Personne ne m’avait prévenue que si on qualifie les Louboutin de « mortelles », c’est parce qu’elles vont réellement causer ma mort avant ce soir.
Oh, je sais ce que vous pensez. À quoi est-ce que j’aurais pu m’attendre avec des escarpins rouge vif aux talons de douze centimètres ? Certes, elles ont la réputation d’être confortables. Mais les femmes savent bien qu’après quelques heures et quelques kilomètres, les plus confortables des chaussures à talons se transforment en instruments de torture.
Même moi, je le sais. Et ce n’est pas rien, sachant que j’ai passé l’essentiel de ma vie en jean et tee- shirt. Avec des ballerines – mes chaussures préférées. En cet instant, je vendrais mon âme au diable pour une paire de ballerines.
C’est d’ailleurs pour ça que j’avais prévu de porter des chaussures raisonnables aujourd’hui. Des mocassins ouverts au bout, avec des talons de cinq centimètres. Bleu marine, pour aller avec mon tailleur à 500 dollars. Ça m’a pris un semestre d’économiser sou après sou pour l’acheter, et c’est grâce à lui que j’ai décroché le poste dans lequel je commence ce matin.
Mon job de rêve.
En réalité, je ne devrais pas le qualifier de « job », puisque je ne suis pas payée – le salaire, c’est l’essence même du boulot, après tout – ; c’est un stage. Au département « propriété intellectuelle » de la plus performante des sociétés biomédicales du pays. Du monde, même. Si ça, ce n’est pas un boulot de rêve, je ne sais pas ce qui peut l’être.
Mais hier soir, quand j’ai étalé le tailleur sur mon lit pour vérifier qu’il ne montrait ni taches ni faux plis – toutes choses qui m’auraient fait apparaître comme l’étudiante pauvre que je suis, et non l’ambitieuse juriste que je veux devenir –, ma colocataire et meilleure amie a été horrifiée par mon choix de chaussures.
Elle prétendait qu’un tailleur aussi sublime que celui-ci exigeait des chaussures à la hauteur. C’est là qu’elle a dégainé les Louboutin avec un roulement de tambour. Pour fêter le début de ma nouvelle vie.
Je ne pouvais pas dire non, alors que Tori s’était mise en quatre pour moi. Elle me loge gratuitement dans sa chambre d’amis cet été, pour que je puisse faire mon stage et emprunter le chemin qui transformera mes rêves en réalité.
Du coup, me voici, titubant sur mes échasses, priant pour que personne ne devine que mes pieds ne sont plus que des ampoules géantes. Et la pause-déjeuner arrive à peine. J’ai encore cinq heures de souffrance devant moi.
Ça aurait sans doute été plus facile si j’avais pu rester à mon bureau, ou même dans les deux étages du département. Mais comme c’était mon premier jour, ma tutrice – une autre stagiaire, adorable, qui est là depuis un certain temps – a cru utile de me faire visiter tout le siège social de Frost Industries. Qui comporte cinq bâtiments principaux, ainsi que des laboratoires, disséminés le long de la magnifique plage californienne de La Jolla. C’était une super visite, dans les locaux d’une super compagnie.
Le genre de trucs où on voudrait se pincer, sauf que mes chaussures me faisaient déjà suffisamment mal pour que je sois certaine de ne pas rêver. Mais la visite est enfin terminée, me dis-je pour me donner du courage en entrant dans l’immense cafétéria qui surplombe l’une des plus belles plages de San Diego.
Après le déjeuner, je n’ai plus qu’une réunion de quatre heures avec les autres stagiaires, tous arrivés dans la boîte longtemps avant moi. Ils doivent me présenter les licences et les contrats sur lesquels on va travailler cet été. Je me doute que pour la plupart des gens, ça paraît franchement barbant, mais je frétille d’impatience. C’est ce que je veux faire depuis que j’ai compris que devenir le Power Ranger rose n’était pas un choix de carrière viable.
Je fais de mon mieux pour ne pas boitiller et surtout, ne pas rester bouche bée devant la pièce gigantesque, qui peut accueillir huit cent quarante-deux convives. Chiffre communiqué par ma tutrice, qui est aussi fière de cet endroit qu’Ethan Frost doit l’être – sans doute même plus...
Comme le géant G****e, Frost Industries est connu pour sa magnifique cafétéria. Dotée de deux grands chefs et de douze comptoirs distincts qui servent un type de nourriture différent chaque jour de la semaine – sans parler des buffets de salades, de boissons et de desserts –, elle se vante d’offrir à chacun ce qu’il désire. Et « chacun » n’est pas un vain mot.
Qu’on soit agent d’entretien ou cadre sup, du moment qu’on a son badge, on mange à l’œil. Petit-déj, déjeuner, collation, dîner : tout est gratuit pour les employés de Frost Industries. C’est aussi pour ça que j’ai pu accepter ce stage. Pas de loyer et aucune dépense de nourriture ; ça me permet de tenir avec mes économies jusqu’à ce que ma bourse et mon job étudiant reprennent, au début de ma dernière année de fac.
Bien qu’il soit 13 heures, je n’ai toujours pas faim – je suis tellement stressée que j’ai l’estomac noué, même si ça va déjà mieux que ce matin. Je me dirige donc vers le bar à smoothies. C’est exactement ce qu’il me faut ce midi : quelque chose de pas trop lourd, mais suffisamment nourrissant pour tenir jusqu’au dîner. En plus, le bar est tout près, et vu l’état de mes pieds, chaque pas compte.
Il n’y a pas de queue : on dirait bien qu’aujourd’hui, tout le monde a envie de pizza ou d’indien. Mais il y a deux types derrière le comptoir, et aucun des deux ne semble très pressé de prendre ma commande. Ça ne me dérange pas, puisque je n’ai pas encore choisi.
La carte n’est pas démesurée : huit smoothies et six jus, dont herbe de blé et betterave, qui ne sont pas franchement en haut de ma liste de choses à tester. Il ne me faut pas très longtemps pour me décider. Mais les deux gars ne s’intéressent toujours pas à moi. Cela suscite davantage ma curiosité que mon agacement, cela dit, surtout qu’il semblerait que je ne sois pas la seule à faire mes premiers pas aujourd’hui.
L’un des mecs forme l’autre à l’art subtil de la confection de smoothies. Il est très pointilleux : il disserte sur la meilleure proportion liquide / solide et la température exacte du yaourt glacé. Il va jusqu’à lui indiquer le nombre précis de myrtilles que requiert le smoothie qu’il est en train de préparer. Il s’avère qu’il en faut trente-huit. Pas une de plus. Pas une de moins. Trente-huit, on vous dit.
Venant de quelqu’un d’autre, son discours ferait pauvre type. Mais ce gars est tellement passionné par l’art du smoothie, tellement décidé à atteindre la perfection, qu’il ne fait pas du tout pitié. Au contraire, il a l’air d’une sorte de dalaï-lama du cocktail de fruits. Patient, sage, tout-puissant.
Et le garçon à qui il s’adresse est suspendu à ses lèvres, comme s’il était en train de lui délivrer la clé vers le nirvana. Malgré moi, je m’amuse bien à les regarder, et je suis presque déçue quand la leçon s’achève, une fois le smoothie prêt et versé dans deux verres. Ou plutôt, je serais déçue, si ma pause- déjeuner n’était pas en train de tendre vers sa fin.
— Excusez-moi, finis-je par dire lorsqu’il devient manifeste qu’ils vont se contenter de contempler la mixture violacée pendant des lunes.
Ils semblent totalement fascinés par le breuvage, et j’en viens à me demander si Frost Industries est assez sévère dans la répression de l’usage des stupéfiants. Ils sont forcément shootés, on est bien d’accord ? Un simple smoothie ne peut pas être aussi captivant.
— Navrée de vous interrompre, mais j’aimerais commander.
Le formateur se tourne vers moi, ses yeux bleu foncé rivés sur les miens. Je comprends aussitôt qu’il était parfaitement conscient de ma présence. Il m’a testée, exactement comme il a testé l’autre employé, avide de savoir comment on allait gérer la situation.
Ça me met en colère. Certes, ce n’est qu’une boisson, et qu’un petit jeu de pouvoir, mais je déteste qu’on me manipule. Même pour quelque chose d’aussi insignifiant qu’un verre de jus.
— Pas besoin de commander, assure-t-il en ajustant un couvercle sur l’un des gobelets avant de le faire glisser vers moi. Vous pouvez prendre celui-ci. C’est un Ethan Special.
— Non merci, dis-je sans accorder un regard à la boisson. Je préfère un Hawaiian Sunrise.
— Comment pouvez-vous savoir ce que vous préférez ? Vous ne connaissez pas les ingrédients du Ethan Special.
Vu son comportement, je pense qu’il contient une herbe qui n’est pas du blé. Et je n’ai pas envie de prendre ce risque le premier jour, malgré son sex-appeal.
— Je n’ai pas besoin de connaître les ingrédients pour savoir que j’ai envie d’un...
Je me tourne vers la carte avant d’ajouter :
— ... rafraîchissant mélange de fraises, bananes, jus d’ananas et sorbet d’orange. Rien de tout ceci ne figure dans la boisson que vous venez de concocter.
— Il y a des fraises dans cette recette. Sept, pour être exact.
Trente-huit myrtilles et sept fraises. Ce type est cinglé. À mon corps défendant, je suis intriguée. Mais je ne vais pas le lui montrer. Je me contente donc de le regarder froidement avant de répondre :
— Un ingrédient sur les quatre de ceux que je souhaite, on ne peut pas dire que ça corresponde
vraiment à mes attentes.
— C’est important, pour vous ? Que les choses se correspondent parfaitement ? me demande-t-il en haussant l’un de ses sourcils bruns.
Absolument. C’est même obsessionnel. Je tiens à ce que chaque chose rentre dans sa case. Que tous les i aient leur point, que chaque t ait sa barre, et que les règles soient respectées à la lettre. Tori prétend que j’ai des TOC, mais c’est faux. Je ne suis pas attirée par les rituels. Ce que j’aime, c’est que le résultat final soit parfait, que les choses soient exactement comme elles doivent être.
Et même si je sais que ça peut sembler un peu pathologique, c’est au contraire ce qui m’a permis de ne pas devenir folle, ces cinq dernières années. Depuis que Brandon...
Je me hâte de refermer la porte sur ces souvenirs, que je garde enterrés au plus profond de moi. Il n’est pas question que je repense à lui une seule seconde dans ma vie, encore moins aujourd’hui, le plus beau jour que j’aie eu depuis longtemps. Non, je vais faire en sorte que les choses soient simples. Ordonnées, faciles. Je ne suis pas du genre à faire tanguer la barque juste pour voir ce qui va se passer.
Je m’abstiens de lui communiquer ces réflexions, bien sûr. Je préfère hausser à mon tour un sourcil et rétorquer :
— C’est vous qui comptez les myrtilles dans ce smoothie. Tout ce que je veux, pour ma part, c’est avoir ma commande avant le rush du dîner. Qui, d’ailleurs, va commencer dans...
Je regarde ma montre avec un grand geste.
— ... environ quatre heures.
— Dans ce cas, nous avons tout le temps. Pourquoi est-ce que vous ne vous installez pas sur un tabouret, histoire qu’on fasse connaissance ? Je n’ai rien de prévu.
Le garçon à ses côtés – l’apprenti – émet un petit son étranglé. Mais il ne dit rien, préférant avaler une gorgée de l’autre gobelet de Ethan Special. Je ne prends pas la peine de le regarder. Surtout que mon instinct m’enjoint de ne pas quitter l’autre des yeux. Si je détourne le regard, il pensera qu’il a gagné, et je ne veux pas lui faire ce plaisir.
— Eh bien, je ne peux pas en dire autant. Pour ma part, j’ai une réunion dans un quart d’heure, et je ne peux pas me permettre d’arriver en retard.
— Ah, voilà qui vous met en position d’infériorité, on dirait bien.
— Pourquoi ça ? Parce que je suis censée faire ce pour quoi on m’a embauchée ?
Cette fois, les sons qu’émet l’apprenti barman sont à mi-chemin entre un chat qui régurgite une boule de
poils et une hyène dans les affres de l’agonie.
— Tout va bien ? dis-je sans quitter son mentor des yeux. Je commence à m’inquiéter.
Il produit encore quelques bruits alarmants, puis se tape la poitrine et reprend une longue gorgée.
— Ça va, merci.
— Tant mieux. J’en étais venue à me demander s’il vous avait empoisonné.
— Je n’empoisonne jamais les gens le premier jour. Le deuxième, en revanche, c’est une autre histoire.
— Vous ne devriez pas le crier sur les toits. Ça vous rendrait suspect – ainsi que Frost Industries – si quelqu’un déclarait la moindre intoxication alimentaire.
Il recule et me toise de la tête aux pieds.
— Parfait. Vous êtes du pôle juridique, pas vrai ?
Je pourrais me sentir flattée que ça saute aux yeux, mais ça ne sonne pas comme un compliment. Ce qui a le don de m’énerver encore plus.
— Ça vous pose un problème ?
Avant qu’il ait pu répondre, quelqu’un arrive derrière moi et commande un Hawaiian Sunrise. Le formateur se met à bavarder avec lui tout en versant les ingrédients dans le blender. Moins d’une minute et demie plus tard, il dépose sur le comptoir un magnifique smoothie d’un rose orangé. Le type passe son badge dans le lecteur, attrape son gobelet, et s’éloigne avec un geste de la main.
Je contemple la scène avant de me tourner vers lui, incrédule.
— Vous vous payez ma tête ? C’est ça ?
Il joue la perplexité à la perfection.
— J’ai fait quelque chose de mal ?
— Vous venez de lui donner ma boisson !
— Non. Je lui ai donné la sienne. La vôtre est devant vous, réplique-t-il en tapotant le gobelet.
Arrivée à ce point, je ne sais même plus ce que j’éprouve. De l’agacement, c’est certain. De la surprise, sans doute. Et curieusement, une pointe d’amusement. Ce type ne doute tellement de rien que je ne peux m’empêcher d’être impressionnée. Même si je suis bien décidée à le remettre à sa place.
— Vous êtes toujours aussi insupportable ?
— Seulement quand j’ai raison.
— Je croyais que le client était roi ?
Il fait semblant de réfléchir, la tête penchée sur le côté.
— Non, pas toujours, conclut-il. Mais on va passer un marché, d’accord ? Je vous prépare votre smoothie tout de suite, si vous acceptez de goûter le Ethan Special. Il pousse le gobelet vers moi.
— Allez. Juste une gorgée.
— Je ne pensais pas devoir négocier.
— Tout se négocie, dans la vie.
— Seulement à la télé. Et si votre truc aux myrtilles ne me plaît pas ?
— Et si au contraire, il vous plaisait ?
— C’est un risque que je ne veux pas prendre.
— La vie n’est qu’une suite de prises de risque. Parfois, l’enjeu en vaut largement la chandelle.
Il me sourit, mais le regard qu’il pose sur moi est chargé d’intensité. Il semble intéressé. Et intéressant.
Ça remue quelque chose en moi. Il me pousse à me poser des questions, alors que par principe, je ne m’en pose jamais. À désirer, alors que je ne désire jamais.
Je recule donc d’un pas pour l’examiner attentivement.
Mis à part la couleur sombre de ses cheveux, c’est le parfait surfeur californien. Il porte un Hurley bleu vif. Un short de plage Quicksilver avec de larges rayures rouges, orange, jaunes et bleues. Des tongs en cuir fauve. Et il a un visage magnifique. Un soupçon de barbe brune, des cheveux qui lui tombent dans les yeux, et je devine un tatouage sur le haut de son bras, à peine visible sous la manche roulée du tee-shirt. Tout le contraire du genre d’homme qui me plaît.
Pourtant, son visage me parle. Et titille ma curiosité. Il y a quelque chose en lui qui me donne envie de me soumettre à sa volonté, alors que je ne cède jamais à personne.
Pendant un bref instant, j’envisage de prendre son jus violet et de le boire. Je n’ai plus beaucoup de temps, et l’après-midi sera long si je n’avale rien.
Je pourrais m’en aller et attraper un sandwich et des fruits dans l’un des frigos. Je mangerais sur le chemin du bâtiment 3. Mais ça me donnerait l’impression de battre en retraite, et je me rends compte que nous serions tous deux déçus.
Et donc, nous nous trouvons à un point de blocage. Il veut que je goûte un truc nouveau. Je préfère jouer la sécurité. C’est vraiment une dispute futile, surtout avec un inconnu, mais son regard ne me permet pas de reculer. Nous savons tous deux qu’il y a plus en jeu que ce smoothie idiot.
Je n’arrive pas à croire que je vais obéir, qu’après lui avoir fait une scène, je vais goûter son smoothie à la con, mais c’est le cas. Poussée par son regard et son corps tendu à se rompre, j’avance la main vers le gobelet. Mais au moment où mes doigts se referment sur le plastique, mon estomac gronde. À grand bruit.
L’enchantement est rompu. Je rougis. Dire que je croyais que le stress me coupait l’appétit... Une petite prise de bec avec le barman, et j’ai plus faim que jamais.
— Vous êtes affamée, constate-t-il.
Je perçois dans sa voix une nuance de regret inexplicable.
— C’est l’heure du déjeuner. Et ceci est mon repas.
Il ne lui faut qu’un instant pour retourner s’affairer avec le blender, qu’il remplit de bananes en
rondelles et de fraises – bien plus que sept. Il ajoute une grosse cuillère de protéines en poudre, du sorbet et du jus.
Quelques secondes plus tard, un énorme Hawaiian Sunrise apparaît devant moi.
Je suis perplexe. Incertaine. Et je ne comprends pas pourquoi. J’aime gagner. C’est même une obsession, donc je devrais être contente qu’il se soit écrasé tout d’un coup. Mais cette victoire a un étrange goût de défaite.
Sous son regard observateur, je tends la main vers mon smoothie. Mais au dernier moment – et ne me demandez pas pourquoi, je n’en sais rien ! –, j’attrape le sien. Je prends une longue gorgée. Puis repose le gobelet sur le comptoir.
Ensuite, je saisis l’autre gobelet et m’éloigne sans le regarder. J’en serais incapable. Je suis trop perturbée par ce qui vient de se passer. Je ne comprends pas ce qui m’a pris.
Mais je n’ai fait que quelques pas lorsqu’il me hèle. Je me retourne contre ma volonté.
— Oui ?
— Vous en avez pensé quoi ? Du Ethan Special ?
— C’était exactement comme je m’y attendais : dégoûtant. — Dégoûtant ? répète-t-il, abasourdi. Vraiment ?
— Vraiment. Je déteste les myrtilles.
Il n’ajoute rien, et moi non plus. La question reste en suspens entre nous. Si je déteste les myrtilles à ce point, pourquoi ai-je goûté son cocktail alors qu’il m’avait déjà préparé ma commande ?
Je n’ai pas la réponse. Alors que je m’éloigne, je sens ses yeux posés sur moi. J’ai le pressentiment que tant que je n’aurai pas compris, ma vie ne sera plus comme avant.
— Salut Chloe ! s’écrie ma colocataire sans lever les yeux vers moi.Elle est occupée à se vernir les ongles de pied avec la teinte verte la plus criarde que j’aie jamais vue. — On a reçu un colis pour toi, il y a une heure environ. Je l’ai mis sur ton lit, ajoute-t-elle.— Un colis ?Mon premier geste après avoir refermé la porte de l’appartement est de me débarrasser des instruments de torture rouge vif que j’ai portés toute la journée, et de les balancer à travers le salon du bout du pied. Je les regarde avec satisfaction se cogner contre le mur du coin-repas. Ce n’est pas comme ça qu’on traite des Louboutin à 1 000 dollars, mais au point o&ugra
Cher M. Frost,Bien que très touchée par la délicate attention dont témoigne votre cadeau, je ne peux pas l’accepter. Un aussi beau blender que celui-là... Cher M. Frost,Bien que j’apprécie la délicate attention dont témoigne ce charmant cadeau de bienvenue, il ne me semble pas approprié de l’accepter. En tant que stagiaire, je ne peux percevoir aucune rémunération... Cher M. Frost,Merci pour votre délicate attention. Cependant, je crois qu’il serait inapproprié que je l’accepte. Je vous présente mes excuses pour les désagréments occasionnés, et vous sais gré de votre compréhension.J’ai apprécié notre rencontre d’hier. Merci de vous être donné tant de mal pour m’accueillir. Bien sincèrement,Chloe Girard.Aussi incroyable que ça puisse paraître, ça m’a pris la moitié de la nuit, de rédiger cette lettre pour Smoothie Boy. Ethan. M. Frost. Quel que soit son nom. Après avoir dormi seulement deux heures et demie, peu m’importe la façon dont il veut q
Ethan sursaute de surprise devant ma réponse.— Non ?!On croirait qu’il n’a jamais encore entendu ce mot, mais je sais de source sûre que c’est faux. Je le luiai dit moi-même, hier. Juste avant de faire exactement ce qu’il voulait.Mes joues s’empourprent à cette pensée, même si je sais que cette fois, ça va se passer autrement. Jene vais pas céder. Je ne peux pas. Même si j’en meurs d’envie.— Non. Je suis désolée, mais c’est une mauvaise idée.Je m’attends à ce qu’il proteste. Il penche la tête de côté et me dévisage longuement, comme s’ilpréparait ses arguments. Mais pour finir, il se contente d’une question.— Pourquoi ?— Parce que ! Ce stage est très important pour moi. Je me suis vraiment cassé le
Je ne vais pas y arriver. Je le sais. Je suis dans les toilettes des femmes au premier étage du bâtiment 3, luttant de toutes mes forces pour ne pas pleurer. C’est idiot, j’en suis consciente. Après tout, j’ai déjà traversé bien pire. J’ai entendu et vécu des choses bien plus horribles.Mais ça remonte à longtemps, et à l’époque, je m’y attendais. Je m’y étais préparée. Ici, dans ce boulot dont j’espérais tant, cet endroit où j’avais tellement envie de mettre le pied, d’apprendre et d’apporter ma pierre, c’est un million de fois pire que lorsque j’étais plus jeune.Dire que la journée ne s’est pas bien passée serait un euphémisme. Rick est un vrai connard, champion pour me harceler sans en avoir l’air. Il est à la tête de l’op&ea
Il me dévisage un long moment, l’air vraiment horrifié.— Est-ce que j’ai bien compris ? finit-il par demander. Vous trouvez que je dépasse les limites ?— Pfff, évidemment. Je pensais m’être fait comprendre.Pendant une fraction de seconde, l’homme confiant que j’ai vu jusqu’à présent disparaît, et il sembledéboussolé. Puis son visage se ferme, masquant toutes ses émotions.— Je suis navré. Je pensais pour ma part vous avoir rassurée sur le fait que votre stage n’était pasremis en cause. Quoi qu’il puisse se passer ou ne pas se passer entre nous, vous n’avez rien à craindre de ce côté-là.— Merde, Ethan, je n’ai jamais dit que vous me harceliez sexuellement. J’ai dit que vous aviez dépassé les limites en tant que patron, lorsque vous m’avez confié le meilleur dossier. Je n’ai pas besoin de vos faveurs. Surtout pas quand elles ne m’attirent que des ennuis.Il se détend un peu.— Au sujet de ce dossier, ce n’est pas ce que vous croyez.— Oh, vraime
Mais les meilleures choses ont une fin – à mon grand regret. Alors que les frissons s’estompent et que ma conscience se réveille, je retrouve tout ce que j’avais banni pendant ces quelques instants.Ethan, toujours à genoux devant moi, m’embrasse les hanches et le ventre. Une partie de moi voudrait rester ici, dans ce moment. Le laisser me caresser tout son content. Ou tout le mien.Mais il faudrait plus que quelques baisers et un orgasme mémorable pour me faire oublier la noirceur que je porte en moi. J’ai pu l’enfouir tout à l’heure, la faire taire, mais à présent – alors que je reprends contact avec le monde – elle est là, attendant de m’avaler tout entière.Je suis trop à vif, trop écorchée. Mes défenses ont volé en éclats sous la violence du plaisir qu’Ethan m’a donné – et sou
Le temps d’arriver chez moi, j’ai cessé de trembler. Ma perplexité n’a pas diminué, cependant, mais au moins, je parviens à la cacher. Et c’est important, parce qu’en matière de sentiments, Tori est un fin limier. C’est l’une des nombreuses raisons pour lesquelles je refuse de sortir avec des garçons : si j’évite les situations à risque, elle ne peut deviner tout ce qui se passe sous la surface. Or je sais qu’elle ne tarderait pas à le mettre au jour si elle s’y attelait sérieusement.En tout cas, c’est ma théorie, et je m’y tiens. J’espère seulement que le fait qu’Ethan vienne de me procurer un orgasme retentissant ne se voit pas sur ma figure. J’ai l’impression que ça se devine dans le moindre recoin de mon âme.— Tu rentres pile au bon moment ! La pizza vient d’arriver
Quand arrive le matin, j’ai retrouvé mon équilibre intérieur, si ce n’est mon bon sens. Encore une fois, je zappe mon jogging – je sais que je le paierai quand je m’y remettrai enfin plus tard dans la semaine – et sors de bonne heure.J’ai choisi une robe jaune légère, achetée en solde l’été dernier, pour 20 dollars. Elle est un peu trop féminine pour aller au travail, mais je n’ai que deux tailleurs et je les ai déjà portés, donc il faudra bien que ça passe. Le fait qu’elle aille à merveille avec mes cheveux et mon teint n’entre pas en jeu – du moins, c’est ce que je me raconte en m’habillant.Avant de partir, je remets le blender dans son carton, ainsi qu’un petit mot disant « C’est gentil, mais non merci. » Puis je fais quelque chose de vraiment idiot, que je regrette déjà au moment même où je suis en train de le faire.Je prends une enveloppe – en kraft tout bête, car je n’en ai pas de jolies – et y dépose une perle de lapis-lazuli achetée sur un coup de tête il y a que