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Chapitre 3 Poison

Elle sort un petit carnet et un crayon de la poche de son pantalon en cuir noir. Elle s’assied et je l’observe commencer à griffonner quelque chose. Je rêve ? La seule chose qu’elle trouve à faire après m’avoir raconté toutes ces salades, c’est de dessiner ? Ils n’ont pas l’air d’avoir toute leur tête, je ferais mieux de m’enfuir. Ou bien suis-je trop fermée d’esprit ? Tandis que je pèse le pour et le contre, Apolline se redresse et s’avance jusqu’à moi. Elle me tend son carnet, et j’en reste littéralement bouche bée. Ce qu’elle a dessiné est magnifique ! C’est tellement réaliste qu’on pourrait presque croire qu’il s’agit d’une photo.

— Comment as-tu fait pour dessiner un truc pareil aussi rapidement ? Et qu’est-ce que c’est ?

— Tu le sauras si tu viens avec nous, se contente-t-elle de me répondre avec un petit clin d’œil en prime. Ce que je viens de dessiner représente l’édifice principal de Réturis. Maintenant que tu sais à quoi il ressemble, tu peux le visualiser et nous rejoindre là-bas.

— Pourquoi ?

— Parce que si tu restes ici, où veux-tu aller ? Tu n’as plus rien, plus personne qui te retient sur ta chère planète Terre, me fait remarquer Angie.

Angie le retour… Finalement, on l’entend encore ! Et quand il n’ouvre pas sa bouche pour me rectifier, il l’ouvre pour me rappeler que je n’ai plus personne. Je sens les larmes qui me picotent les yeux, et je lutte pour ne pas lui laisser le plaisir de les voir couler. Ce n’est pas vrai, je n’ai pas tout perdu. Il me reste Tessia. Je n’ai trouvé son corps nulle part dans la maison. Peut-être s’est-elle réfugiée à double tour dans la salle de bains ? Peut-être a-t-elle rejoint le grenier ? Crie-t-elle à l’aide en ce moment même ? Il faut que j’y retourne !

— Tu ne vas nulle part.

Que quelqu’un me retienne de lui flanquer une bonne gifle. De quel droit ose-t-il s’immiscer de cette façon dans ma tête ?

— Je ne peux pas vous suivre, je dois y retourner pour...

— Ta maison n’est plus qu’un amas de cendres, me coupe-t-il. Il n’en reste plus rien.

Plus qu’un amas de cendres… On peut dire qu’il est honnête. Il ne me fait pas perdre de temps à espérer bêtement que ma sœur soit toujours en vie, quelque part dans la maison. Non. Elle est morte, je n’ai plus de chez-moi, et je suis complètement paumée au milieu de ces inconnus qui souhaitent que je les suive dans un royaume accessible uniquement par la pensée. Tout va bien. Face à mon désarroi, Apolline soupire et s’adresse à Angie :

— Attends-nous à Réturis, s’il te plaît.

— Je n’ai pas pour habitude d’obéir aux ordres, lui répond-il, un sourire narquois reprenant place sur son visage.

Apolline soupire de plus belle. Elle baisse la tête et ferme les yeux, tandis qu’Angie se concentre et fronce les sourcils par intermittence. Je comprends alors qu’elle est en train de lui parler par la pensée. Apparemment, je n’ai pas le droit de savoir de quoi il s’agit. Je mets un certain temps avant de remarquer que je peux commencer à voir ce qui se trouve juste derrière Angie. Il devient de plus en plus transparent, jusqu’à l’être tout à fait. Il n’est plus là. Volatilisé. Je me pince le bras pour m’assurer que je ne suis pas en train de rêver. La douleur est bien réelle. Je jette un regard ahuri en direction d’Apolline.

— Ne t’en fais, me rassure-t-elle, il a juste rejoint Réturis. On le retrouve là-bas.

On. Elle a l’air persuadée que je vais les suivre. Et, aussi fou que cela puisse paraître, j’ai bien envie d’essayer. Je ne peux pas nier le fait que l’ami d’Apolline ait été capable de lire dans mes pensées, et encore moins le fait qu’il se soit volatilisé sous mes yeux. De plus, ils semblent détenir les réponses aux nombreuses questions qui me travaillent depuis le début de la semaine. Ma curiosité est bien trop forte pour tourner le dos à la seule chose qui pourrait l’assouvir. Cet univers m’attire. Fortement. Il faut que j’en aie le cœur net.

— D’accord, je veux bien te suivre. Mais si je souhaite revenir sur Terre, je le pourrai ?

— Bien sûr ! Il te suffira de visualiser n’importe quel endroit sur cette planète ! Maintenant, regarde attentivement mon dessin. Mémorise-le bien et retrouve-moi là-bas !

Sur ce, je l’observe fermer les yeux et devenir de plus en plus transparente, avant de finir par se volatiliser elle aussi. Me voilà seule. Quelque chose au fond de moi me crie de ne pas m’aventurer dans cette folle histoire. Mais je secoue la tête et fais taire cette petite part agaçante. Je regarde attentivement le dessin, comme elle me l’a conseillé, puis je referme le petit carnet et visualise l’édifice dans ma tête. Je me remémore le bâtiment noir et blanc, avec ses douves et sa grande porte rouge. Je retrace ses lignes et ses contours tout en hauteur, telle une immense villa luxueuse à la façade d’un château ancien. J’ai presque la sensation de pouvoir sentir le parterre fleuri et buissonneux qui borde l’édifice.

— Tu peux ouvrir les yeux.

Je m’exécute et constate qu’Apolline se tient juste en face de moi, devant le grand bâtiment que je viens de visualiser. Mais cette fois-ci, il est vrai. Il est réel. Et si imposant que j’en aie le souffle coupé. Je reste bouche bée devant sa façade bicolore et sa grande porte couleur carmin qui rappelle les châteaux anciens du Moyen-Âge. Ce bâtiment est un mélange de moderne et d’ancien. C’est très étrange. Mais magnifique.

— Bienvenue à Réturis ! s’exclame Apolline, en me décochant son sourire éclatant. Ce que tu as en face de toi, c’est donc l’édifice principal de notre royaume ! Nous l’appelons le Majestueux.

— Il porte bien son nom, murmuré-je.

Je lève la tête et remarque, plutôt étonnée, qu’il fait nuit noire. Le toit du Majestueux brille d’une intense lumière blanche qui éclaire notre chemin. Pourtant, quand j’ai quitté la planète Terre, il faisait jour. Apolline surprend mon regard hébété en direction du ciel.

— Ici, le temps ne s’écoule pas comme sur ta planète. Ne t’en fais pas, tu t’y habitueras ! s’exclame-t-elle, en m’invitant à la suivre. Notre calendrier aussi est différent ! Nos années comportent vingt-quatre mois, et nos mois sont composés de deux semaines ! Mais si tu comptes bien, nous avons finalement le même nombre de semaines que vous.

— Vingt-quatre mois ? Comment vous les appelez, les douze autres que nous n’avons pas ?

C’est peut-être stupide de demander ça à un moment pareil, mais je ne peux pas m’empêcher d’assouvir cette fichue curiosité. Il y a tant de questions qui se bousculent pour passer les premières qu’elles sont en train de me donner un affreux mal de crâne. Tout me paraît tellement surréaliste !

— De la même façon que vous, m’explique Apolline. Janvier, février, mars, avril, etc. La seule différence, c’est qu’ils apparaissent deux fois dans une année.

— Euh... vous ne prenez pas deux ans dans la même année, quand même… Si ?

— Non, je te rassure ! Je suis née le huit mars du premier mois, et lorsque le huit mars du deuxième mois arrivera, je n’aurai que dix-sept ans et demi. Rien de plus ! Nos mondes ont beaucoup en commun.

J’ai visé juste, cette fille a mon âge. Elle me conduit à l’entrée du Majestueux, vers cette grande porte rouge que j’imaginais s’ouvrir royalement, comme dans l’ancien temps. Mais non. Apolline se contente de la faire coulisser sur le côté.

— Où est-ce qu’on va, exactement ?

— Au Siège ! répond-elle. C’est là que réside la reine. J’avais demandé à Angie de partir devant pour la prévenir de ton arrivée.

Je passe une main sur mon front, tentant de soulager la douleur lancinante qui se fait de plus en plus grande à mesure que nous avançons. Une reine ? Sérieusement ? J’espère que je n’aurai pas à faire la révérence, parce que si c’est le cas, je suis plutôt mal barrée.

— Et qu’est-ce que votre reine en a à faire, de moi ?

— C’est elle qui sera plus apte à te répondre.

Je voudrais lui poser une autre question, lui demander qu’elle m’explique pourquoi le sol sur lequel nous marchons est entièrement dallé de noir et de blanc, pourquoi il se met à tanguer dans tous les sens et pourquoi je semble m’en rapprocher dangereusement, mais j’ai la désagréable impression de ne plus pouvoir décoller mes lèvres. Quand la voix d’Apolline se répercute faiblement à mes oreilles et qu’elle se précipite pour me rattraper, je comprends que j’étais en train de tomber. Elle m’allonge doucement sur le sol. Je l’entends crier un peu plus fort, comme si elle appelait quelqu’un, mais les mots se succèdent sans que je les comprenne. J’entends des bruits de pas, d’autres voix qui se rapprochent, je vois des silhouettes qui me sont totalement inconnues s’agenouiller et évaluer mon état qui empire visiblement à chaque seconde. Je le sens. Ma vue devient complètement floue. Mon corps se fait de plus en plus lourd, et les voix qui résonnent à mes côtés amplifient mon mal de crâne.

— Poison de désaltra, murmure l’une d’elles.

Ce sont les seuls mots que je parviens à comprendre de leur échange. Le garçon qui les a prononcées tient l’un de mes poignets entre ses mains. Et je ne sais pas si c’est moi qui délire ou bien ma vision qui a un sérieux problème, mais les veines qui parcourent mon poignet ont une étrange couleur sombre. Presque noire. Il ne m’en faut pas plus pour tourner de l’œil et rejoindre le monde des abysses.

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