Le convoi s’enfonça dans une nuit épaisse. La torche du cocher suffisait à peine à produire une bulle de lumière autour d’eux. On naviguait au cœur d’un océan de vide. Il était évident qu’Alfred connaissait l’itinéraire sur le bout des doigts et avançait aveugle, conduit par sa mémoire comme un train sur ses rails.L’équipage accompagnait les mouvements de la charrette qui tanguait, sursautait, s’écroulait en butant contre les pierres incrustées dans le chemin. L’air était glacial. Soline considéra ses deux codétenus.Une jeune fille blonde, très gracieuse–qui devait avoir douze, peut-être treize ans–se tenait en face d’elle, transie dans sa robe cannelle, les mains, longues et délicates, posées sur les jambes. Elle regardait le sol en tremblant de désespoir et d’asthénie.À côté d’elle était assis un garçon qui avait très probablement, comme elle, une dizaine d’années. En se tournant vers lui, elle s’aperçut qu’il l’
Ils firent quelques pas puis s’arrêtèrent sur le seuil. Il ouvrait sur un intérieur cossu à la décoration très soignée. Au fond de la pièce aux murs bouteille et au sol recouvert de petits carreaux argile, immergée dans la lumière opaline des appliques, une femme corpulente, affublée d’un pull en laine était assise derrière son bureau. Elle tournait, une à une, les pages immenses d’un livret. Elle avait une tête ronde, des joues gonflées, très rouges, un nez imposant et de minuscules yeux partiellement masqués par des lunettes à verres teintés. Ses cheveux corbeau étaient roulés au sommet de son crâne en une grosse boule, dont s’évadaient de fines mèches frisées indociles. Sa poitrine bulbeuse dégringolait sur sa panse qui, elle-même, débordait par-dessus le plateau.—Par ici! marmonna-t-elle, le regard absorbé par sa lecture.Tous trois vinrent se présenter timidement devant son bureau.—Qu’avons-nous donc ici? Voyon
Soline poussa péniblement le volet en chêne qui mugit un lent hurlement de douleur oxydée. Juste en face de l’entrée s’imposait un large escalier. Elle frissonna quand la plaque de métal rouillée qui recouvrait le sol du hall carillonna sous ses premiers pas dans la demeure. Elle se figea sur place et se contenta d’observer les environs. À sa gauche, une porte entrouverte donnait sur une grande pièce pourvue de longues tables vides. Elle faisait sans doute office de salle de restauration.À droite, elle aperçut des ombres qui dansaient dans la lumière calcite des bougies, au bout d’un couloir. Elle s’engagea prudemment dans le dortoir. N’osa pas lever les yeux trop haut pour ne surtout pas se faire remarquer et fila promptement s’asseoir sur le premier lit qu’elle trouva, pour inspecter discrètement les alentours dans l’espoir d’apercevoir un morceau de la robe de Catherine ou un fragment de manche de la veste sauge de Pierre. Il devait y avoir là une bonne cinquantaine
Transis par le froid, Tuaki et Soline piétinaient pour se réchauffer au milieu de la cour. La fillette leva les yeux pour contempler une nouvelle fois le bâtiment. À la lumière du jour, il lui parut plus impressionnant encore que la veille dans l’obscurité. Bien que le ciel fût entièrement dégagé, il était toujours impossible d’en distinguer le sommet. C’était comme s’il montait droit jusqu’aux étoiles. Des plantes sauvages s’y agrippaient sur les quatre premiers étages, comme des mains gigantesques, s’unissant pour le soutenir ou pour l’implorer. Soline eut beau chercher, elle n’avait pas souvenir d’avoir jamais vu une maison aussi mystérieuse et déstructurée, ni pour de vrai, ni en photo, ni même en dessin dans ses livres de contes. Étrangement, elle avait l’air à la fois fragile et indestructible, rassurante et terrifiante.Les grosses machines qui trônaient de chaque côté plantaient leur fer dans sa chair de bois flétri, pareilles à deux colosses de métal rouillé, de
S’écoulèrent semaines et mois, et peu à peu une forme de routine s’installa. D’autres groupes d’enfants arrivèrent à l’orphelinat et la vie suivit son cours, balançant au gré des jours entre accoutumance forcée et nostalgie du monde réel. Un hiver intense et éprouvant succéda à l’automne. L’air glacial qui s’engouffrait par tous les nombreux orifices de la demeure rendait les nuits acerbes et acérées. Malgré des journées de travail harassantes, trouver le sommeil était une épreuve quotidienne. De chaque geste à exécuter, de chaque distance à parcourir, le froid faisait une souffrance.Au matin d’une nuit tourmentée, après un réveil pénible, la petite fille–épuisée et en retard–se hâta de se préparer et fila prendre son service d’un pas affolé. En louvoyant entre les lits, elle remarqua au loin que Tuaki n’avait pas bougé. Elle s’approcha pour lui demander si tout allait bien. Mais il ne lui répondit pas et n’esquissa pas le moindre geste. Il était
Il avait neigé toute la nuit. La cour et les jardins étaient engloutis sous une immense couverture lactée. Ce jour-là, la plupart des enfants s’étaient hâtés d’avaler leur déjeuner pour courir jouer à l’extérieur. Ils se jetèrent à corps perdu dans une joyeuse guerre de coton. Soline et Barbara s’engouffrèrent–dans un éclat de rire malicieux–derrière un buisson de ronces, d’où elles bombardèrent les passants imprudents qui s’aventuraient sur le chemin en pensant y trouver un peu de répit.Seulement leur cachette fut rapidement découverte par une troupe de petits soldats échauffés qui longèrent la haie et mitraillèrent leur position à tour de bras, obligeant les deux amies à abandonner leur poste pour battre en retraite. Elles s’enfoncèrent prudemment dans la broussaille sous le feu des tirs ennemis, et finirent par se disperser.Soline avança sans but jusqu’à trébucher contre une racine. Ses lunettes furent projetées au sol et dispa
La lumière du soleil de printemps explosait par la fenêtre entrouverte de la salle de restauration en mille éclats jade et diamant. Les parfums nubiles de la nature florissante imprégnaient l’atmosphère. Sans qu’elle s’en aperçût, ses embruns musqués avaient inondé l’âme de Soline d’une ivresse légère. Elle se hâta d’avaler son repas, impatiente de retrouver l’air vivifiant de la cour.En sortant du bâtiment, elle marqua un temps d’arrêt. Se mêlait au silence le murmure frétillant des colonies d’insectes, qui dans l’ombre avaient repris leur besogne après des mois de sommeil gelé. Le vent n’était que caresse, étreinte affectueuse. Des vagues voluptueuses déferlaient dans la courée, dont le sol poussiéreux s’était mué en tapis d’argent.Alors qu’elle laissait son esprit flotter, porté par les courants, elle remarqua à quelques mètres un papillon blanc. Ce fut pur ravissement. En un instant, dans son souvenir, réapparut le jardin de la maison de Croix où ell
Le ciel ne s’était pas encore paré de ses premières touches de couleurs. L’atmosphère était tiède et humide. La nature entière sommeillait, lourde de tout son poids. Anna ne s’était évaporée que depuis six jours, pourtant déjà, dans l’intervalle engourdi de la nuit, se préparait une nouvelle épreuve. Les machines qui maintenaient l’orphelinat de part en part se mirent discrètement en marche.Tout commença par de légères secousses. D’épaisses poutres de métal sortirent de leur support, poussées par un mécanisme hydraulique au souffle imperceptible. Sur les cinq premiers étages, elles se glissèrent au fond de cavités rectangulaires pour s’enfoncer au plus profond du bâtiment, sous le plancher, en huit points répartis de façon régulière d’une extrémité à l’autre de la structure. Le frottement de l’acier et du bois provoqua des vibrations dans le sol qui extirpèrent une poignée d’enfants de leur sommeil. Cependant, durant de longues minutes, plus rien ne bougea et ils se ren