Près de la fenêtre, Xavier se tenait en retrait. Un verre de vin à la main, il savourait discrètement son apéritif. Dans quelques minutes, le repas n’allait pas tarder à être servis. En attendant, il patientait. Pour s’occuper, il se plaisait à jauger chacun des invités. À l’abri d’éventuels regards, il pouvait aisément les observer déambuler. Dans la vaste salle de réception, celle-là même du palais du gouverneur Dieudonné-François Reste, ils semblaient tous joviales. Excités, ils paradaient fièrement « ces bêfouê » comme les essiniens les appelaient . En effet, Ils étaient tous là « les bêfouê ». Parés dans leurs plus beaux vêtements, les blancs, principalement les bourgeois de la colonie étaient là. Il n’en manquait pas un seul. Pour rien au monde aucun d’entre eux n’aurait manqué un tel événement. Le banquet annuel organisé par le gouverneur Reste était l’occasion de se montrer. Lui-même Xavier avait fait des mains et des pieds pour y être invité. La tâche avait été ardue. Convaincre ces racistes de colons d’admettre à leur table le mulâtre qu’il était n’avait pas été chose aisée. Xavier avait dû faire jouer ses relations. Il avait surtout mis la main à la poche. Le commandant de cercle, une connaissance à lui avait reçu de ses mains un pot-de-vin plus ou moins important. Propriétaire de la plus grande plantation d’Assinie, Xavier pouvait se permettre un tel luxe. En effet, fruit de l’union plus ou moins controversée d’un français et d’une indigène, la nièce du roi d’Assinie, Xavier Bavière était un homme fort riche. Probablement, était-il le plus riche de toute la région. Le domaine immense dont il avait hérité occupait un vaste territoire de la presqu’île d’Assinie. Supplantant l’océan atlantique, « l’antre de l’éléphant », son domaine, était constitué de plusieurs hectares. La terre y était fertile. Les récoltes, elles, étaient florissantes chaque année. La vie dans « l’antre de l’éléphant » s’écoulait paisiblement. Autan pour lui que pour ses manœuvres, il y faisait bon vivre. Du moins, c’était ce dont il essayait de se persuader. Pour se donner bonne conscience, il n’avait pas trouvé mieux. Sinon, comment ignorer la sueur et le sang versés dans les plantations de cafés et de cacaos par ses manœuvres, les indigènes ? Le maigre pécule qu’il leur versait en compensation de leur dure labeur était une véritable escroquerie. Il les exploitait. De son forfait, il n’en était pas fier. Si cela n’avait tenu qu’à lui, Xavier aurait fait preuve de plus de largesse. Mais il n’avait pas le choix. Avec l’administration coloniale qu’il devait constamment contenter par diverses taxes et autres impôts, il aurait fait faillite s’il avait été plus généreux. Exploiter les indigènes était le prix à payer. Ce prix, son père avant lui l’avait payé. Son père ! Penser à cet homme qui lui avait été inconnu jusqu’à l’âge adulte lui faisait toujours un drôle d’effet. Son père ! Pour lui, Jacques Bavière avait été tout sauf un père. D’ailleurs, même à présent, Xavier se considérait comme n'en ayant jamais eût un. Cette vérité, les français d’Assinie, le lui rappelaient constamment. Obstinément, ils le qualifiaient de bâtard. Pour eux, il était le bâtard de Jacques Bavière. Pourtant, Xavier qui portait le patronyme de ce dernier avait été reconnu légalement. Sa filiation à l’égard de son géniteur avait été établit un peu fort tard cependant. Xavier Bavière qui dans un passé pas très lointain s’appelait Anzouan Ezoua avait eût le temps d’expérimenter les dures réalités de la vie d’un enfant mulâtre. Très tôt, il avait été arraché aux bras de sa mère. Sur le conseil de l’administration coloniale, son grand-oncle, le roi d’Assinie l’avait envoyé en pension. Dans une mission tenue par des religieuses, il avait reçu un enseignement plus ou moins correcte. Par la suite, il avait continué ses études à l’école normale William Ponty. Diplômé, il était revenu sur la presqu’île. Dans le sinistre objectif de faire de lui un servile employé à sa solde, l’administration coloniale lui avait offert un poste de fonctionnaire. Il avait refusé. Il y avait été bien obligé. À l’article de la mort, son géniteur, Jacques Bavière avait cru bon de réparer ses torts envers lui. Du jour au lendemain, Anzouan Ezoua était devenu Xavier Bavière. Ainsi, Il avait hérité par la suite d’un important patrimoine. Dès lors, il n’avait plus été question pour lui de faire autre chose que de prendre soin de cet héritage. À présent, il en était autrement. Xavier aspirait à plus. Il ne s’était pourtant pas lassé de cette vie de propriétaire terrien. Perdu sur ses terres, il appréciait jusqu’à présent de goûter au bonheur de la vie en solitaire. Les désagréments et autres inconvénients, il ne les subissait qu’une fois à l’extérieur. Xavier était marginalisé. De la part des blancs de la colonie comme de celle des indigènes, il faisait l’objet de mépris. Pour ne pas être un blanc, un vrai citoyen de la métropole, il était rabaissé. Pour ne pas être un vrai autochtone, un essénien comme les habitants de la presqu’île, il était également ridiculisé. Ni noir, ni blanc, Xavier n’avait sa place nulle part. Et pourtant, s’il lui avait été permis de choisir, il aurait sans hésiter appartenu au camp de l’égalité. Il voulait être respecté. Ambitieux, Xavier Bavière nourrissait ce désire d’être enfin accepté. Plus que tout, il souhaitait obtenir la place qu’il estimait devoir occuper au sein du cercle très fermé de la haute société. N’était-il pas dans la région, l’un des hommes les plus riches, l’un des célibataires les plus convoités aussi ? N’était-il pas plus ou moins mieux éduqué que la plupart de ces fonctionnaires au rabais, dépêchés à la volée par la métropole ? Alors pourquoi lui fallait-il subir le même sort que les indigènes ? Pourquoi devait-il subir l’injustice réservée aux cultivateurs africains et ne pouvait-il pas jouir à part entière de la politique économique du colonisateur ouvertement favorable aux propriétaires européens ? C’était pour revendiquer ce traitement qu’il estimait lui revenir de droit que Xavier était là. Depuis Assinie jusqu’à Bingerville, il avait fait le déplacement dans cet objectif. Il était là pour montrer qu’il existait. Il était là pour tous les obliger à s’en rendre compte, enfin. Surtout, il était présent à ce banquet pour s’imposer. Pour se faire enfin accepter, il n’y avait pas d’autre moyen selon lui. Les relations et les amitiés, c’était pendant ce genre d’événement qu’on était sensé les nouer. Cependant, depuis son arrivée, Xavier s’était tenu à l’écart. De toute la soirée, il n’avait encore parlé à personne. Habitué à côtoyer les européens, il n’était pas moins impressionné d’en voir autant, réunis dans un seul et même endroit. À si méprendre, il lui paraissait être le seul «noir» ou plutôt le seul mulâtre, présent. De toutes les façons, pour ces colons l'un ne valait pas mieux que l'autre. Entre ces deux statuts, ils ne faisaient aucune différence. Pas si foncé que cela, Xavier Bavière aurait pourtant pût passer pour un individu de type méditerranéen voir hispanique. Mais les traits grossiers de son visage le trahissaient. Avec le manque de finesse de ceux-ci, il était impossible d’ignorer ses origines. Son nez épaté et sa bouche aux lèvres charnues étaient typiques aux africains. À des kilomètres à la ronde, il était repérable. Son élégant smoking et ses cheveux crépus coupés très court n’y changeaient rien. Au milieu de ses blancs de la haute société, le mulâtre qu’il était, faisait office d’être un intrus, un vulgaire imposteur. Se sentant quelque peu mal à l’aise, Xavier tenait bon cependant. Résolu à mener son projet à bien, il n’était pas prêt à prendre la fuite, pas après tous les efforts déployés. Inspirant profondément, le mulâtre d’Assinie décida de passer à l’action. Il en était grand temps. Pour se donner du courage, il vide d’un trait son verre et se jeta dans l’arène.
Dans l'immense salle de réception du palais du gouverneur Reste, Agnès Le Bourgeois déambulait. Vêtue d'une élégante mais vielle robe en mousseline, elle semblait flotter. Le buste droit et la tête haute, elle se déplaçait avec une grâce toute calculée. Parmi les convives, elle errait d'un groupe de personnes à l'autre. Discrètement mais attentivement, elle scrutait chaque visage. A la voir ainsi, elle intriguait, piquait au vif la curiosité de certains admirateurs. Donnant l'impression de s'être égarée, elle semblait chercher à se retrouver. Il n'en n'était rien. Ce que cherchait Agnès, ce n'était pas son chemin, mais plutôt quelqu'un. Agnès cherchait son père. Ensemble, ils s'étaient rendus à la réception. La jeune femme avait beaucoup insisté à cet effet. Non que cet évén
À la véranda de l'imposante villa qui supplantait tout le domaine, une silhouette se percevait dans l'obscurité de la nuit. En avançant de plus près, Xavier reconnu sans difficulté Eba, la fille du contremaître. De qui d'autre aurait-il pût s'agir ? Qui d'autre aurait-il pût perdre son temps à l'attendre jusqu'à une heure aussi tardive ? Seule la jeune fille avait cette patience. Elle seule également parmi tous les employés du domaine avait l'autorisation de se tenir sur le porche de la demeure. Elle seule avait également reçut son autorisation pour bien d'autres privilèges. A la jeune fille à laquelle il s'était pris d'affection, Xavier ne pouvait rien refuser. En l'observant se lever prestement et courir à sa rencontre, le jeune maître sourit. Il savait qu'elle allait s'enquérir du déroulement des évènements de la soir&
Quand Eba poussa doucement la porte en bois, la jeune fille eût une surprise. Ils étaient là, ses deux parents qu'elle croyait couché depuis fort longtemps. Ils étaient toujours debout et avaient même de la visite. Dans la pièce exiguë qui servait à la nombreuse famille de salle de séjour, son père recevait un inconnu. Jeune, la peau aussi noir que la sienne, ce dernier semblait bien étrange avec sa chemise blanche soigneusement fourrée dans son pantalon beige. Face à son père, lui et ce dernier se tenaient tranquillement assis autour de la table. Debout près d'eux, Effoua sa mère faisait le service. Soigneusement, celle-ci s'appliquait à remplir les deux verres des hommes de «coutoutou». Partout dans la minuscule pièce, l'odeur forte et entêtante de cet alcool artisanale flottait dans l'air. Grisés par le breuvage enivrant, les de
Dans son boudoir, Xavier était installé confortablement. Ses longues jambes posées l'une sur l'autre sur le guéridon centrale, il fumait en silence un cigare, un verre de cognac à la main. Perdu dans ses pensées, il savourait le doux nectar lorsque N'wozan , son domestique signala sa présence.—Tu peux entrer N'wozan , fit-il à l'intention du domestique.—Pardonnez de vous déranger mais, monsieur a de la visite, annonça poliment le serviteur.Intrigué, Xavier haussa un sourcil interrogateur avant de se redresser. Qui cela pouvait-il bien être ? Qui pouvait oser le déranger à une heure pareille ? pensa t-il en reposant son verre sur la petite table.—Kouamé votre frère il est arrivé dans la soirée, crut bon d'ajouter N'wozanface au regard interrogateur du jeune maître, il vous attend en bas.A l'a
Dans la cuisine située à l'arrière de la vaste demeure de Xavier qui faisait face à l'immense jardin, Effoua s'activait. Le nez dans les marmites, la femme du contremaître préparait le déjeuner pour le propriétaire du domaine et son demi frère. A ses côtés, Eba lui donnait un coup de main. Du moins, c'était ce qu'elle essayait de laisser paraître. Distraire, la fille d'Ezan avait la tête ailleurs. Ses yeux, elle les gardait rivés sur le jardin. Adossée à l'une des fenêtres, elle l'observait. Discrètement, Eba épiait Kouamé, le mystérieux frère de Xavier. A l'ombre du géant acacia, le jeune homme se tenait tranquillement assis. Un livre entre les mains, il semblait plongé dans sa lecture. Qu'est-ce qu'il pouvait bien lire ? se demandait Eba intriguée. Elle aurait bien voulu savoir. Curieuse,
A l'heure du déjeuner, Xavier était là. Il était de retour de ses plantations. Toute la journée, le propriétaire du domaine l'avait passé sous le soleil. Sur la supervision du vieux Ezan, il avait inspecté le travail de ses manœuvres. A présent, il était éreinté. A grosses gouttes, il suait. Il faisait tellement chaud. Tout de suite, il sentit le besoin de respirer l'air frais du jardin. Sans surprise, il y retrouva son demi frère. Ce dernier n'avait pas bougé. Là où Xavier l'avait laissé plus tôt dans la matinée, Kouamé était toujours assis. Un vrai paresseux, pensa t-il avec dédain. Bien qu'il aurait voulu se passer de cette formalité, Xavier s'obligea à échanger quelques mots avec lui. Sans entrain donc, il le rejoignit en bas du géant acacia où ce dernier était install&
Pendant le déjeuner, Xavier qui mangeait avec son frère surpris une fois encore le regard de ce dernier pour Eba.La jeune fille qui faisait le service se déplaçait autour d'eux discrètement. De la cuisine à la véranda, elle allait et venait en silence. Enervé par l'attitude de Kouamé, Xavier qui n'en pouvant plus, évita de reposer bruyamment ses couverts dans son assiette comme il en avait la furieuse envie. Sans détour, il aborda ouvertement le sujet qui le taraudait.—Elle te plaît à ce que je vois ? Lui demanda t-il une fois la jeune fille repartie pour la cuisine.—De qui est ce que tu parles ? Fit mine d'ignorer Kouamé.— Ne fais pas semblant ! Lui intima Xavier d'une voix où commençait à poindre l'irritation.Je te parle de ma jeune domestique que tu n'arrête pas de manger des yeux d'une maniè
Sur l'antre de l'éléphant, la nuit avait finit d'étirer son voile sombre . A présent, un paisible silence y régnait. En cette soirée, tous avaient trouvé refuge dans leur doux foyer. Dans la modeste maison en bois du contremaître, il en était de même. Les parents et trois sur sept de leurs enfants étaient présent et on s'affairait. Avec entrain, les membres de cette modeste famille se hâtaient dans les derniers préparatifs d'un dîner qui s'annonçait spécial. A leur table, ils devaient recevoir Kouamé, le demi frère du propriétaire du domaine. Et ce n'était pas rien. En tout cas,pour Effoua la maîtresse de maison, c'était plus qu'un honneur. Alors, elle était animée d'engouement. Perfectionniste, elle veillait scrupuleusement à ce que tout soit parfait. Occupée à disposer