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Chapitre 2

Dans l'immense salle de réception du palais du gouverneur Reste, Agnès Le Bourgeois déambulait. Vêtue d'une élégante mais vielle robe en mousseline, elle semblait flotter. Le buste droit et la tête haute, elle se déplaçait avec une grâce toute calculée. Parmi les convives, elle errait d'un groupe de personnes à l'autre. Discrètement mais attentivement, elle scrutait chaque visage. A la voir ainsi, elle intriguait, piquait au vif la curiosité de certains admirateurs. Donnant l'impression de s'être égarée, elle semblait chercher à se retrouver. Il n'en n'était rien. Ce que cherchait Agnès, ce n'était pas son chemin, mais plutôt quelqu'un. Agnès cherchait son père. Ensemble, ils s'étaient rendus à la réception. La jeune femme avait beaucoup insisté à cet effet. Non que cet événement mondain qu'elle trouvait  d'une frivolité assommante ait suscité chez elle un quelconque intérêt. Sa présence, la jeune femme ne l'avait sollicité que par pur bon sens. Agnès connaissait son père. Elle n'ignorait rien du penchant de ce dernier pour l'alcool. Ce vice longtemps combattu s'était hélas exacerbé ces derniers mois. La mort de sa mère en avait été l'élément catalyseur. Depuis, Jean Le Bourgeois se saoulait. Continuellement, il buvait. Dès qu'il le pouvait, il se rendait au bistrot le plus proche et étanchait sa soif. Celle-ci demeurait bien insatiable cependant. Jour après jour, elle n'en finissait pas de l'engloutir, cette maudite soif. Excellant anesthésiant, véritable antidote contre le chagrin, son addiction le diminuait. Elle le rendait également insensible à tout et à tous. A son grand dame, la pauvre Agnès voyait en effet son père se désintéresser de ses affaires. Le résultat de cette négligence n'avait pas tardé à se faire ressentir. Le commerce jadis florissant de ce dernier membre d'une vielle famille aristocratique  tombée depuis longtemps en disgrâce,  périclitait de façon vertigineuse. Chaque jour, le célèbre négociant de la colonie perdait un peu plus de son prestige. Incapable d'assurer correctement les transactions avec ses partenaires, les concurrents de plus en plus nombreux et bien plus téméraires avaient pris le relai. Lassés par son manque de professionnalisme, même ses plus fidèles clients s'étaient laissés détourner eux aussi. Désormais, les affaires du prospère commerçant s'enlisaient. Comme du beurre au soleil, sa fortune elle aussi fondait. A une vitesse vertigineuse, les finances de l'une des familles les plus respectées de la colonie s'amenuisaient. A vrai dire, depuis quelques années maintenant, Jean Le Bourgeois était sur la paille. Sérieusement, il s'était empêtré dans de nombreux problèmes de dettes. De bourgeois, il ne lui restait plus que le nom, hélas ! Cette vérité, personne parmi les illustres membres de la colonie semblaient ne pas l'ignorer. Personne, sauf lui et Agnès. Avec désespoir, le père et la fille tentaient de cacher l'évidence. Tant bien que mal, ils essayaient  de faire bonne figure. C'est d'ailleurs dans le but de conserver son secret, que Jean Le Bourgeois avait eût l'audace de se montrer à cet événement pompeux. Agnès qui n'avait pas trouvé l'idée judicieuse avait tenté de le raisonner. Mais son père une fois de plus s'était entêté. Coûte que coûte, il avait tenu à être présent à cette réception dont il était un accoutumé. Rien ni personne ne pouvait le convaincre de ne pas s'y rendre. La jeune femme n'avait alors pas eût d'autre choix que de l'accompagner. Au bras de son ivrogne de père, elle était arrivée au banquet. Dans sa vielle robe passée de mode, elle avait ignoré les regards critiques des gents dames de la haute société pour concentrer toute son attention sur son père. Naïvement, elle avait espéré veiller ainsi sur lui. Elle avait surtout voulut l'empêcher de se ridiculiser. Une fois saoule, son père faisait à peu près tout et n'importe quoi. Seulement voilà, quelques minutes après leur arrivée, son père lui avait faussé compagnie. Un instant de distraction de sa part et il s'était volatilisé. Depuis, Agnès le cherchait. La peur au ventre, elle priait pour ne pas qu'il soit déjà trop tard. Elle ne savait pas si elle pouvait supporter une autre humiliation de ce genre. Voir son père en état d'ébriété, se donnant en spectacle devant tout ce parterre de personnalités lui serait fatale. En se l'imaginant, Agnès en eût la vision trouble. Pour s'éviter de s'effondrer, elle dû s'accouder à une table. Il lui fallut quelques minutes pour lui permettre de reprendre ses esprits. Non loin, les brides d'une conversation plus qu'animée lui parvinrent. Reconnaissant à si méprendre l'intonation de la voix si singulière à son père, la jeune femme tendit l'oreille. 

— Le goût prononcé de ce cher Jacques Bavière pour ses négresses, était connu de tous, s'écria la voix.

Des expressions de fausse indignation accueillirent l'audacieuse affirmation.

Son doux visage marqué par l'inquiétude, Agnès leva les yeux. Sur l'assistance, elle promena une fois de plus son regard inquisiteur.

— Il en raffolait de ces sauvages aux pieds nus, continua la voix. 

Guidée par celle-ci, Agnès s'approcha d'un groupe d'invités. Les yeux écarquillés, elle reconnu aussitôt son père. Au centre de ce petit rassemblement, il captait toute l'attention de son auditoire. 

— Des petits bâtards, il en a donc engendré à la pelle, conclut-il triomphant. 

Le regard vitreux, Jean Le Bourgeois se dandinait. Visiblement, il était ivre. Déjà! Constata Agnès avec consternation. Des coudes, la jeune femme chercha à se frayer un chemin jusqu'à lui. Au plus vite, il lui fallait l'emporter loin et l'empêcher de commettre le pire, s'il ne s'en était pas déjà rendu coupable. Mais il était trop tard. Son père, reprenant à nouveau la parole se surpassa dans l'affront.

— Ce qui me paraît fort étonnant, c'est plutôt la folle idée qu'il a eût d'assumer au grand jour son vice en reconnaissant l'un d'eux.

Cette fois, il était allé loin, trop loin. En interceptant le regard  de  celui qu'elle devina être la cible de ses propos honteux, elle le comprit aussitôt. Fort contrarié, l'homme entreprit habilement de remettre son odieux de père à son place.

— Certes, répliqua ce dernier, mais à ce que je sache, cette histoire ne vous concerne ni d'Adam ni d'Ève.   

L'homme avait parlé d'une voix calme et assurée. Mais ses yeux ! Les prunelles aux éclats incandescents jetaient des éclairs. Si elles avaient été doté d'une quelconque nocivité, son père aurait été  sans doute foudroyé sur le champ.  Qu'ils étaient terrifiants en cet instant, ses yeux.  Cependant, il en émanait une envoûtante intensité. Cette réalité, la jeune femme ne pût le nier. Saisit par une étrange attraction, Agnès les contemplait, sans pouvoir en détourner le regard. D'un bleu azure qui contrastait agréablement avec sa peau dorée voir foncée, très foncée, ils lui donnaient un regard à la fois perçant et énigmatique. Fort intriguée par le charme atypique de cet homme étrange, Agnès le détailla attentivement. Ainsi, elle pût remarquer ses origines métissées. L'homme était un mulâtre. Par les traits grossiers de son visage et à la couleur de sa peau,  la jeune femme avait pût le deviner sans difficulté. Toutefois, cet individu hors du commun se distinguait de loin des autres mulâtres aux allures de sauvages qu'elle avait eût la rare occasion de croiser. Grand, les épaules larges, il était fort élégant dans son costume sombre. Par sa tenue irréprochable et ses bonnes  manières, se devinaient son éducation irréprochable. Indéniablement tous ces qualités laissaient penser qu'il s'agissait d'un gentilhomme. Agnès ne pouvait le nier, elle le trouvait terriblement séduisant ce mulâtre. Se l'admettre aussi facilement lui fit monter le rouge aux joues.  A ses premiers  émois de l'amour, Agnès en tant que la fille unique d'un des  plus farouches défenseurs de l'idéologie de la suprématie blanche, estimait tout à fait inconvenant de sa part de se laisser ainsi aller à de telles pensées concernant un homme au sang mêlé, un mulâtre, aussi éduqué fusse t-il. Les mulâtres comme les noirs ne valaient pas mieux. Comme avait souvent à le répéter son père, ces gens là, ne pouvaient pas être comme eux. Ils étaient fourbes et dénués de toute civilisation. Pour eux qui la leur  apportaient, il fallait s'en méfier.  Et pourtant, cette vérité si juste fusse t-elle ne donnait pas le droit de faire subir à ce mulâtre si semblable à eux un traitement aussi ignoble. En effet, ce dernier était tournée en dérision. Impunément, on  l'humiliait. Dans le petit auditoire que constituait le groupe de personnes dont Agnès reconnu quelques hommes et femmes importants, certains plus ou moins proches de son père, on faisait des remarques désobligeantes à son égard. On riait. On se moquait de la déconvenue du mulâtre d'Assinie. En tête,  son père menait la lâche opération. Lui qui ne pouvait pas souffrir de voir un noir, un membre de cette race qu'il méprisait se hisser à leur niveau se faisait donc une joie de rabaisser le métis. Dans ses railleries, son père n'avait pas de limite. Vite, il fut impossible pour Agnès d'en entendre plus. Impérativement, il lui fallait agir et mettre un terme à cet horrible mascarade. Prenant son courage à deux mains, Agnès rejoignit tant bien que mal son père au milieu de l'assistance. Rapidement sur elle, mille paires d' yeux se posèrent. Le rouge aux joues, la jeune femme baissa les siens. Elle était tellement intimidée. De nature réservée, elle n'avait pas l'habitude d'être au centre de l'attention. A vrai dire, depuis que par manque de moyen, elle devait se priver de  toilettes plus ou moins acceptable,  elle évitait de se montrer. Cependant, face à la curiosité à laquelle elle était soumise, Agnès  se fit violence pour ne rien laisser paraître de son trouble. Dignement, elle leva la tête pour affronter  ceux qui la détaillaient. Un instant, les yeux d'Agnès croisèrent  le regard métallique du mulâtre. Vivement,  la jeune femme détourna la tête. Plus troublée que jamais, elle posa une  main sur le bras de son père. D'une voix basse, elle lui glissa à son oreille:

—Je t'en prie, il faut que je te parle un petit instant.

—Qu'est-ce que tu as de si important à me dire ? Lui demanda son paternel en élevant la voix.

Sa seule haleine chargée d'alcool réussit à écœurer sa fille. Réprimant une grimace de dégoût, elle se pinça discrètement le nez. A moitié ivre, Jean fixait Agnès l'air désapprobateur. Contrarié de se faire interrompre dans sa jouissante entreprise de persécution, Jean Le Bourgeois n'avait  aucune intention de bouger. Mais face au regard suppliant de son unique fille, le père n'eût d'autre choix que de s'exécuter. Après avoir brièvement pris congés de ses interlocuteurs, il s'éloigna. Le père et la fille ne s'étaient pas encore éloignés bien loin  mais déjà, dans la conversation qu'animait le petit groupe, ils étaient pris pour cibles. Occupés à railler le célèbre négociant sur endetté, on en oubliait  la présence du mulâtre.  Maintenant, la personne de ce dernier était insignifiante. Fort scandalisé par l'hypocrisie de ces hommes et femmes d'un milieu auquel il tenait tant à s'intégrer, Xavier Bavière préféra s'éclipser. Estimant en avoir assez vu et assez entendu pendant cette maudite soirée, il décida qu'il était temps pour lui de regagner sa presqu'île. 

Dehors, il faisait un temps glacial. Sur le porche du palais, l'air frais lui fouetta le visage. Frissonnant, le jeune mulâtre s'attarda néanmoins un instant. La silhouette masquée dans la pénombre, il prit le temps d'observer la nuit. Trop en colère, il avait besoin de se calmer l'esprit avant de prendre le volant. Ressassant l'humiliation dont il venait de faire l'objet, Xavier eût la surprise d'apercevoir son tortionnaire. Tenant à peine sur ses deux jambes, Jean Le Bourgeois tentait vainement de sermonner une jeune femme. Grande, un peu enrobée dans une vielle robe et les cheveux blonds relevés en un épais chignon, elle était la même qui l'avait interrompu quelques minutes plus tôt. Selon les brides des ragots qu'il avait pût saisir avant de s'éloigner, il avait pût comprendre qu'il s'agissait de la fille unique de l'être abominable qui l'avait outragé. Pour ne lui avoir pas prêté une attention particulière,  Xavier ne sut se rappeler à quoi elle ressemblait exactement. A la distance à laquelle il se tenait, il tenta de se faire une idée. Mais dans l'obscurité de la nuit éclairée par les lumières de la vaste demeure, cela  lui était fort pénible.  Xavier ne distinguait rien du visage de la jeune femme  qui  retenait tant bien que mal son ivrogne de père.

—Lâche moi je te dis, lui hurlait ce dernier, de quel droit oses tu m'interdire d'y retourner ?

Écrasée par le poids de l'ivrogne, qui s'affaissait lourdement sur elle, Agnès essayait inlassablement de le raisonner.

—S'il te plait papa, il est temps de rentrer...

Mais l'ivrogne qui ne l'entendait pas de cette oreille se débattait. Il résistait avec tout ce qui lui restait de sa dernière énergie, c'est à dire quasiment rien. Xavier qui observait la scène fut  qu'il trouvait plus que pathétique fût animé de compassion. Impérativement, il sentit le besoin pour lui d'intervenir. Pourquoi ? Il n'en savait rien. Mais il en était ainsi. Comme le disaient souvent ses domestiques, il était trop bon, voilà tout. Comment nier cette vérité ? Il aurait tellement été plus facile pour lui d'ignorer cet homme odieux qui l'avait humilié publiquement et sa fille mal fagotée dans sa vielle robe passée de mode. Il aurait pût ainsi ne pas réagir et continuer à les observer. Mais l'âme chevaleresque, Xavier Bavière vola au secours de la fille et de son père infâme. Prudemment, il s'approcha. Vivement,  celle-ci leva  sur lui  des yeux surpris . Rapidement, le rouge lui monta aux joues quand son regard croisa le sien. Mais heureusement pour Agnès, sous la faible lumière  du claire de lune, Xavier n'en vit rien. En l' observant, le mulâtre remarqua plutôt son visage de poupée aux traits si fins et si réguliers. La fille de l'ivrogne avait un beau visage. Ses yeux qui avaient la couleur du ciel pendant la pluie brillaient comme le saphir.  Sa luxuriante crinière blonde, elle, lui rappelait la couleur dorée de la végétation de son domaine  pendant la période de la sécheresse.  Xavier la trouva plutôt jolie la fille de l'ivrogne. Même s'il déplorait sa taille  un peu trop élancée et ses larges épaules de nageuse, elle n'était néanmoins pas moins belle.  A peu près aussi grande que lui, il devinait aisément que sa forte corpulence ne devait pas la mettre en avantage au près de ses compatriotes  Français de la colonie. Il n'était pas inconnu de tous que les femmes, ces idiots de bêfouê les préféraient filiformes. Heureusement pour lui Xavier, ce n'était pas le cas. Comme l'avaient souligné de façon si odieuse Jean Le Bourgeois, à l'instar de son père qui raffolait des femmes toutes en chair, le mulâtre, lui aussi n'était pas en reste. L'oeil avisé, il appréciait donc  les joues rondes de la jeune femme et ses hanches pleines. Avec ce physique peu conventionnelles chez une femme, surtout une femme de type caucasien, la jeune femme lui paraissait imposante. Et pourtant, il émanait d'elle une certaine  délicatesse. Satisfait de cet examen qui dura pour tout un court instant, Xavier consentit enfin  à prendre la parole.

—Puis-je vous être utile mademoiselle ? S'enquit-il galamment.

D'abord perplexe, celle-ci le toisa en silence avant de détourner la tête. 

—Non merci monsieur, fit-elle simplement.

La jeune femme qui avait répondu d'une voix sèche et ferme reporta son attention sur son père qu'elle continua tant bien que mal à trainer. Sans  insister, Xavier s'inclina. A vrai dire, le jeune homme était plus que froissé par la condescendance de la jeune femme. 

Ce qu'il ignorait cependant était qu'à   ce qui pouvait s'apparenter à de l'arrogance, se cachait plutôt un profond  malaise. Agnès avait honte. La jeune femme qui avait cru être à l'abris de tout regard indiscret se sentait humiliée d'avoir été ainsi surprise. Trop digne, en aucun cas, elle ne souhaitait inspirer de la pitié. Or c'était justement l'expression de ce sentiment là qu'elle avait vu dans les yeux métalliques du mulâtre. Lui, un noir, avait pitié d'elle. Elle, Agnès Le Bourgeois ! Elle, la fille de l'illustre Jean Le Bourgeois. C'était tout simplement absurde, voir inconcevable. Alors non, elle ne voulait pas accepter sa pitié. Elle ne pouvait pas accepter son aide. Avec son ivrogne de père qui s'était justement mit à marmonner des injures racistes à l'encontre de ce bon samaritain atypique, elle allait se débrouiller seule.  Bientôt, le mulâtre qui les observa s'éloigner en fit de même. Enfin, il consentit à s'engouffrer dans sa luxueuse auto. En trombe, il démarra en direction de Grand Bassam.

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