Le lendemain matin, Soline s’éveilla seule dans le grand lit. La persienne de la chambre parentale ne parvenait à contenir les rayons de soleil qui filtraient de toutes parts. Bien loin des tumultes de la nuit précédente, la petite fille avait le cœur en fête. Le dimanche était son jour favori. Manon et elle avaient pour habitude d’aller ensemble au marché sur la place de l’église, au bout de la rue. La fillette était à chaque fois subjuguée par les vives couleurs des étalages et par l’air, qui embaumait les parfums des poulets rôtis, du pain chaud, des pâtisseries et du poisson frais. L’endroit fredonnait la douce rengaine des bribes de conversations entremêlées.Elle était très fière de traverser les allées au bras de sa maman, qui connaissait tous les marchands et la plupart des habitants du quartier.Manon passa de longues minutes avec le primeur, monsieur Berthier. Elle lui raconta toute la poésie qu’avaient révélée les saveurs incroyables de la soupe
Plusieurs semaines passèrent. On s’enfonçait durablement dans la froideur maussade de l’automne. Un jeudi matin, en arrivant devant l’école, la petite fille constata que sa maman était une nouvelle fois plongée profondément dans ses pensées. Son regard était bien plus sombre que d’ordinaire. Depuis quelque temps, mère et fille s’étaient éloignées inexplicablement. Manon était distante et semblait tourmentée par quelque chose. Elle n’appelait plus que très rarement Soline et n’échangeait plus avec elle que des sourires mélancoliques.Elle aurait aimé lui demander une bonne fois pour toutes ce qui n’allait pas, mais elle n’osait pas. Dehors, de lourdes gouttes de pluie venaient percuter la carrosserie, sur le toit de la voiture. Cela faisait un tel vacarme à l’intérieur, qu’on aurait pu croire à un bombardement. À travers la vitre embuée de la portière arrière, on ne distinguait rien qu’une gigantesque toile grise et floue qui remuait confusément, découpée par les lumières
La pluie cessa. Mais une fraîcheur acérée avait imprégné l’air. Soline resta un long moment à se mordre les lèvres sur la petite marche de la porte d’entrée, grelottant les poings serrés à l’intérieur des poches de son manteau. Les muscles tendus de ses bras, et de son dos n’étaient plus que douleur. Elle examina méticuleusement chacune des rares voitures qui passaient dans la rue, dans l’espoir de voir apparaître ses parents.Le vent s’intensifia encore jusqu’à devenir insupportable. Elle n’eut d’autre choix que battre en retraite à l’arrière de la maison. Elle se souvint qu’habituellement, Julien ne verrouillait pas la porte de la remise, et courut donc y trouver refuge. En contournant la maison par la petite allée qui menait au jardin, elle jeta un coup d’œil furtif par la fenêtre, qui donnait dans le salon. Une immense masse sombre dévorait l’espace, découpée par la silhouette du grand bahut dressé comme un fantôme contre le mur au fond de la pièce.El
La pleine lune, dirigée comme un projecteur droit sur la fenêtre de la chambre, diffusait dans toute la pièce une lugubre lumière cobalt. Soline, fatiguée, désespérée et perdue, était étendue sur le lit, la figure plongée dans l’oreiller. Elle ne parvenait plus à entendre les bruits ordinaires de la maison. Tout ce qui avait composé jusque-là son quotidien s’anéantissait progressivement sous l’effet d’une force mystique, une sorte de combustion instantanée. Elle se sentait comme piégée au beau milieu d’un incendie sans flamme. Sa vie tout entière brutalement lui échappait, soufflée par les vents d’automne. Ses parents semblaient avoir littéralement oublié son existence.L’épuisement et le chagrin qui la rongeaient l’avaient mise dans un étrange état. Elle n’aurait pas même su dire si elle était éveillée ou endormie. Elle sentait ses bras et ses jambes, mais était incapable de les bouger. Elle pouvait toujours respirer, mais remplir et vider ses poumons la faisait horribl
Tout à coup, l’univers se mit à convulser. Soline sentit son corps s’alourdir sous le poids d’une force irrésistible. Elle et la femme qui l’avait enlevée furent ballottées, charriées par de vives secousses. La puissance qui s’en dégageait l’empêchait même d’ouvrir la bouche pour crier. L’opacité était totale. Tout autour d’elles, une matière à la texture indéfinissable se fit oppressante, élastique, collante. Elle avait l’impression de glisser dans un conduit visqueux. Un crissement sourd envahissait tout l’espace. Il était ponctué de craquements abjects, comme des broiements d’os.Puis peu à peu, la lumière se mit à filtrer. Et la matière s’écarta. Et le crissement fut étouffé, pour cesser complètement. Elles finirent par s’extirper de l’obscurité. Mais la situation n’en fut pas plus paisible pour autant.Elle eut tout juste le temps de frotter ses lunettes avec sa manche et de sonder les environs du regard. Elle vit juste derrière, une falaise immense,
Le convoi s’enfonça dans une nuit épaisse. La torche du cocher suffisait à peine à produire une bulle de lumière autour d’eux. On naviguait au cœur d’un océan de vide. Il était évident qu’Alfred connaissait l’itinéraire sur le bout des doigts et avançait aveugle, conduit par sa mémoire comme un train sur ses rails.L’équipage accompagnait les mouvements de la charrette qui tanguait, sursautait, s’écroulait en butant contre les pierres incrustées dans le chemin. L’air était glacial. Soline considéra ses deux codétenus.Une jeune fille blonde, très gracieuse–qui devait avoir douze, peut-être treize ans–se tenait en face d’elle, transie dans sa robe cannelle, les mains, longues et délicates, posées sur les jambes. Elle regardait le sol en tremblant de désespoir et d’asthénie.À côté d’elle était assis un garçon qui avait très probablement, comme elle, une dizaine d’années. En se tournant vers lui, elle s’aperçut qu’il l’
Ils firent quelques pas puis s’arrêtèrent sur le seuil. Il ouvrait sur un intérieur cossu à la décoration très soignée. Au fond de la pièce aux murs bouteille et au sol recouvert de petits carreaux argile, immergée dans la lumière opaline des appliques, une femme corpulente, affublée d’un pull en laine était assise derrière son bureau. Elle tournait, une à une, les pages immenses d’un livret. Elle avait une tête ronde, des joues gonflées, très rouges, un nez imposant et de minuscules yeux partiellement masqués par des lunettes à verres teintés. Ses cheveux corbeau étaient roulés au sommet de son crâne en une grosse boule, dont s’évadaient de fines mèches frisées indociles. Sa poitrine bulbeuse dégringolait sur sa panse qui, elle-même, débordait par-dessus le plateau.—Par ici! marmonna-t-elle, le regard absorbé par sa lecture.Tous trois vinrent se présenter timidement devant son bureau.—Qu’avons-nous donc ici? Voyon
Soline poussa péniblement le volet en chêne qui mugit un lent hurlement de douleur oxydée. Juste en face de l’entrée s’imposait un large escalier. Elle frissonna quand la plaque de métal rouillée qui recouvrait le sol du hall carillonna sous ses premiers pas dans la demeure. Elle se figea sur place et se contenta d’observer les environs. À sa gauche, une porte entrouverte donnait sur une grande pièce pourvue de longues tables vides. Elle faisait sans doute office de salle de restauration.À droite, elle aperçut des ombres qui dansaient dans la lumière calcite des bougies, au bout d’un couloir. Elle s’engagea prudemment dans le dortoir. N’osa pas lever les yeux trop haut pour ne surtout pas se faire remarquer et fila promptement s’asseoir sur le premier lit qu’elle trouva, pour inspecter discrètement les alentours dans l’espoir d’apercevoir un morceau de la robe de Catherine ou un fragment de manche de la veste sauge de Pierre. Il devait y avoir là une bonne cinquantaine