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Chapitre 3

Cher M. Frost,

Bien que très touchée par la délicate attention dont témoigne votre cadeau, je ne peux pas l’accepter. Un aussi beau blender que celui-là...

Cher M. Frost,

Bien que j’apprécie la délicate attention dont témoigne ce charmant cadeau de bienvenue, il ne me semble pas approprié de l’accepter. En tant que stagiaire, je ne peux percevoir aucune rémunération...

Cher M. Frost,

Merci pour votre délicate attention. Cependant, je crois qu’il serait inapproprié que je l’accepte. Je vous présente mes excuses pour les désagréments occasionnés, et vous sais gré de votre compréhension.

J’ai apprécié notre rencontre d’hier. Merci de vous être donné tant de mal pour m’accueillir. Bien sincèrement,

Chloe Girard.

Aussi incroyable que ça puisse paraître, ça m’a pris la moitié de la nuit, de rédiger cette lettre pour Smoothie Boy. Ethan. M. Frost. Quel que soit son nom. Après avoir dormi seulement deux heures et demie, peu m’importe la façon dont il veut qu’on l’appelle. J’ai l’impression de jouer dans The Walking Dead.

Vingt-sept. C’est le nombre de brouillons qu’il m’a fallu écrire avant d’arriver à terminer ce foutu courrier.

Vers la seizième tentative, j’ai failli laisser tomber, tout envoyer balader. Tori a renoncé et préféré se coucher, et je suis passée à deux doigts de l’imiter. Mais je ne me voyais pas déposer le blender dans son bureau sans le moindre petit mot, et je me suis accrochée. Cinq phrases en six heures. Ça doit être un record du monde – dans la catégorie ridicule.

Inutile de le préciser, aujourd’hui, je zappe ma séance de sport du matin. Je suis tellement fatiguée que je risquerais de m’endormir sur le tapis de course, et de me tuer.

J’ai prévu d’arriver au travail avec une demi-heure d’avance. Ça me laisse le temps de me rendre au bâtiment 1, où se situe le bureau du P.-D.G., de déposer le paquet, et d’arriver à mon poste, au deuxième étage du bâtiment 3, avec encore du temps devant moi. Malheureusement, partir une demi-heure plus tôt a pour effet de me coincer dans les bouchons. En arrivant au travail, je n’ai plus que dix minutes pour déposer le colis.

Ça pourrait attendre l’heure du déjeuner, mais je suis décidée à sortir ce truc de ma voiture et de mon esprit. Comme ça, je pourrai avancer dans ma journée, sans penser à Smoothie Boy – M. Frost. Son bureau est au dernier étage, ce qui m’impose d’attendre l’ascenseur pendant une éternité, puisque je ne prends jamais les escaliers toute seule. Jamais. En principe, les ascenseurs ne me dérangent pas, mais avec seulement huit minutes devant moi, je sais que je prends un risque en attendant.

Du coup, je tente l’escalier. Je parviens à ouvrir la porte et à m’en approcher. Mais ça suffit à me flanquer une suée, tous les mauvais souvenirs de mon année en pension remontant à la surface. Non, je ne peux pas le faire. Ce sera l’ascenseur.

Quand enfin je ressors au quatrième étage, je me dirige tout droit vers une riche – oserai-je dire opulente ? – salle d’attente. Pas besoin de lire le panneau pour savoir que j’ai trouvé le bureau du P.-D.G. Canapés moelleux, moquette épaisse, œuvres d’art hors de prix – le tout dans des tons d’automne, bruns, rouges et or. Même les tables basses sont en bois sombre, au lieu du verre et du chrome qu’on voit dans la plupart des bureaux. Je dois reconnaître que je trouve intéressant que l’un des plus grands génies mondiaux de la technologie ait meublé son antichambre avec des antiquités.

Ça n’a aucune importance, d’ailleurs. C’est juste une contradiction de plus. Surfeur et génie de la technologie. Smoothie Boy et P.-D.G. Amateur d’antiquités et visionnaire. Je ne peux m’empêcher d’être fascinée. Une part de moi aimerait pouvoir étaler toutes les pièces du puzzle afin de les assembler et voir – pour de vrai – quelle image elles forment. Comment elles s’emboîtent entre elles.

Mais je n’en aurai pas l’occasion. Après tout, je suis ici pour rendre un blender. Rien d’autre.

La réception est tenue par une élégante femme d’âge mûr, dont l’allure sévère laisse à penser qu’elle ne craint rien ni personne. Alors que je m’approche, elle me regarde de haut, ce qui n’est pas rien, sachant qu’elle est assise et que je mesure pas loin d’un mètre quatre-vingts. Ça m’impressionne : je compte bien m’entraîner pour réussir à faire pareil. Je suis certaine qu’en tant qu’avocate, j’en aurai l’utilité.

— Avez-vous rendez-vous ? me demande-t-elle tandis que je m’arrête devant son bureau.

Elle n’accorde pas un regard à mon énorme paquet, ce qui dénote une sacrée force de caractère, car ça ne doit pas être tous les jours que des gens débarquent dans le bureau du P.-D.G. avec un gigantesque blender. Enfin, je n’en sais rien. Peut-être qu’Ethan Frost envoie vraiment des Vitamix à tous ses employés – auquel cas, j’aurais l’air encore plus bête à essayer de le lui rendre.

— Non, mais...

— M. Frost reçoit seulement sur rendez-vous.

— Je comprends. Mais je veux juste...

— Vous pouvez laisser un message en indiquant vos coordonnées et les raisons pour lesquelles vous

souhaitez le rencontrer. Je le lui transmettrai. S’il décide de vous accorder un entretien, je vous appellerai dans les prochaines quarante-huit heures pour arranger un créneau.

Elle me délivre ce discours d’un ton parfaitement courtois, mais ça m’énerve quand même. Peut-être à cause de la façon dont elle me regarde, comme si j’étais un moucheron qui voletait autour du vénéré M. Frost – ou peut-être parce qu’elle prétend savoir ce que je veux dire avant que j’aie ouvert la bouche. Je comprends bien qu’elle est aux premières lignes pour défendre l’un des P.-D.G. les plus adulés de la planète, mais franchement, il n’est pas si extraordinaire que ça.

Menteuse.

La petite voix est de retour, mais je refuse tout net de l’écouter. Surtout que la dernière fois, elle n’a fait que me mettre dans l’embarras. Aussi, j’attends que la réceptionniste ait attrapé son stylo et son bloc avant de dire :

— Je ne souhaite pas de rendez-vous avec M. Frost.

Elle pousse un profond soupir.

— C’est obligatoire. Il faut un rendez-vous pour rencontrer...

Arrivée à ce point de la conversation, j’en ai par-dessus la tête, et je suis consciente que les minutes

s’écoulent. Sans la laisser finir sa phrase, je pose le blender sur son bureau avec un gros bruit.

— Je veux juste lui rendre ceci. J’ai mis un petit mot, mais je suis certaine qu’il saura de qui ça vient.

Merci.

Je m’éloigne avant qu’elle ait eu le temps d’ouvrir la bouche. Je sens son regard sur moi pendant que j’attends l’ascenseur, et j’essaie de ne pas m’agiter alors que les minutes s’écoulent inexorablement.

Quand huit heures arrivent, je n’en peux plus d’attendre l’ascenseur. Bien que prendre l’escalier me retourne l’estomac, je me sens encore plus mal à l’idée de me mettre plus en retard. Ce n’est vraiment pas ce que j’avais prévu pour faire bonne impression à ma nouvelle patronne...

J’ai tellement peur de me couvrir de ridicule et de perdre mon stage que je finis par me diriger vers l’escalier. Il fait jour, et je suis dans l’une des meilleures entreprises du pays. Rien n’est plus sûr que cet escalier : il faut que j’arrête de me comporter comme un bébé, et que je le prenne.

J’ai descendu la première volée de marches – ce qui est bien plus facile avec les mocassins que je porte aujourd’hui qu’avec les Louboutin absurdes d’hier, Dieu merci – lorsque j’entends la porte s’ouvrir brusquement derrière moi. Je sais que c’est ridicule, que je ne risque rien, mais je sens des frissons glacés me parcourir l’échine. Je reste pétrifiée pendant ce qui me semble une éternité.

La panique monte ; j’ai le souffle coupé, le cœur qui bat la chamade. C’est exactement ce dont j’ai besoin : je me remets en mouvement, dévalant l’escalier aussi vite que je peux sans avoir l’air d’une cinglée.

Mais la personne derrière moi avance encore plus vite. J’entends ses semelles claquer sur le ciment, et je sais qu’il gagne du terrain. Il se rapproche toujours davantage, et l’instinct de survie prend le dessus. Envahie d’images du passé, je décide d’oublier toute dignité et de courir.

J’écoute, puis prends mes jambes à mon cou, mon sac à main ballottant au bout de mes doigts engourdis par la terreur alors que je tente d’atteindre le rez-de-chaussée. Peut-être que je ferais mieux de sortir au premier étage, mais il est encore tôt et les couloirs sont sans doute déserts. Le hall d’entrée m’offrira un meilleur asile, si seulement j’arrive à l’atteindre...

Soudain, mon talon accroche sur le rebord d’une marche. Je trébuche et pars en vol plané. Je suis à six ou sept marches du palier, et je sais que si je dégringole, je vais me faire très mal. Sans compter que mon poursuivant me tiendra à sa merci.

Je tente de me retenir à la rambarde pour arrêter ma chute, mais elle m’échappe des mains. Je me cogne et aussitôt, une douleur aiguë me traverse la hanche. L’espoir de me rattraper définitivement enterré, je me prépare à me recevoir : tête rentrée, corps en boule, comme mes profs de self-défense me l’ont appris.

Mais avant que j’atterrisse par terre, une main puissante saisit mon bras, arrêtant ma chute. C’est le gars qui me courait après. Je le sais. Et bien que ma logique me dise que je n’ai rien à craindre de quelqu’un qui vient de m’empêcher de tomber, le spectre de mon passé m’environne de toute part, me déchire et m’étouffe, détruisant la sérénité que j’ai eu tant de mal à conquérir.

À présent, je suis totalement paniquée, tellement terrorisée que seul mon instinct fonctionne encore. Je me débats, tentant de le frapper alors même que je n’ai plus les pieds par terre.

Il arrête mes coups, puis me tire vers lui avec son autre main. Il me hisse jusqu’à ce que mes pieds reprennent contact avec le sol. Il me tient, dos à lui, serrée dans ses bras.

Il m’entoure de toute part : je sens son torse ferme, son ventre et ses cuisses collés à moi, tandis que sa senteur parvient lentement à ma conscience. Il sent l’océan, un jour de tempête... la lune reflétée sur l’eau... la pluie tombant entre les feuilles... Et en plus de tout ça, à peine discernable, il dégage une odeur de myrtilles.

Soudain, je sais qui est cet homme qui me retient, avant même qu’il n’ait murmuré d’une voix rauque : — Bordel, Chloe, arrêtez de vous débattre. Je vous tiens.

Smoothie Boy. M. Frost. Ethan...

Brusquement, je suis envahie par une telle colère que la peur et le malaise de me sentir tenue de façon

si intime s’estompent. Évidemment que c’est lui. Pourquoi pas ? Le destin semble avoir décidé que si je dois me ridiculiser, ce sera devant lui. Et d’abord, sans lui, je ne me serais trouvée dans aucune de ces situations à la con. Je ne serais pas dans ce maudit escalier, après avoir manqué de me blesser en tombant. Et je ne serais pas là, collée-serrée avec un inconnu, les nerfs en vrac et le cœur battant à se rompre.

— Vous pouvez me lâcher, s’il vous plaît ?

Je tente de dégager mon bras de son étreinte. Ce n’est sans doute pas très malin, mais je ne supporte pas qu’il me tienne. Son contact déclenche un tourbillon d’émotions que je ne sais pas gérer.

Mais Ethan ne se laisse pas attendrir. Il me tient fermement, sans me faire mal, et me guide jusqu’en bas des marches, à quelques mètres du hall d’entrée. Alors seulement, il me lâche et s’écarte.

Pendant de longues secondes, il ne prononce pas un mot, et moi non plus. Je sais qu’il attend que je le regarde, et que ça peut durer toute la journée. Mais je n’ai pas ce luxe, et finalement – à regret – je me tourne vers lui.

— Merci de m’avoir rattrapée, dis-je.

Je voudrais aussi lui rappeler que c’est sa faute si je suis tombée, mais je pense que j’en ai fait assez pour me le mettre à dos, ces dernières vingt-quatre heures. Pas la peine de le supplier de me mettre à la porte non plus. Et puis, maintenant que je sais qui me poursuivait dans l’escalier, j’ai vraiment l’impression qu’il doit me prendre pour une folle... même sans lui expliquer d’où vient ma phobie.

Mais il fait ce constat de lui-même :

— C’était le moins que je puisse faire, sachant que c’est à cause de moi que vous êtes tombée. Tout va bien ? demande-t-il en m’observant attentivement.

— Oui, ça va.

— Vous en êtes sûre ? Il m’a semblé que vous vous étiez cogné la hanche contre la rampe.

— Non, je ne crois pas.

Mais à présent qu’il en parle, je ressens en effet une douleur dans la hanche droite. Super.

Je pose les doigts sur la contusion, et dois me mordre les lèvres pour réprimer un gémissement. Ça

valait bien la peine de claquer tant de temps et d’argent dans ces cours de self-défense depuis deux ans. À la première situation tendue, je panique et oublie presque 100 % de ce qu’on m’a appris.

Ethan m’observe de près, si bien que ma grimace ne peut lui échapper. Son regard s’assombrit.

— Allons vous chercher de la glace, murmure-t-il d’une voix sourde.

Pour la première fois, je vois le P.-D.G. et non le surfeur, et ça n’a rien à voir avec son costume italien

hors de prix.

Il pose à nouveau la main sur moi, mais pas sur le bras cette fois-ci : dans le creux de mon dos, pour

me pousser doucement vers l’avant. Ça me gêne qu’il soit si près. Je sens la chaleur irradier de son corps vers le mien à ce contact si possessif. Par principe, je ne permets pas aux hommes de me toucher ainsi. C’est trop personnel, trop intime. Je ne devrais pas faire d’exception pour Ethan.

Pourtant, c’est le cas. Je ne m’écarte pas. Je ne le repousse pas. Au contraire, je me laisse guider vers la porte et attends sans protester qu’il l’ouvre devant moi.

Je boite un peu. Ethan le remarque et s’arrête, posant sur moi un regard intense.

— Vous pouvez marcher, ou vous voulez que je vous porte ?

— Vous plaisantez ? C’est juste un bleu ! Je peux me débrouiller, merci.

Sans un mot, il attend que j’aie franchi la porte. Une fois dans le hall, je me dirige vers la sortie : un

coup d’œil à ma montre m’apprend que j’ai déjà cinq minutes de retard, mais il m’arrête. — Il vous faut de la glace.

— Il faut surtout que j’aille à mon bureau.

— Je suis certain que le département juridique peut se passer de vous dix minutes.

Il me conduit à l’accueil, où deux gardes supervisent l’entrée des employés, qui passent leur badge dans la machine avant de débuter leur journée de travail.

— Jose, Mlle Girard s’est blessée dans l’escalier. Pourriez-vous lui procurer une poche de glace, s’il vous plaît ?

L’agent de sécurité, un homme chauve, bondit aussitôt sur ses pieds.

— Tout de suite, M. Frost. Vous allez bien, mademoiselle Girard ?

— Oui, ça...

— Elle a trébuché et s’est cognée contre la rampe. Elle a bien failli dévaler tout l’escalier, explique

Ethan à ma place.

Ça me met en colère. Toute ma vie, ma famille a fait comme si je n’existais pas. Je ne vais pas

supporter ça de sa part, à présent. Il a beau être mon grand patron, les signaux qu’il m’envoie aujourd’hui ne sont pas plus professionnels que ceux d’hier.

Jose ressent probablement les choses comme moi : alors qu’il me taquinait en m’appelant « la petite nouvelle » il y a encore vingt minutes, j’ai maintenant droit à des « Mlle Girard » aussi déférents que s’il s’adressait à Ethan lui-même.

Ça me met encore plus sur les nerfs, si bien que lorsqu’il me demande s’il doit appeler un médecin, j’ai du mal à me retenir de lui hurler dessus.

— Non, je n’ai pas besoin d’un médecin. J’ai un bleu ! Ce n’est rien.

Je consulte ma montre avec un geste appuyé.

— Et j’ai aussi une réunion dans dix minutes, et je ne veux pas arriver en retard.

Ma tutrice m’a expliqué que le planning était mis en place le mardi matin : chaque stagiaire reçoit ses

nouveaux projets. Pour obtenir un dossier intéressant, il vaut mieux être là tôt et prêt à se défendre. Malheureusement, au rythme où ces deux-là avancent, je vais sans doute me retrouver à travailler sur le contrat le moins palpitant et le plus difficile du lot. Exactement le contraire de ce que je souhaitais pour la première semaine de mon job de rêve.

— Jose.

Ethan ne dit rien de plus, mais cela suffit pour que le garde s’élance au petit trop vers la cafétéria. Exaspérée, je me tourne vers Ethan :

— Vraiment ! Vous êtes sérieux ?

— Très. Je suis très attaché à la santé de mes employés.

Une fois encore, il pose la main dans le creux de mon dos. Il me conduit vers la petite pièce à côté du

comptoir de la sécurité. À l’intérieur se trouve un gardien. Une foule d’écrans montrent différentes parties des locaux.

— Danny, vous voulez bien nous excuser une minute ?

— Oui, monsieur Frost.

Il se lève aussitôt pour gagner la porte, non sans me regarder avec curiosité au passage.

Au train où ça va, il ne faudra pas plus d’une matinée pour que les pires potins circulent sur mon

compte. Ça me rend folle. Il y a trois ans, j’ai traversé le pays pour faire mes études en Californie, dans le seul but d’échapper aux rumeurs sur mes relations avec un autre homme riche. La dernière chose que je souhaite, c’est revivre le même cauchemar.

Je ferme les yeux, secoue la tête... je ne peux pas le croire. C’est trop. J’avais tellement envie de m’intégrer, de trouver ma place. J’espérais même revenir travailler ici après mon diplôme, afin d’effectuer d’autres stages tout en préparant mon master de droit. À cause de ma famille – de mon frère –, la question de la propriété intellectuelle dans la haute technologie est très importante pour moi. Et je sais

que si je continue à décrocher des bonnes notes, je pourrai trouver un boulot n’importe où. Mais Frost Industries est vraiment la boîte idéale. Bosser ici, c’est un rêve devenu réalité, et je ne peux pas croire qu’Ethan Frost en personne soit en train de me le gâcher.

Décidée à lui faire arrêter cette histoire – quelle qu’elle soit – avant qu’elle prenne des proportions trop affolantes, je me racle la gorge. Et prépare mes arguments. Quand enfin, je me sens prête à parler, tout ce que je parviens à dire est :

— M. Frost.

Il me regarde, puis me caresse le dos de la main. Je frissonne contre mon gré. C’est un contact léger, délicat même – comme s’il avait peur de me briser. Mais en même temps, sa main est brûlante. J’en perds le fil de mes idées.

— Appelez-moi Ethan.

— M. Frost, je...

— Ethan.

Je ne comprends pas pourquoi il y tient tellement. Mais c’est le cas, de toute évidence. Cependant, je

sais que si je cède et l’appelle par son prénom, les choses vont changer entre nous. Ça lui donnera un certain pouvoir sur moi, le droit de me dicter mes paroles et mes actes, et je ne suis pas d’accord. Je repense à la scène d’hier à la cafétéria, à ce fichu smoothie aux myrtilles, et je me jure que cette fois-ci, je ne vais pas faire ce qu’il me demande.

— M. Frost, il faut vraiment que j’aille au bureau. Votre inquiétude me touche, mais elle n’est pas fondée. Et franchement, elle me met mal à l’aise.

Il semble sur le point de protester parce que je l’appelle toujours « M. Frost », mais ensuite, il prête attention au sens de mes paroles.

— Mes attentions vous mettent mal à l’aise ?

— Ben, oui. De toute évidence. Sauf si vous enfermer dans le bureau de la sécurité avec des employées de sexe féminin est une habitude...

— Ce n’est pas le cas.

— Alors, c’est en effet très gênant. Dans le hall, tout le monde me regardait, parce que vous étiez avec moi. Et que vous me touchiez.

— Poser la main dans votre dos n’est qu’une marque de politesse, rétorque-t-il, les sourcils levés.

— Non, le contredis-je, bien décidée à lui montrer que je ne suis pas folle. Me donner le bras, c’est de la politesse. Poser votre main dans le creux du dos, c’est tout à fait différent.

— Vraiment ? Et c’est quoi, en réalité ?

Il me sourit. C’est à peine un frémissement de ses commissures, mais mon cœur s’affole et j’ai des frissons. Je ne sais pas pourquoi.

— C’est quoi, quoi ?

Je bredouille en essayant de remettre mes pensées en ordre.

— Ma main, dans votre dos. Si ce n’est pas de la politesse, qu’est-ce que c’est ?

Un geste intime.

J’ai les mots sur le bout des lèvres, et je dois me retenir de les dire. Je manque de les laisser échapper.

Mais ce n’est pas possible, car cette pensée est totalement folle. Encore plus fou est le désir qu’elle soit vraie. Désir que je n’éprouve pas. Pas du tout, me dis-je pour me rassurer.

Sauf que je me sens étrangement perdue maintenant qu’il m’a lâché la main. C’est une drôle de sensation, et elle ne me plaît pas. Je recule d’un pas, puis de deux, et je vois à ses yeux que ça le contrarie. Mais avant qu’il ait pu dire quoi que ce soit, la porte s’ouvre à la volée. Jose est de retour, une poche de glace à la main et un grand sourire aux lèvres.

Ethan s’avance vers lui pour prendre les glaçons, et je frissonne de soulagement. Je me sens comme un prisonnier à qui on vient d’accorder une remise de peine : soulagée, mais encore tremblante, parce que je sais que le sursis peut prendre fin n’importe quand.

Je ne me trompe pas : Ethan attend que Jose quitte la pièce pour refermer la porte. Cette fois, je le vois mettre le verrou. Mon soulagement a été de courte durée. Car Ethan s’approche de moi comme une panthère fond sur sa proie. Et manifestement, ses intentions sont loin d’être honorables.

— Où est-ce que ça fait mal ? demande-t-il en s’arrêtant devant moi. — ... mal ?

J’ai la bouche tellement sèche que j’ai du mal à parler.

— Votre hanche. Où est le bleu ?

— Ah, oui. Ici, dis-je en détournant les yeux de son visage magnifique.

J’essaie de lui prendre la poche de glace, mais il repousse ma main. Puis, avec une infinie douceur, il appuie le sachet contre ma hanche.

Je sens ses doigts, puissants et chauds, sur ma taille, et le contraste avec la glace est saisissant. Pendant de longues secondes, je reste immobile. Je suis incapable de respirer : il est si proche que ses cheveux effleurent ma joue alors qu’il penche la tête pour voir ce qu’il fait.

— Ici ? s’enquiert-il.

— Oui.

En entendant ma voix haletante, il relève aussitôt la tête. Je n’ai jamais vu d’yeux aussi bleus – ni aussi

troublés, comme le Pacifique un jour de tempête.

Je suis totalement subjuguée par son regard. C’est à la fois hypnotique et terrifiant. Comme s’il voulait

en même temps me protéger... et me dévorer. Je reste pétrifiée comme une proie devant son prédateur. J’attends de voir lequel de mes instincts va prendre le dessus.

Du bout des doigts, il me caresse la joue, le long de la mâchoire. Son toucher est doux, follement doux, et je ne peux résister. Je m’appuie contre lui, pressant ma joue sur sa paume.

Il crispe son autre main sur ma hanche, puis ferme les yeux et se force à respirer calmement. Il se détend, et lorsqu’il rouvre les paupières, son regard est empreint d’une infinie tendresse.

— Chloe, dit-il avec déférence. — Oui ?

— Acceptez de dîner avec moi. — De dîner... ?

— Ce soir. Je vous invite, répond-il en me caressant les lèvres avec son pouce.

Je suis tellement perdue dans mes sensations, dans la conscience de sa peau contre la mienne, que je peine à comprendre ses mots. Ou à répondre. Une partie de moi sait que c’est une mauvaise idée. Les choses ne se passeront pas comme il espère. Avec moi, c’est impossible. C’est pour ça que je décline toujours quand un homme m’invite ou que Tori essaie de me caser.

Mais cette fois, enveloppée par la présence d’Ethan – noyée dans son contact –, j’ai envie de dire oui. J’ai envie de sortir avec lui, de voir s’il me touche à nouveau avec cette douceur et cette tendresse. Je veux découvrir si mon intuition, qui me souffle que je peux lui faire confiance, est juste.

Pendant un instant, j’enfouis mon visage dans sa main. J’effleure des lèvres sa paume étonnamment calleuse. Il se raidit – est-ce de surprise, d’excitation, ou d’autre chose ? Mais avant qu’il ait pu réagir, je m’écarte. Et lui donne la seule réponse dont je sois capable.

— Non.

Car si mon instinct me pousse vers lui, le reste de ma personne n’est pas si facile à charmer... ou à tromper.

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