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Chapitre 5

Je ne vais pas y arriver. Je le sais. Je suis dans les toilettes des femmes au premier étage du bâtiment 3, luttant de toutes mes forces pour ne pas pleurer. C’est idiot, j’en suis consciente. Après tout, j’ai déjà traversé bien pire. J’ai entendu et vécu des choses bien plus horribles.

Mais ça remonte à longtemps, et à l’époque, je m’y attendais. Je m’y étais préparée. Ici, dans ce boulot dont j’espérais tant, cet endroit où j’avais tellement envie de mettre le pied, d’apprendre et d’apporter ma pierre, c’est un million de fois pire que lorsque j’étais plus jeune.

Dire que la journée ne s’est pas bien passée serait un euphémisme. Rick est un vrai connard, champion pour me harceler sans en avoir l’air. Il est à la tête de l’opération de rétorsion qui me vise – quelle surprise ! –, et il a fait de son mieux pour transformer ma journée en cauchemar. Tout a commencé lorsqu’il est venu me voir pour « parler de la fusion avec Trifecta » et qu’il m’a « sans le faire exprès » renversé son café brûlant dessus. Depuis, il m’a bousculée trois fois, dont la dernière en me projetant violemment contre un mur. J’ai eu du mal à retenir des larmes de douleur en me cognant à nouveau la hanche, mais je préférerais mourir que de lui donner la satisfaction de voir qu’il m’a atteinte.

Bien sûr, c’est un peu le roi des stagiaires, car il est le premier arrivé. Les autres modèlent leur attitude sur la sienne. Ce qui signifie que j’ai dû subir remarques perfides et confrontations directes. L’une des filles, Beth je crois, m’a fait un croche-pied. Évidemment, elle l’a jouée comme Rick, feignant un accident afin de me faire passer pour maladroite. Mais je sais bien que ce n’était pas par hasard que son pied s’est retrouvé en travers de mon chemin.

Cette fois-là, j’ai failli réagir – je sais d’expérience qu’il n’y a rien de pire que de se laisser faire dans ce genre de situations –, mais quand je me suis aperçue que Chrissy et les autres stagiaires me regardaient en ricanant, ça m’a coupé le sifflet. J’étais incapable de trouver une remarque sarcastique ou spirituelle pour me moquer de mes bourreaux. Je me suis contentée de ramasser mon dossier et les papiers qui s’en étaient échappés, et de retourner à mon bureau.

Et c’est là que j’étais, occupée à remettre mes feuilles dans l’ordre, quand Rick s’est approché comme le serpent qu’il est. Cette fois, au lieu de m’agresser physiquement, il a choisi de faire une remarque sur la promotion canapé. La seule mesure de rétorsion qui m’a traversé l’esprit, c’était de lui coller mon poing dans la gueule. Ou mes genoux dans les couilles.

Mais ça ne se fait pas. En tout cas, pas au bureau, devant sept autres collègues tous prêts à témoigner que c’est moi la fautive. Que je l’ai agressé.

Alors, je me suis enfuie, et me voilà dans les toilettes, des larmes de frustration ne demandant qu’à ruisseler sur mes joues. Mais je ne pleurerai pas. Pas maintenant, plus jamais. En plus, je suis capable de supporter leurs insultes et le reste. Je le sais. Mais je veux me battre, je dois me battre. Après avoir échappé à mes parents et mon école, sans oublier la situation intenable avec Brandon, je me suis promis de ne plus jamais être une victime. De ne pas me laisser faire, quoi que les autres puissent dire.

Ça a marché pendant mes trois années à la fac de San Diego, mais pour être honnête, je n’ai pas eu beaucoup de conflits. Rien comme ce que j’avais vécu auparavant. Et rien qui puisse se comparer à ce que je traverse aujourd’hui.

Alors, pourquoi n’ai-je pas réagi ? Pourquoi n’ai-je pas annoncé à Rick ce que je comptais faire à ses couilles s’il insinuait une seule fois encore que j’avais couché afin de lui voler le boulot pour lequel il s’était battu depuis deux ans ? Pourquoi n’ai-je rien dit à cette garce quand elle m’a fait un croche-pied ? Pourquoi n’ai-je rien fait du tout ?

Parce qu’on n’est pas dans la cour de récré. On est dans le monde du travail, et je ne peux pas coller mon poing sur la figure de quelqu’un et affirmer que c’est lui qui a commencé. Surtout si je suis la première à taper.

Je me penche sur le lavabo pour me passer de l’eau sur le visage. J’essaie de rafraîchir mes joues brûlantes, et de me défaire de mon humiliation. Car si je suis en colère et blessée de voir mes collègues stagiaires se liguer aussi vite contre moi, ce n’est pas vraiment à eux que j’en veux. Après tout, ils ne font que se conduire comme les hyènes qu’ils sont, en me tournant autour afin de se jeter sur moi quand je serai à bout de force.

Non, je suis en colère contre Ethan, qui m’a mise dans cette situation. C’est lui qui m’a envoyé ce fichu blender. Qui m’a poursuivie dans l’escalier, suscitant ma terreur. Qui a insisté pour que je mette de la glace sur ma hanche. Et qui m’a offert ce dossier de rêve – lequel est en train de se transformer en cauchemar – simplement parce qu’il a envie de sortir avec moi.

Et pour être honnête, c’est la vraie raison pour laquelle je ne me suis pas défendue aujourd’hui. La raison pour laquelle j’ai accepté de me laisser maltraiter comme ça. Parce que même si je ne couche pas pour arriver – l’idée ne m’a même jamais traversé l’esprit –, Rick et les autres n’ont pas tort de croire que si j’ai décroché le dossier Trifecta, c’est parce qu’Ethan me trouve à son goût, qu’il me veut.

Je n’ai aucun problème à me défendre, mais j’ai plus de mal à leur dire qu’ils racontent des conneries si ce n’est pas le cas. Rick a bien raison d’être fou de rage de se voir retirer le dossier au profit de quelqu’un qui n’est là que depuis hier – nous nous battons tous pour avoir les meilleurs dossiers afin d’étoffer nos CV, de faire nos preuves dans l’entreprise et décrocher un CDD à Frost Industries ou dans une autre grande boîte.

Agacée, énervée, et plus blessée que je ne veux l’admettre, même en mon for intérieur, je ferme le robinet et m’essuie la figure. Puis j’utilise la serviette pour enlever le mascara qui a coulé sous mes yeux lorsque je me suis rincé le visage. Ce qui n’était, de toute évidence, pas une bonne idée. J’ai appris à utiliser le maquillage comme bouclier depuis des années, afin de cacher mes émotions aussi bien que mes bleus. En l’enlevant ainsi, je me sens vulnérable. Sans défense.

C’est une sensation que j’aime encore moins que celle d’être harcelée.

Je fouille dans mon sac pour en sortir le pot de baume à lèvres rose dont j’abuse quotidiennement. J’ai changé de sac à main hier, pour mon nouveau poste, et dans ma course pour être à l’heure, j’ai oublié de prendre mon maquillage. J’avais l’intention de l’ajouter hier soir, mais la grande débâcle des fraises me l’a fait sortir de la tête. Et en partant, ce matin, j’étais tellement épuisée que je ne me rappelais plus mon nom...

Et ça aussi, c’est la faute d’Ethan.

Comme je ne peux pas remédier à mon absence de maquillage, je consacre les cinq dernières minutes de ma pause à un succédané et tente d’emprisonner mes longs cheveux roux et bouclés en un chignon. Je finis par réussir à les entortiller et les faire tenir grâce à deux élastiques et trois crayons plantés comme des baguettes chinoises. Ce n’est pas la coiffure la plus glamour du monde, mais je ne cherche pas le glamour. Je cherche le contrôle. Et puisque je n’ai plus un cheveu qui dépasse, je trouve que je m’en sors plutôt pas mal.

J’affronte le reste de l’après-midi à mon bureau, sans parler à personne. Je ne pose aucune question – bien que j’en aie des millions sur la meilleure façon d’utiliser les bases de données juridiques. Du coup, je tâtonne en étudiant le premier cas sur ma liste, qui n’a rien à voir avec la technologie biomédicale, mais traite de problèmes de licence lors de la fusion de deux entreprises.

Le dossier est énorme, avec des milliers de pages de documentation, et les avocats ont préparé une liste de trente-cinq questions. Ayant répondu à trois d’entre elles en deux heures, je sais que je vais devoir apprendre à maîtriser les moteurs de recherche mieux que ça, sous peine de me noyer dans ma gigantesque charge de travail. Ça ne me dérange pas, mais je ne veux surtout pas prendre de retard et passer pour une idiote. Aussi, quand je trouve une interprétation intéressante du cas sur lequel je travaille, je l’ajoute aux notes que je fais pour moi-même, et j’avance. Je ne veux rien oublier – le dossier présente des nuances fascinantes sur l’attribution de la propriété au cours de la fusion –, même si ça ne répond pas aux questions que je dois traiter. Je n’ai pas le temps de m’y attarder maintenant, alors qu’il reste tant de choses à faire.

À 17 heures, les autres stagiaires quittent le bureau, mais je reste à ma table. Dans un département comme celui-ci, j’ai encore beaucoup de compagnie dans ces heures-là : les avocats restent tard également. Mais vers 18 h 30, mon estomac se met à gronder et je décide de rentrer. Avec un peu de chance, Tori sera d’humeur à préparer ses fameuses margaritas à la fraise. Après une journée comme celle-ci, je pourrais en avaler trois d’affilée !

Mais alors que je passe devant le bâtiment principal – celui qui abrite le bureau d’Ethan – pour rejoindre ma voiture, je sens mon indignation revenir au galop. Avant d’avoir pu changer d’avis, je me dirige vers la porte, passe devant les gardes du soir, qui doivent croire que je me rends à la cafétéria, et prends l’ascenseur vers le quatrième étage. Les escaliers, c’est fini.

Ethan n’est probablement même pas là, mais si je n’essaie pas de le mettre devant ses responsabilités, je vais passer la nuit à ressasser ma colère.

Lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrent enfin au quatrième, je m’attends à trouver la salle d’attente sombre et déserte. Mais à ma grande surprise, le dragon qui fait office de réceptionniste est toujours là, devant son ordinateur. Elle est aussi surprise de me voir que moi de la trouver là, et je grince déjà des dents. Je n’avais pas pensé une seconde qu’elle puisse rester si tard, et je n’ai pas préparé d’excuse. J’ai eu bien tort.

Je me prépare à une discussion tendue : si Ethan est là, je ne repartirai pas sans lui avoir parlé. Mais au contraire des regards hautains qu’elle m’a adressés ce matin, elle est à présent tout sucre tout miel. Ce qui ne fait qu’accroître ma colère.

— Bonsoir, Mlle Girard. Laissez-moi le prévenir que vous êtes là, puis vous pourrez entrer.

Sans se rendre compte que je bouillonne de rage, elle soulève le combiné et presse deux touches. Quelques secondes plus tard, la voix d’Ethan résonne dans le téléphone. Puis elle me désigne la porte de son bureau avec un sourire.

— Bonne soirée, Mlle Girard.

— Merci, Mme... Lawrence, dis-je après avoir jeté un coup d’œil à la plaque qui trône sur son bureau impeccablement rangé.

— Appelez-moi Dorothy, voyons. C’est ce que tout le monde fait.

Je ne suis pas sûre que mon cœur supporte d’appeler le dragon par son prénom, toute charmante qu’elle soit désormais. Je me contente donc d’un hochement de tête gêné avant de suivre la direction qu’elle m’a indiquée. Je traverse une deuxième réception, avec un bureau qui doit être celui de l’assistant personnel d’Ethan, à en juger par la plaque. Il n’est pas là – il a dû partir à 17 heures comme une personne normale – et son bureau est un million de fois plus en désordre que celui de Mme Lawrence.

Juste après s’ouvre la porte d’un vaste bureau, dont l’ameublement luxueux fait paraître les pièces précédentes minuscules et mal arrangées. Certaine d’être chez Ethan, je pousse le battant entrebâillé et entre sans frapper. Après tout, il sait que je suis là.

Sauf qu’aussitôt la porte franchie, je m’aperçois qu’il est au téléphone. Il est appuyé contre son bureau dans une posture détendue, mais de toute évidence, il s’agit d’un appel important, au sujet d’un dossier majeur. S’agit-il de Trifecta, ou d’un tout autre projet ?

Je fais mine de reculer – une stagiaire ne doit pas assister à un entretien d’un tel niveau. Mais il m’arrête d’un geste et d’un sourire, avant de me faire signe de prendre place où je le souhaite. Je sais qu’il s’attend à ce que je choisisse l’un des sièges devant son bureau, mais ils sont trop près de ses longues jambes en pantalon Armani pour que je sois à l’aise.

Je préfère le canapé indigo à l’autre bout de la pièce, jouxté de fauteuils qui forment un coin salon. Une fois installée, je me rends compte que j’aurais mieux fait d’éviter le canapé : le message est un peu ambigu...

Mais il est trop tard pour changer de place. J’évite tout de même de me laisser aller contre les coussins. Pas la peine de lui donner l’impression que je me sens comme chez moi. Ce qui ne risque pas, pour être honnête. Ce bureau, bien que magnifique, est plus destiné à intimider qu’à mettre à l’aise. Même les couleurs – des gris et des bleus froids –, réputées apaisantes, évoquent plutôt le pouvoir, la richesse et le calcul.

Je me prépare à une longue attente. Je fais de mon mieux pour ne pas écouter la conversation, mais c’est difficile de ne pas entendre, et l’affaire semble très importante. À mon sens, elle est en rapport avec le dossier Trifecta. Je songe à partir et revenir demain, après avoir eu le temps de mieux préparer mon discours. Ça m’éviterait de le contempler ainsi, appuyé sur son bureau comme un mannequin dans une campagne de pub Armani.

Mais à ma grande surprise, il met un terme à son coup de fil au bout de deux minutes en expliquant à son interlocuteur qu’il a « une urgence à régler ».

Puis il s’approche de moi, sourire aux lèvres, un éclat diabolique dans ses yeux couleur Pacifique. Je me raidis, craignant qu’il s’asseye à côté de moi sur le canapé, mais il s’installe dans le fauteuil à ma droite. Malgré la distance qui nous sépare, l’atmosphère intime me donne la chair de poule.

— Chloe, souffle-t-il de cette voix chaude que je commence à connaître. Vous avez passé une bonne journée ?

Sa question a beau être innocente, elle fait resurgir toute la colère et le malaise que j’ai éprouvés depuis l’instant où il est entré dans la salle de réunion pour parler à ma chef. J’essaie de me calmer, de répondre avec mesure, mais à peine ai-je ouvert la bouche que les paroles en jaillissent sans que je puisse les arrêter.

— Une bonne journée ? Vous plaisantez ? Vous croyez vraiment que j’ai pu passer une bonne journée après le sabotage auquel vous vous êtes livré ?

Il cesse aussitôt de sourire, et je lis une prudence sur son visage qui me montre qu’on n’a pas tort de le considérer comme terriblement intelligent. Il ne cherche pas d’excuses, ne tente pas d’éluder le problème. Au contraire, il me prend très au sérieux.

— Expliquez-vous.

— Que voulez-vous que je vous explique ? C’est comme si vous aviez accroché une cible dans mon dos, et laissé carte blanche aux autres pour m’abattre.

— Qui ?

— Comment ça, qui ? Tout le monde. Je suis une stagiaire tout juste embauchée, je n’ai que deux jours de présence dans la boîte. C’était déjà assez gênant que vous m’accompagniez jusqu’à la salle de réunion, mais retirer le dossier que tout le monde veut au stagiaire le plus ancien et me le confier sans aucune raison...

— J’ai mes raisons.

— Oui, bon, le fait de vouloir coucher avec moi n’est pas une raison valable. Faites-moi confiance, si je n’en avais pas déjà été consciente, je l’aurais bien compris aujourd’hui.

— Qu’est-ce qu’ils vous ont fait ?

Il affiche un calme parfait. Mais le feu qui couve dans ses yeux me laisse entrevoir qu’il se passe sous

la surface bien plus de choses qu’il ne veut m’en montrer.

— Ce n’est pas la question. Le problème...

— C’est la question, pour moi.

Il se penche pour écarter une mèche de mes yeux. Cela fait quelques minutes que mes boucles semblent

décidées à échapper à la discipline que je leur ai imposée. Comme le reste de mon corps, elles paraissent dotées d’une volonté propre lorsqu’Ethan Frost est un peu trop près.

Mais je refuse de me laisser ébranler par son contact, et de dévier de ce que j’ai à lui dire. Pas cette fois.

— Non, le problème, c’est que vous ne pouvez pas vous permettre d’afficher un tel favoritisme. Surtout que je ne vous ai pas encouragé.

— Ce n’est pas du favoritisme. J’ai lu votre dossier hier, de A à Z.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai été impressionné par votre capacité à obtenir ce que vous vouliez, à la cafétéria. Mon air incrédule lui arrache un sourire.

— Eh bien, quoi ? reprend-il. J’aime les femmes qui savent se défendre.

Je suis tellement agacée que je n’essaie même plus de le cacher. Je le traiterai comme un patron quand

il se comportera comme tel. En attendant, c’est juste un gros lourd.

— Mais à quoi vous jouez ? Vous ne savez pas que sortir avec une stagiaire, ce n’est pas une bonne

idée ? C’est certainement le premier conseil de Être P.-D.G. pour les Nuls.

Il éclate de rire. Pas un petit rire poli, mais un vrai éclat de rire, tellement sexy que malgré ma colère,

j’en ai les genoux qui tremblent et le corps entier en alerte. Pour ne rien arranger, le rire transforme son visage, le réchauffe jusqu’à le rendre un million de fois moins intimidant.

Ça lui va bien, et je me dis que peu de personnes l’ont déjà vu comme ça. C’est une idée ridicule, car depuis deux jours, j’ai bien remarqué qu’il se montre très détendu avec ses employés, du moindre préposé aux smoothies jusqu’à Maryanne, cadre au département juridique.

— Je pense que vous confondez avec La Politique pour les Nuls.

— Ce n’est pas la même chose ?

— Les hommes politiques, ce sont ces idiots mariés qui s’attirent sans cesse des ennuis en couchant

avec les stagiaires au lieu de diriger le pays. Je ne suis pas marié, et je n’aspire pas à diriger autre chose que Frost Industries.

— Allez raconter ça à quelqu’un d’autre. Vous m’avez confié le dossier Trifecta, la fusion la plus importante dans l’histoire de cette entreprise. Vous voulez diriger bien plus que Frost Industries.

— Touché. Mais quand je les aurai absorbés, ils feront partie de ma société, et je n’aurai donc dit que la stricte vérité.

— Évidemment, vu comme ça... Vous êtes sûr que vous n’avez pas feuilleté La Politique pour les Nuls sur votre temps libre ?

— Vous me plaisez, déclare-t-il dans un nouvel éclat de rire.

— C’est bien dommage, parce que de mon côté, je ne peux pas vous supporter.

Il se rapproche encore, et je dois lutter pour ne pas avaler ma langue. Ce qui, bien sûr, est anatomiquement impossible, et pourtant, c’est ce que je ressens quand seuls quelques centimètres nous séparent encore.

— Vous en êtes sûre ?

Oh que non.

— Sûre et certaine.

— Je me permets d’en douter..., souffle-t-il.

J’affecte un air d’ennui que je suis bien loin de ressentir.

— Vraiment ? Et pourquoi ça ?

Il tend la main pour me caresser le creux de la gorge.

— Je vois votre pouls qui bat, ici... Il est rapide. C’est un signe qui ne trompe pas : vous mentez.

— Ne vous excitez pas trop vite, dis-je entre mes dents, la gorge sèche.

Le contact de ses doigts sur ma peau m’apaise et m’excite à la fois. J’ai envie de me pencher vers lui, de lui offrir mon cou... Mais je ne vais pas lui faire le plaisir de lui montrer dans quel état il me met.

— Je suis juste un peu nerveuse.

Je n’aurais pas dû dire ça. Je m’en rends aussitôt compte. Ses yeux luisent d’une lueur diabolique qui accélère encore les battements de mon cœur.

— C’est moi qui vous rends nerveuse, Chloe ?

— Vous êtes mon patron. C’est normal que je sois nerveuse en votre présence.

Manifestement, ça ne lui plaît pas. Il serre les mâchoires, et bien qu’il ne retire pas sa main, il cesse de me caresser. Ça me manque, et je me sens perdue, même si je n’en comprends pas la raison.

— Pourquoi faut-il toujours que vous fassiez ça ? demande-t-il.

— Que je fasse quoi ?

S’il n’enlève pas bientôt sa main, je ne réponds plus de rien. Je crains de lui sauter dessus en lui demandant de me toucher partout. Seule la conscience que je le regretterais – beaucoup – me permet de rester assise, les jambes sagement croisées.

Enfin, ça et le fait que s’il me touchait vraiment, je serais pétrifiée. Je ne suis pas le genre de femme capable de faire fi de toute prudence et de prendre les choses comme elles viennent. Pas quand ça implique de perdre contrôle. Et encore moins si ça doit me mettre à la merci d’un homme qui pourrait me faire autant de mal que de bien.

— Pourquoi est-ce qu’il faut toujours que vous rameniez tout au fait que je sois votre employeur ?

— Parce que c’est le cas. Les luttes de pouvoir qui sont en jeu ici sont plutôt tendues, que vous acceptiez de le reconnaître ou non.

Il retire sa main et s’éloigne brusquement de moi. Ce qui est exactement ce que je veux. Alors pourquoi est-ce que je me sens soudain encore plus perdue que d’habitude ?

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