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Chapitre 2

— Salut Chloe ! s’écrie ma colocataire sans lever les yeux vers moi.

Elle est occupée à se vernir les ongles de pied avec la teinte verte la plus criarde que j’aie jamais vue.

— On a reçu un colis pour toi, il y a une heure environ. Je l’ai mis sur ton lit, ajoute-t-elle.

— Un colis ?

Mon premier geste après avoir refermé la porte de l’appartement est de me débarrasser des instruments de torture rouge vif que j’ai portés toute la journée, et de les balancer à travers le salon du bout du pied. Je les regarde avec satisfaction se cogner contre le mur du coin-repas. Ce n’est pas comme ça qu’on traite des Louboutin à 1 000 dollars, mais au point où j’en suis, je m’en fous. Je ne les mettrai plus jamais pour aller travailler. Plus jamais.

— Je n’ai rien commandé...

— Ça vient de Frost Industries, c’est écrit sur la boîte. C’est très lourd. C’est peut-être les RH qui t’envoient des documents à signer. Tu sais, une charte ou des trucs dans le genre.

— Ça se pourrait, mais j’ai déjà reçu tout ça par mail la semaine dernière. Et j’ai signé tout un tas de papiers, engagement de confidentialité et tout le bazar, avant qu’ils me laissent quitter leurs bureaux.

Je dépose mon sac sur la console dans l’entrée, puis enlève ma veste avec plaisir. J’aime ce tailleur, vraiment. Mais tout ce dont j’ai envie maintenant, c’est de le retirer. Je me vois bien passer la soirée en survêtement.

— Ça m’étonnerait qu’ils m’envoient une copie papier des documents. Surtout pas par UPS ou FedEx. Ils auraient très bien pu me les donner quand j’étais sur place.

— Au fait, comment ça s’est passé ? Est-ce que tu as mis tout le monde à tes pieds dès la première minute ?

— Pas tout à fait. Mais j’ai réussi à ne pas me couvrir de ridicule, c’est déjà ça.

— On peut considérer ça comme une grande victoire. Et tu sais ce que ça implique : dîner de champagne !

— Tu veux dire dîner au champagne, non ?

— Ne fais pas ta mémé.

Si ces cinq mots ne suffisent pas à vous donner une idée exacte de ma relation avec Tori, rien ne pourra

vous éclairer. Elle a six mois de plus que moi, et depuis que l’on nous a attribué la même chambre pour notre première année de fac, son but dans la vie est de me pervertir. Depuis la soirée de ses vingt et un ans, il y a quelques mois, elle prend cette mission encore plus à cœur.

Pour préserver notre amitié, je la laisse parfois croire que ça marche.

Curieuse de savoir ce que contient ce mystérieux paquet, je me dirige vers ma chambre. Ayant enfin décoré le dernier de ses ongles de pied, Tori se lève et m’emboîte le pas. Mais comme elle craint d’abîmer son vernis, elle marche sur les talons, orteils en l’air. Avec ses cheveux courts et hérissés, qu’elle a teints en jaune poussin, elle ressemble à un caneton maladroit. Qui aurait mis son aile dans une prise électrique.

En réalité, elle est très jolie, avec ses traits délicats et ses yeux verts magnifiques. Mais elle a beaucoup de complexes et passe son temps à essayer de se transformer en changeant de couleur de cheveux, de maquillage ou de look. Elle est piercée de partout, s’est fait tatouer ici et là, et a même tâté de la scarification et du marquage au fer. Elle prétend qu’il faut bien que jeunesse se passe, et qu’elle essaie juste de se trouver. Moi, je crois au contraire qu’elle cherche à oublier qui elle est. À cacher la pauvre petite fille riche qu’elle voit tous les matins dans le miroir.

J’ai essayé de lui en parler deux ou trois fois – c’est à ça que servent les meilleures amies, après tout –, mais elle m’envoie toujours balader. Peut-être que je devrais insister, mais elle est fragile – bien plus qu’elle ne veut l’admettre – et j’ai peur de la perturber par un mot mal choisi ou une remarque un peu musclée. Du coup, je préfère la boucler, mais ça ne veut pas dire que je ne m’inquiète pas pour elle.

— Allez, ouvre ! m’exhorte-t-elle depuis le pas de la porte alors que je reste plantée devant l’énorme carton.

Il occupe environ un quart de mon lit double, et lorsque je le soulève, je m’aperçois que Tori n’a pas exagéré. Il est vraiment très lourd. Et il porte les mentions « FRAGILE » et « HAUT », avec des flèches.

À présent, je me sens aussi curieuse que Tori. J’attrape des ciseaux à ongles dans ma table de nuit et m’attaque au scotch. C’est plus long que si j’étais allée chercher un couteau dans la cuisine, mais je finis par réussir à ouvrir. Cependant, je suis toujours aussi perplexe que lorsque le carton était fermé. Il ne contient aucun dossier des ressources humaines. Pas de documentation à l’usage des nouveaux employés. Seulement un blender à 400 dollars et plusieurs barquettes de fraises.

Aussitôt, je pense à lui. Smoothie Boy. Je sais que c’est lui qui me l’a envoyé – c’est la seule explication. Mais comment s’est-il procuré mon adresse ? Et comment un barman peut-il se permettre de telles dépenses ? Et même s’il avait l’argent, pourquoi le dépenser pour moi ?

Mon cœur s’affole un peu. J’ai beau tenter de me convaincre que c’est de la peur – cette histoire pue le harcèlement à plein nez –, je sais que ce n’est pas seulement ça.

Toute la journée, j’ai repensé à lui et à ma réaction bizarre. Quelle que soit la façon dont il s’est procuré mon adresse, je suis touchée qu’il ait pensé à moi. J’espère juste que ce n’est pas un serial killer qui a l’intention de mettre ma tête dans un carton. Parce que ça ne me plairait pas du tout. Des fraises et un blender de compétition, curieusement, ça me va, malgré le prix. La décapitation, ça me plaît tout de suite moins.

Voyant que je me contente de rester plantée devant le colis ouvert, à contempler ces cadeaux en m’interrogeant sur leur sens, Tori s’approche à pas de loup. Elle regarde par-dessus mon épaule.

— Des fraises ? Mais qui a pu t’envoyer ça ?

Ne sachant par où commencer, je ne réponds pas. Je continue à regarder les fruits, magnifiques. Les barquettes viennent d’une ferme bio située à trente kilomètres d’ici. Il a dû se donner du mal pour que je les reçoive aussi vite.

La question, c’est pourquoi.

Tori déduit de mon silence que je n’ai pas la moindre idée de l’identité de mon bienfaiteur, et se met à examiner le carton.

— Il y a une carte ? demande-t-elle.

— Je n’en ai pas vu.

Mais en soulevant l’une des barquettes de fraises, je découvre une carte de visite couleur crème. Elle

est gravée, avec le logo de Frost Industries. Seulement, le nom qui figure dessus ne peut pas être le bon. Certes, je ne sais pas comment s’appelle Smoothie Boy, mais je suis sûre et certaine que le surfeur que j’ai rencontré aujourd’hui n’est pas Ethan Frost. Sauf qu’en retournant la carte, je découvre un numéro de téléphone noté d’une main assurée.

— Ethan Frost te fait livrer des fraises ?! s’étrangle Tori. Comment c’est possible ? C’est une légende vivante ! Sans compter que c’est le célibataire le plus en vue de toute la côte Ouest.

— Ce n’est pas lui. Bien sûr que non. C’est...

— Qui ça ? insiste Tori, l’œil suspicieux.

— Un mec que j’ai rencontré aujourd’hui. Et qui n’est pas Ethan Frost.

— Tu en es bien certaine ? demande-t-elle en m’arrachant la barquette des mains. Parce que le

contraire semble évident !

— Eh ! Où tu vas avec mes fraises ? dis-je en la suivant.

— Tu n’as jamais regardé Pretty Woman ? Les fraises, ça va super bien avec le champagne.

— Mais on ne peut pas les manger !

Elle me regarde comme si j’étais devenue folle.

— Et pourquoi pas ?

— Parce qu’on ne sait pas d’où elles viennent.

Tori m’arrache la carte des mains pour me l’agiter sous le nez.

— C’est Ethan Frost qui les a envoyées. Moi, ça me suffit !

— Eh bien, je ne partage pas ton point de vue. D’abord, ce n’est peut-être pas lui...

— Bien sûr que si ! Tu as vu le filigrane sur la carte de visite ? Et la gravure ? Ça ferait vraiment cher

la fausse carte !

— Mais pourquoi ? Ça n’a aucun sens.

Je n’aime pas la note pleurnicharde que je perçois dans ma voix, d’habitude si calme.

C’est au contraire riche de sens, me susurre une petite voix dans ma tête.

Si je rassemble les pièces du puzzle... si je dépasse ma peur, tout s’éclaire.

— Écoute, cet homme n’a pas la réputation d’être cinglé. Brillant, certes. Peut-être un peu différent.

Mais ce n’est pas un taré, loin de là. Je ne vois donc que deux explications, raisonne Tori en levant un doigt pour compter. Soit c’est un cadeau de bienvenue que reçoivent tous les nouveaux arrivants...

Pendant un instant, j’ai l’impression de reprendre pied dans la réalité alors que j’examine cette hypothèse. Ethan Frost est connu pour sa générosité, alors peut-être que...

Mais avant que j’aie pu aller plus loin dans ma réflexion, Tori enchaîne :

— Mais je pense que nous savons toutes les deux que c’est des foutaises. L’autre explication, qui me paraît nettement plus probable, est que tu as omis pas mal de détails lorsque tu m’as raconté ta journée. Si c’est vrai, tu es une vraie salope. Et la seule façon pour toi d’obtenir mon pardon serait de t’asseoir avec moi pour tout me déballer. En mangeant ces fraises délicieuses.

Elle me lance un regard accusateur qui ne me laisse pas trop le choix. Je m’exécute, repartant du moment où j’ai rencontré Smoothie Boy, jusqu’à celui où il m’a enfin préparé ma boisson. Mais je m’abstiens de lui parler du reste – du fait que j’aie bu cet infâme truc aux myrtilles – parce que je ne me l’explique toujours pas à moi-même. Et que je ne sais pas trop quoi en penser.

Tori est suspendue à mes lèvres. Il faut dire qu’elle a grandi parmi la crème de l’élite de la côte Ouest : elle connaît tous les ragots que j’ignore. Mes parents n’ont rejoint le monde des puissants que très récemment, qui plus est à Boston. Et comme le seul membre de ma famille auquel j’adresse encore la parole est mon frère, je ne sais rien des potins de la côte Est non plus. Et ça me va très bien comme ça.

— Au fond de toi, tu sais que c’était lui, n’est-ce pas ? insiste Tori en se servant une troisième flûte de champagne. Forcément.

J’ai toujours ma première flûte dans les mains, mais elle me ressert quand même, avec un regard désapprobateur.

J’espère qu’elle se trompe. Oh Seigneur, pourvu qu’elle se trompe ! Parce que si Smoothie Boy n’est autre qu’Ethan Frost... Si c’est le cas, je me suis pris le bec avec le patron du patron du patron de ma patronne. Et pas trop poliment, en plus. J’ai du mal à le croire... pourtant, ça tient la route. Je savais bien que son visage me disait quelque chose, mais j’ai cru que c’était parce qu’il ressemblait à la moitié des surfeurs de Californie. L’idée que j’aie pu voir sa tête en faisant une recherche sur G****e lorsque j’ai postulé pour le stage, il y a quelques mois, ne m’a pas traversé l’esprit.

Pourtant, Smoothie Boy ne ressemble en rien à Ethan Frost tel que je me le rappelle sur ces clichés. D’accord, il a les cheveux bruns et les yeux bleus, mais... Oh, merde. Ça pourrait vraiment être lui.

— C’est une question qui peut se résoudre très facilement, déclare Tori, bien décidée à me pousser dans mes retranchements.

Elle attrape sa tablette sur la table basse où elle l’a laissée traîner. Deux minutes plus tard, je suis devant une collection de photos, la plupart volées, d’Ethan Frost. Qui n’est autre que Smoothie Boy. Sauf qu’il paraît très différent du surfeur que j’ai rencontré ce midi. Sur la plupart des clichés, il est vêtu d’un costume ou d’un smoking, bien peigné, son tatouage caché. Dans d’autres, il porte des tenues plus décontractées : pantalon de toile et chemise ouverte, ou jean de marque, pull et chaussures de cuir usées.

Pourtant, c’est bien lui. Je reconnais ses yeux indigo et profonds. Ses pommettes saillantes, sa mâchoire ciselée. Ses épaules larges et ses hanches minces. Et jusqu’à ses cils incroyablement longs.

Je refuse toujours de le croire. Parce que si c’est lui, on peut dire que je suis complètement baisée.

Je passe l’heure suivante à explorer des dizaines de pages, des milliers de photos – sur certaines, il est en compagnie de stars d’Hollywood ou de mannequins, sur d’autres il prononce un discours ou reçoit un prix – avant de trouver ce que je cherche. Une image de lui en short de plage, une planche de surf sous le bras. Il est torse nu, ses abdos en tablette de chocolat dégoulinants d’eau de mer, son tatouage bien visible. Maintenant que je peux le regarder en entier, je découvre un motif tribal magnifique, bleu et noir, qui représente des vagues. Il a les cheveux emmêlés, sa frange trop longue lui couvrant le front et une partie du visage, et il sourit. Ce n’est pas le petit rictus crispé qu’il arbore sur de nombreuses photos de paparazzis, mais un vrai sourire, éclatant de bonheur, avec des rides au coin des yeux. Le même qu’il arborait en me taquinant. Cette fois, le doute n’est plus permis.

Smoothie Boy le surfeur et le P.-D.G. visionnaire de Frost Industries sont une seule et même personne. Le patron du patron du patron de ma patronne. Super. Pas étonnant que l’autre barman ait failli avaler sa langue. Pour un peu, je m’en voudrais de lui avoir fait frôler la crise cardiaque. Sauf qu’il aurait pu me prévenir. Il suffisait de pas grand-chose... Il aurait pu l’appeler par son nom : j’aurais tout de suite compris, et j’aurais cessé de m’enfoncer.

Tori se détourne de l’écran.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? s’étonne-t-elle en voyant ma tête.

— Comment ça, qu’est-ce qui ne va pas ? Tu plaisantes ? C’est un miracle qu’il ne m’ait pas virée !

— Virée ? Sous quel prétexte ?

— Je ne sais pas. Insubordination, peut-être.

La crise de panique me guette. Je pose la tête sur l’accoudoir du canapé et tente de prendre une décision.

Faut-il que je demande un rendez-vous pour m’excuser de ma conduite ? Ou vaut-il mieux faire comme s’il ne s’était rien passé ? Je pourrais lui envoyer une lettre d’excuses...

Ou bien...

Ma coloc interrompt mes pensées par un ricanement.

— Arrête tes conneries. Ce n’est pas de l’insubordination, puisque tu ne savais pas qui c’était. En plus,

il ne t’en veut pas. Sinon, tu aurais eu un courrier pour annuler ton stage, au lieu de recevoir ce magnifique blender. Et ces fraises.

Elle en reprend une et la dévore avec enthousiasme.

La seule pensée que mon stage soit annulé me fait flipper encore plus. J’ai besoin de ce stage. Il faut absolument que je le fasse. Ça m’aidera à entrer en master de droit, à obtenir une bourse, à avoir les références dont j’ai besoin pour passer à la phase suivante de mon plan de carrière.

Et surtout, ça m’évitera de devoir demander quoi que ce soit à mes parents. Ils me proposent constamment de l’argent – par le biais de mon frère, par mail, par messages sur mon téléphone, mais je ne réponds jamais –, mais je ne les laisserai pas se racheter de la sorte. Je ne veux rien avoir à faire avec eux. Et ce stage est l’un des tremplins, l’une des clés qui m’assureront de ne plus jamais avoir besoin d’eux.

Seigneur, je vais vraiment faire de l’hyperventilation. Je me penche en avant, le front sur les genoux. Au bord de l’évanouissement, je me concentre sur ma respiration.

— Putain, Chloe... ne te mets pas dans cet état. Ce n’est pas ta faute, assure Tori en me donnant une petite tape sur l’arrière du crâne.

Pourtant, j’ai l’impression que si. Pourquoi n’ai-je pas accordé davantage d’intérêt aux photos d’Ethan au lieu de me concentrer sur ses méthodes, ses réalisations, son cerveau ? Si je l’avais fait, je l’aurais reconnu, et rien de tout ça ne se serait produit. Je n’aurais quand même pas avalé plus d’une gorgée de son foutu smoothie, mais j’aurais pu décliner avec plus de grâce que je ne l’ai fait.

— Sérieux, Chloe, arrête ! me répète Tori en me prenant par les épaules pour me secouer doucement. Il n’est pas fâché contre toi. Tu l’intrigues !

Je voudrais protester, mais pendant un instant – un bref instant –, je revois le regard qu’il a eu en prenant conscience que j’avais faim. Son expression lorsqu’il a posé le Hawaiian Sunrise devant moi. Sa façon de se raidir alors que je prenais une gorgée de son stupide Ethan Special, dont je comprends désormais mieux le nom. Et je me demande si Tori n’aurait pas raison.

— Il te donne son numéro de portable. Il a envie de sortir avec toi, pas de te virer. C’est génial ! s’écrie-t-elle en se tenant les mains. Tu te fais draguer par Ethan Frost !

Elle est tellement folle de joie qu’elle ne remarque pas mon manque d’enthousiasme. Je ne veux pas lui gâcher le plaisir, mais si c’est vrai, c’est encore pire que s’il était en colère. Parce que je ne veux pas sortir avec Ethan Frost. Ce que je veux, c’est travailler dans sa boîte.

Je n’ai rien contre lui, personnellement. C’est juste que je ne veux sortir avec personne.

Oh, bien sûr, ça fait des années que Tori me pousse à mettre le nez dehors. À rencontrer un gentil garçon avec qui passer du temps et m’amuser. Elle m’a même organisé plusieurs rendez-vous à l’aveugle – sans ma permission. Chaque fois, elle ne me l’a avoué que lorsqu’il était trop tard pour que je me décommande. Mais elle ne comprend pas. Elle ne sait pas que je ne veux pas sortir avec un mec. Je ne veux pas aller à des rendez-vous. Et encore moins construire une relation.

Cette idée suffit à me donner des frissons. Le couple que forment mes parents est l’illustration vivante de ce qu’il ne faut pas faire, et mon passé – dont Tori ne connaît presque rien – rend toute relation avec un homme impossible.

La dernière chose que je voudrais, c’est être poursuivie par un homme comme Ethan. Tout cet argent, ce pouvoir, ces privilèges... j’en ai l’estomac noué.

Elle tend la main vers la carte de visite, que j’ai abandonnée sur la table une heure plus tôt.

— Il faut absolument que tu l’appelles.

Je la dévisage comme si elle était folle. Ce qui est sans doute le cas.

— Jamais de la vie.

— Mais tu n’as pas le choix. Tu dois au moins le remercier pour ce très beau cadeau.

Je devrais, mais je ne veux pas. En vérité, je ne veux rien d’autre de lui que le stage que son entreprise m’a offert. Je ne veux pas de son blender. Ni de ses fraises, même si j’admets que c’est une charmante attention. Ni de son intérêt. Et encore moins des sensations vertigineuses qui m’ont assaillie lorsque j’étais en sa compagnie.

Les frissons dans le ventre, qui étaient à la fois tellement plus et tellement moins que de la simple nervosité. La conscience de sa présence, et de moi-même, si proche de lui, qui continue à me mettre les nerfs en pelote.

— Je vais lui envoyer un mail.

— Mais il n’y a pas d’adresse sur la carte.

— Alors, je vais lui écrire une lettre. Ce n’est pas comme si j’ignorais où il travaille...

— Une lettre ?!

— Oui, une lettre, dis-je, de plus en plus convaincue. Et je vais lui rendre le blender par la même occasion. Chacun chez soi, et les vaches seront bien gardées.

— Les vaches seront bien gardées ? Tu parles comme ma grand-mère ! s’énerve Tori. Sans vouloir être désagréable, je ne pense pas que « chacun chez soi » soit la meilleure façon d’intéresser un mec comme Ethan Frost. Et lui renvoyer ses cadeaux, ce n’est pas une très bonne idée non plus.

Exactement. Mon plan me plaît de plus en plus.

— Je ne veux pas de l’attention d’Ethan Frost. Je ne suis pas intéressée.

Tori pousse un énorme soupir et s’affale sur le canapé.

— Tu es bien consciente d’être la seule femme du monde à prononcer cette phrase ? De toute l’histoire de l’humanité ?

— Je n’en crois pas un mot. Pense à toutes les lesbiennes.

— D’accord, admet-elle en levant les yeux au ciel. La seule femme hétéro, alors.

— Figure-toi que ça ne me dérange pas plus que ça.

— Très bien, très bien.

Elle attrape sa flûte de champagne et me l’agite sous le nez.

— Si tu veux que je te regarde rater une telle opportunité, ajoute-t-elle, le moins que tu puisses faire est de me laisser noyer mon chagrin dans l’alcool. Ressers-moi.

Je ris, pour lui faire plaisir. Et je la ressers, bien qu’à mon avis elle ait déjà trop bu. Mais je suis déjà occupée à rédiger mentalement cette lettre à Smoothie Boy. Ethan. M. Frost. Oui. « M. Frost », c’est parfait.

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