, une tempête sauvage, un vent d’une violence impensable. Mais elle eut beau faire le tour complet de la petite caverne, elle ne trouva rien d’autre que le fin filet d’eau qui chutait du sommet. Un tressaillement traversa tout son corps.

Elle se tourna vers Julien et le vit se relever, prêt à redémarrer. Elle laissa derrière elle ce bourdonnement mystérieux, courut enfourcher à la hâte son vélo, puis ils reprirent leur chemin à petites foulées et grands coups de pédales.

Après le dîner, Soline monta dans sa chambre. Elle passa devant le bureau de son papa, situé sur le palier, sur lequel se chevauchaient des tas de dossiers, de feuilles volantes et de piles gigantesques de manuels techniques. Il y avait un peu partout des pièces électroniques de toutes sortes et de toutes tailles, et des bocaux remplis d’une infinité de petites vis. En dessous, le ventilateur de son ordinateur, capot ouvert, crépitait à intervalles irréguliers. Des câbles, qui s’extirpaient directement du cœur de la machine, la reliaient à des boîtiers dont les LED vertes et rouges dansaient en rythmes anarchiques.

Elle s’arrêta pour contempler les photos colorées, disposées en pêle-mêle au-dessus de l’écran et sur le mur du fond. Julien se plaisait à dire que chacun de ces clichés était une petite fenêtre ouverte sur sa jeunesse, la capture immobile d’un moment de bonheur familial.

Carla, sa mère, était une grande artiste. Elle était dessinatrice et avait régulièrement réalisé des illustrations dans des livres de contes pour enfants. C’était une passionnée de mythologies, d’histoires légendaires et de récits ancestraux.

Les voyages avaient toujours été une grande source d’inspiration pour elle. Ainsi avait-elle parcouru, avec André son époux et Julien leur fils unique, tous les continents, nourrissant son esprit des millions de couleurs et d’atmosphères du monde. Armée de son appareil photo, elle avait capturé de véritables moments de grâce irisée. Un rituel hindou sur les rives du Gange, une cérémonie funéraire du peuple Dogon, la parade du Tak Bat des moines du Laos en tenue clémentine, les paysages d’automne ocre et groseille de Copper Mountain, le reflet dans l’eau claire des maisons sur pilotis de Roatan, aux façades pêche et azur…

Soline s'émerveilla de tous ces décors étincelants puis tout à coup, entendant des pas dans l’escalier, fila s’étendre confortablement sous sa couette bien fraîche.

Son papa pénétra dans la chambre, ouvrit la fenêtre, et rabattit les volets en bois. Il alluma ensuite la petite lampe de la table de chevet, dont l’abat-jour avait la forme d’une mappemonde découpée de rebords dentelés juste sous l’équateur. La pièce plongea dans une ambiance tangerine. Puis il se plaça devant la bibliothèque, redressa ses lunettes et posa l’index sur ses lèvres. La tête penchée sur la gauche, il examina une à une les tranches des livres de conte. Pendant qu’il balayait du regard les étagères, sa gorge produisait machinalement une sorte de petite musique étranglée à la mélodie désordonnée, dont seules quelques notes parvenaient à s’échapper. Il y avait un large choix d’histoires et d’univers fantastiques. Des châteaux de pierres blanches aux remparts vertigineux, des arbres centenaires magiques au centre de villages médiévaux, des lacs cristallins, des gouffres ténébreux ou des plaines scintillantes au point du jour, que traversaient des chevaliers héroïques, des enchanteurs aux pouvoirs occultes, des princesses rebelles, ou des bergères intrépides et que hantaient toutes sortes de créatures surnaturelles et sibyllines.

Soline était persuadée que ce pays des rêves, ce monde imaginaire, était un endroit édénique, peuplé de merveilles. Elle était à mille lieues d’envisager combien il pouvait également être lugubre, désordonné et sordide, habité de personnages douteux et malfaisants, aux desseins obscurs. Elle se languissait toujours d’écouter Julien lui dépeindre ces histoires romanesques, en prenant soin de planter méticuleusement les décors et de jouer les dialogues avec le ton approprié. D’ordinaire, elle se délectait littéralement des contes de fées.

D’ordinaire, oui... Mais pas ce soir-là ! Elle avait envie d’autre chose. Elle voulait qu’on lui raconte une histoire qui fait peur. Son papa feignit d’hésiter, mais ne tarda pas à se laisser convaincre. Lui aussi, quand il était enfant, était très friand de ces légendes sombres à vous donner des frissons plein le dos, et il prenait grand plaisir à les raconter.

Il réfléchit un instant, se frotta le menton en fixant le plafond, exécuta un léger hochement de tête, puis vint s’asseoir sur le rebord du lit. Il fixa Soline droit dans les yeux, sans ciller et resta immobile devant elle quelques secondes. Puis il se lança dans son histoire, en imprégnant sa voix d’un ton grave. Il se mit à souffler ses mots mystérieusement.

— Je t’ai bien vu tout à l’heure au parc Barbieux, tu avais l’air intriguée, ma petite mouche. Savais-tu que les anciens de la ville pensent que l’endroit est hanté ? On dit qu’une âme maléfique habite les lieux et qu’il vaut mieux éviter d’y traîner à la nuit tombée.

— Comment ça ? demanda Soline, tout en se remémorant les bruits étranges qu’elle avait entendu près de la grotte.

— Est-ce que je t’ai déjà raconté l’histoire… de la disparition… de William Presbee ?

L’enfant ne voulut rien laisser paraître. Mais elle regretta immédiatement son choix. Au simple énoncé du titre, elle comprit qu’elle aurait mieux fait de se contenter d’un conte gentillet. Mais c’était trop tard. Julien avait embarqué pour le royaume de la terreur et elle ne sut comment l’arrêter. Son petit visage rond se figea, son ventre devint dur comme du béton, ses jambes molles comme de la guimauve. Elle ne parvint pas à ouvrir la bouche, comme si ses lèvres étaient collées l’une à l’autre. Elle répondit d’un mouvement de la tête presque imperceptible.

William Presbee était un jeune garçon qui avait à peu près ton âge. Il vivait à quelques rues d’ici, il y a une bonne trentaine d’années. Ses parents et lui avaient débarqué d’Angleterre quatre ans plus tôt. Son père était un éminent spécialiste de l’informatique, et à cette époque-là, ils étaient peu nombreux et très recherchés. Ainsi avait-il été recruté à prix d’or par une grande entreprise de la région qui voulait moderniser son infrastructure. William était l’enfant unique de la famille. Sa mère était, d’après ce qui se disait, très protectrice et angoissée. Elle vivait en permanence dans la crainte que quelque chose de grave n’arrive à son fils vénéré, ce qui exaspérait son mari au plus haut point.

Julien présenta son poing fermé, et leva les doigts, l’un après l’autre.

William n’était pas autorisé à sortir. William ne pouvait pas descendre seul au jardin. William n’avait pas le droit de pratiquer le moindre sport. William ne pouvait même pas faire de vélo dans l’allée.

À l’école, c’était à peine mieux. Son manque de confiance en lui, sa timidité maladive et sa mauvaise maîtrise du français l’avaient isolé des autres enfants. Il n’avait pas le moindre camarade. Personne ne voulait être à côté de lui en classe. Au mieux, on l’ignorait. Certains le croyaient idiot ou bizarre, et d’autres se moquaient à pleine gorge de ses tenues et de sa coiffure toujours impeccables, ainsi que de son accent à couper au couteau.

Il se sentait si seul, qu’au fil du temps, il s’était façonné un ami imaginaire, qu’il avait baptisé Andy, et avec qui il partageait tout son temps. Lui et son ami fictif passaient des heures à jouer, enfermés dans sa chambre. Très vite, William ne parvint plus à se séparer de son compagnon, qu’il se représentait, pour se rassurer lui-même, comme un garçon de quinze ans, grand et fort.

Un jour, un petit voisin espionna William – qui jouait avec Andy dans le jardin – par la fenêtre de sa chambre. Dès le lendemain matin, il raconta la scène à tous ses amis, qui la racontèrent ensuite à leurs autres amis... En quelques heures, l’information avait circulé dans tout le collège, y compris dans la salle des professeurs.

En ville, la nouvelle se répandit très vite. Et comme toutes les nouvelles qui se répandent, elle fut déformée, exagérée, fantasmée et de fil en aiguille, les gens se mirent à prétendre que William était un médium ou un possédé, et Andy le fantôme d’un enfant assassiné dans la maison il y a bien longtemps.

Sa mère eut écho de ces rumeurs. C’en fut trop pour elle, qui passait déjà le plus clair de son temps à surveiller son fils derrière la porte de sa chambre, convaincue qu’il avait perdu la raison. Un soir, elle appela le médecin de la famille.

Rendez-vous fut pris pour le lendemain. Le docteur exigea d’examiner seul l’enfant. L’auscultation dura une vingtaine de minutes. À peine eut-il franchi le seuil de la chambre, que la mère de famille, paniquée, se jeta sur lui.

Julien se mit à imiter l’accent anglais :

— Que a-t-il raconté à vous, docteur ? Que pensez-vous de ça ? Il y a un traitement, un remède, n’est-ce pas ? Que pouvons-nous faire ? Vous croyez que il faut l’apporter à l'hôpital ? C’est une urgence, n’est-ce pas ?

Le médecin mit quelques secondes à épousseter les quelques mots couverts de sanglots et d’intonations britanniques qu’elle venait de prononcer. Il fronça les sourcils, puis tenta de prendre un air amusé et rassurant.

— Ne vous en faites pas, madame Presbee. Il n’y a absolument rien d’alarmant. Votre enfant va très bien. Laissez-le jouer avec son ami imaginaire autant qu’il le voudra. Il n’y a rien à craindre. Un jour, vous verrez, les choses rentreront d’elles-mêmes en ordre.

Monsieur Presbee, qui n’avait pas l’habitude de s’en laisser conter – et qui détestait par-dessus tout perdre son temps en simagrées – laissa déferler sa propre cascade verbale, tout aussi imbibée de sonorités anglo-saxonnes décousues.

Julien reprit l’accent anglais, et rendit sa voix plus grave :

— Je l’avais dit à elle, que encore une fois elle se faisait du souci pour rien, docteur. C’est toujours le même avec elle ! Si le garçon devient fou pour de bon, vous allez savoir pourquoi, n’est-ce pas ?

Il lui serra virilement la main et l’invita à se diriger vers son bureau pour le régler. À compter de ce jour, à contrecœur, Dana Presbee laissa donc William à sa rêverie. Les ragots allèrent encore bon train dans le voisinage pendant quelque temps, puis petit à petit, se dissipèrent.

Après quelques mois, peut-être un an – comme l’avait prédit le médecin – William prit progressivement confiance en lui. Son accent finit par disparaître complètement. Il s’appliquait même à prononcer chaque syllabe avec précision et justesse. Il se fit un ami, puis deux, puis trois.

Pas à pas, il gagna également en liberté. Il put d’abord sortir faire du vélo dans l’allée. Puis il eut l’autorisation d’aller jouer chez ses amis. Un jour, madame Presbee, sous la contrainte de son mari, lui accorda même le droit de prendre le bus seul pour rejoindre ses copains à la piscine, à l’autre bout de la ville.

Peu à peu, William devint un enfant comme les autres et n’eut plus du tout besoin de se réfugier auprès d’Andy dans ce monde qu’il s’était inventé pour combler sa solitude.

Soline prise de compassion pour le garçon imaginaire, réagit :

— Et lui ? Andy, qu’est-il devenu ?

— Tu vas voir, c’est à partir de ce moment-là que les choses ont mal tourné.

Un soir d’avril, par une nuit de pleine lune – alors que les Presbee regardaient tranquillement la télévision dans le salon – ils entendirent des claquements de pas nerveux sur le parquet, à l’étage. William déboula l’escalier en hurlant « Vite, vite ! Quelqu’un est en train d’enlever Andy ! Je l’ai vu par la fenêtre ! » Les parents n’eurent pas même le temps de bouger un cil, que le garçon avait fui par la grande porte, dans la rue, à la rescousse de son ami fictif.

Monsieur Presbee enfila ses pantoufles aussi vite qu’il put, et fonça à son tour. Il se lança à la poursuite de son fils, en le sommant de rentrer à la maison. Mais William courait bien plus vite que son père, et après avoir traversé plusieurs pâtés de maisons, il ne trouva plus que des rues désertes.

William avait disparu dans la nuit. Monsieur Presbee, le regard vide et la mine ahurie, rejoignit son épouse sur le trottoir devant leur domicile. En le voyant arriver seul, l’air grave, Dana Presbee poussa un cri aigu, et s’évanouit. Les lumières des maisons voisines s’allumèrent les unes après les autres. Pendant toute la nuit et toute la journée qui suivit, les pères de famille du quartier partirent ensemble à la recherche de l’enfant. À pied, à vélo, en voiture, une grande battue fut organisée. Mais rien n’y fit.

C’était là la dernière fois que les Presbee virent leur fils. William ne donna plus jamais signe de vie.

L’enquête fut confiée au commissariat de Roubaix, qui n’eut jamais la moindre piste sérieuse. On interrogea les riverains, les passants, les promeneurs. Trois gros bras du collège, qui avaient pour habitude de le martyriser dans la cour de récréation, furent entendus puis vite disculpés. Le parc et ses environs furent fouillés au peigne fin. En vain !

Tout ce qu’on sait, c’est que la dernière fois que le garçon a été aperçu, c’était par un homme qui sortait son chien vers vingt-trois heures aux abords de Barbieux, et qui l’aurait entendu crier « lâchez-le, lâchez-le ! » en courant comme un damné dans les allées du parc.

Dans le voisinage, on a longtemps raconté qu’Andy était un esprit malfaisant, certains disaient même qu’il était le Diable en personne. On dit que, n’ayant pas accepté d’être abandonné par son compagnon, il décida de se venger, en montant un guet-apens pour s’emparer de l’âme de William pour la conduire tout droit aux Enfers.

À cause de cette histoire, aujourd’hui encore, beaucoup de gens de la ville pensent que, quelque part dans le parc, il y a une porte qui ouvre sur une dimension maléfique. Il y en a même qui refusent d’y mettre les pieds.

— Et que sont devenus les parents de William ? s’enquit la fillette au bord des larmes.

Les années passant, et l’espoir s’amenuisant, monsieur Presbee a bien tenté plusieurs fois de convaincre son épouse qu’il valait mieux pour eux rentrer en Angleterre, mais Dana a toujours refusé. Elle n’a jamais cessé de croire qu’un jour son fils passerait la grande porte d’entrée, et que la vie reprendrait son cours. Ils vivent aujourd’hui encore dans la même maison, à quelques centaines de mètres de Barbieux.

Soline n’avait pas cillé ni bougé le moindre muscle pendant toute la durée du récit. Elle était tétanisée, épouvantée. Julien lui ôta ses petites lunettes, les posa délicatement sur la table de chevet et conclut :

— Ce qu’il y a de plus terrible dans tout cela, c’est que cette histoire est totalement vraie ! N’est-ce pas incroyable ?

Elle resta un instant le regard gelé. Elle ne put souffler mot. Son papa l’enlaça tendrement et appuya sur l’interrupteur de la lampe mappemonde. Soline glissa sous ses couvertures et reçut sur le front un dernier baiser. Puis Julien quitta la chambre, en prenant soin de laisser un léger entrebâillement, afin que la lumière du rez-de-chaussée perdurât le temps que la fillette s’endormît.

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