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La Rose Argentée
La Rose Argentée
Auteur: Emeline Barois

Prologue

L’appréhension. C’était un étrange sentiment. Elle bouillait en elle si intensément qu’elle en perdait toute notion du temps. Wivine le sentait, au plus profond d’elle-même. Cette sensation la prenait à la gorge, elle descendait jusqu’à sa poitrine, affolant les battements de son cœur et faisait trembler ses membres un à un. Ses bras, ses mains puis ses jambes. Ça tressautait, ça vibrait. De plus en plus fort, de plus en plus vite. Les poils blonds de ses bras se redressèrent soudainement. Une vision rouge sang prit place dans son esprit et lui glaça entièrement les veines. Une intuition, voilà ce que c’était, et ça, Wivine ne pouvait l’ignorer.

Ce n’était jamais de bon augure, ce genre de pressentiment. Cela signifiait bien souvent le malheur, la souffrance, la peur. Et la mort. Et ce dernier songe était hélas le pire d’entre tous.

Une nouvelle essence prit part de son être : l’adrénaline. Elle la fit lever d’un bond de sa table, renversant toutes les fioles dans la hâte. Ses herbes, si nombreuses soient-elles, tombèrent une à une sur le sol. Son vieux grimoire fut bousculé dans son mouvement, mais elle n’y prêta pas attention parce que ses jambes la menaient jusqu’à sa fenêtre. Il se passait quelque chose, elle le pressentait, il fallait qu’elle aille voir ça de plus près.

Un couinement retentit à sa gauche, Wivine n’eut pas besoin de tourner sa tête vers l’origine de ce son apeuré pour comprendre que sa louve était réveillée.

— Rendors-toi, Adsila, ordonna-t-elle d’un ton ferme.

Elle posa hâtivement son regard sur l’animal au pelage blanc. Adsila était allongée près du feu de la cheminée, elle la jaugeait d’une œillade inquiète, sentant très perceptiblement toute sa détresse. Malgré l’amplitude de sa fourrure immaculée, on pouvait distinguer son ventre rond. La louve attendait des petits et selon la grosseur de son abdomen, ses louveteaux n’allaient pas tarder à pointer le bout de leur nez. Malgré l’approche de son terme, Adsila n’était pas si éreintée que cela, elle se dressa sur ses quatre pattes pour rejoindre sa maitresse, faisant abstraction de l’injonction de celle-ci.

Elle se coucha près d’elle pendant que la jeune femme continuait d’observer l’extérieur. Cette dernière se mordit les lèvres en saisissant fermement son pendentif doré. Elle se répéta inlassablement les mots qui calmèrent un tant soit peu sa crainte :

Soleil et Lune,

Forces de ma fortune.

Protégez la Terre,

Purifiez-la de votre flamme,

Avivez-la de votre air,

Nettoyez-la de vos larmes.

Une force absolue s’éleva dans son être, ses membres cessèrent de trépider. Elle était prête. Ses yeux verts parcoururent les profondeurs de la nuit, uniquement éclairés par une lune argentée. La forêt où elle logeait était parsemée de sapins, elle rendait le crépuscule beaucoup plus sombre, mais sa vue lui permettait de voir comme le jour. D’ailleurs, son regard se dirigea vers les trois loups qui étaient sur leur garde, ils avaient senti tout comme elle le danger. Ils écoutèrent le silence de la nuit, les oreilles dressées sur leur tête et reniflèrent le sol pour flairer la vie. Mais un hurlement lointain résonna tout à coup dans la clairière, un frisson courut l’échine de Wivine et les loups grondèrent.

— Jolan, murmura-t-elle.

Adsila se mit à gémir brusquement, elle avait entendu son appel elle-aussi. Elle se redressa de nouveau lorsque Wivine enfila sa lourde cape, elle s’apprêta à la suivre dehors, mais la jeune femme l’intima de rester dans la maisonnée en un regard appuyé.

Quand elle en sortit, elle foula silencieusement l’herbe mouillée et gagna les trois canidés qui en furent bientôt cinq. Elle les examina un à un, tous avaient une fourrure distincte. Noir, roux, marron ou les trois en même temps. Ils étaient grands et forts, ils se hissaient puissamment sur leurs pattes et leurs yeux révélaient une immense fierté. La meute se tourna vers elle comme un seul homme, ils attendirent patiemment ses ordres et l’observèrent en silence. Wivine se mit à écouter le chant nocturne, là où avait jailli le hurlement de Jolan. Son plus fidèle compagnon, le père des loups, l’âme-sœur d’Adsila.

Pourvu que rien ne lui soit arrivé.

— Il faut retrouver Jolan, leur dit-elle calmement, soyez prudents, ne vous montrez en aucun cas. Nous sommes envahis.

Sans attendre, ils s’enfoncèrent dans la forêt. Seul le plus jeune, Grifon, resta au près d’elle pendant qu’elle laissa sa force surgir autour d’elle. Il se coucha sur le ventre en l’étudiant, son oreille droite se plia fébrilement lorsqu’elle se mit à parler d’un dialecte étranger. Il veillait sur elle, malgré tout. Il se devait de la protéger. Elle faisait partie de sa meute, elle en avait toujours fait partie. D’aussi loin qu’il ne s’en souvenait, la jolie blonde s’était continuellement occupée de lui. Elle assurait sa protection depuis qu’il était un louveteau, et ce soir, c’était à lui d’en faire de même. Wivine était sa priorité, l’essence même de son existence, si elle advenait à disparaitre alors il se laisserait mourir.

Grifon inclina la tête sur le côté pour mieux l’examiner. Ses cheveux blonds ondulaient à chaque mouvement docile, ses yeux d’ordinaires verts s’étaient si éclaircis qu’ils paraissaient translucides et sa silhouette svelte mouvait si bien dans ces lieux qu’on pouvait croire qu’un esprit hantait la forêt. C’était ce qu’elle était : un esprit vagabond, la lumière de la vie, l’espoir de la Terre.

Elle était cette étincelle de la nature, elle s’habillait comme telle et vivait recluse, loin de la vie humaine. On la traitait de paria, de sorcière ou de diablesse, mais elle n’en avait que faire. Son existence était auprès de cette forêt qu’elle protégerait au péril de sa propre destinée. Elle continua de danser sous le clair de la lune, projetant une partie de son énergie autour de son foyer, néanmoins elle fut interrompue par des clameurs. Elle cessa tout mouvement et se tourna vers ces cris irascibles, Grifon la rejoignit à ses pieds et demeura auprès d’elle dans ce cercle qu’elle avait créée en plein cœur de la sapinière.

Des flammes illuminaient la pénombre, les vociférations troublèrent la sérénité. Le cœur de Wivine se mit à trembler dans sa poitrine. Ainsi voilà donc qu’ils venaient à la chercher, mais le sort qu’elle avait jeté les empêcherait de l’approcher. Maudits soient-ils, ces hommes et leurs coutumes ! Elle ne leur avait rien demandé, son rôle était de défendre cette Terre alors pourquoi venait-on la déranger, elle et sa nature ?

Elle serra le poing et contracta la mâchoire. Qu’ils viennent donc, ils goûteront à sa colère. Les torches de feu s’avancèrent, les ombres se frayèrent et les cris se firent plus denses. Wivine écarquilla les yeux à la vision d’horreur qui s’offrait à elle. Elle porta une main sur sa poitrine, terrifiée, et empêcha une plainte d’en sortir.

Oh non, mon Jolan. Pas mon Jolan. Mon dieu…mon dieu. MON DIEU !

Sa tête ensanglantée était suspendue sur l’un des piquets, elle en tomba sur ses genoux, le souffle coupé. Un déchirement érafla entièrement son abdomen, la douleur était si foudroyante que Wivine en perdait son assurance. Grifon se mit à couiner soudainement, il pleurait aussi la perte de son père. C’était donc ça qu’elle avait senti : Jolan était en danger et elle ne l’avait pas sauvé.

Mon Jolan. Mon pauvre Jolan…

Les larmes floutèrent son champ de vision, elle se plia en deux et se mit à hurler sa souffrance. Son cri strident résonna dans la clairière si intensément que les oiseaux s’enfuirent dans un grand battement d’ailes. Il vibra à l’horizon, se répéta tel un écho. Les hommes s’effondrèrent à terre en se bouchant les oreilles. Wivine cessa de s’époumoner une fois qu’elle manquait d’air et ce fut dans un silence de plomb que les loups répondirent à son appel.

La jeune femme se pencha sur les brindilles d’herbe, elle les fixa longuement pendant que l’eau ruisselait de ses joues limpides, s’évaporant instantanément au contact de la terre. Elle sentit sa puissance la quitter peu à peu. Son cercle faiblissait, son énergie diminuait, sa raison d’être s’était perdue à jamais.

Jolan. C’était lui qui l’avait trouvée. Elle n’était qu’une petite fille orpheline alors qu’elle errait seule dans la contrée. Il était jeune et solitaire et pourtant il n’avait pas hésité à lui faire une petite place dans sa grotte. Ils mangeaient ensemble, ils dormaient ensemble, ils vivaient ensemble. Ils avaient grandi à deux, ils avaient établi une connexion immuable. Elle était sa gardienne, il était son serviteur. Un lien indéfectible les unissait depuis leur première rencontre. Il a fondé sa propre famille, elle est devenue la marraine de ses fils. Il était son foyer.

Et maintenant, il était mort.

Elle serra ses mains autour de cette terre qu’elle chérissait, elle en arracha quelques bribes, des plantes jaunes et violettes, laissant la colère envahir et noircir son cœur peiné. Son corps fut brutalement secoué de spasmes et les larmes qui ruisselaient sur ses joues s’évaporèrent sur sa peau ardente. Ses yeux la brûlèrent au même moment, une douleur si fulgurante qu’elle en ferma un instant les paupières. Elle gémit, trembla et griffa le sol. Sa rage était si forte qu’elle sentit une toute autre puissance entrer en elle et lorsqu’elle rouvrit ses yeux, ils en devinrent aussi rouges que le sang.

Elle ne tremblait plus, elle n’avait plus mal, elle n’était plus faible.

Elle se redressa sur ses deux jambes et fixa avec mépris les hommes qui se hissaient péniblement, les oreilles sanguinolentes. Elle haussa le menton alors qu’ils commençaient à la pointer du doigt, apeurés :

— Démone ! Retourne en enfer, sale sorcière ! cria l’un d’eux.

Elle leva les bras en continuant de les scruter sans ciller, l’air autour d’elle s’alourdit, les feuilles se soulevèrent dans son dos et Grifon se mit en position d’attaque.

« Meurs ! songea-t-elle»

Elle pointa sa main sur les assassins et le temps se ralentit aussitôt. L’assaut était prononcé. Le loup à ses pieds gronda et bondit sur ses quatre pattes, il se projeta sur l’un deux et lui déchiqueta le cou sous ses hurlements. Les branches d’arbres transpercèrent les humains qui se trouvaient en première ligne et les quatre autres canidés fondirent soudainement sur leur proie. Des renards qui avaient également entendu son ordre aidèrent les loups à tuer les villageois et quelques coyotes se laissèrent tenter de dévorer certains d’entre eux. Wivine observait cette scène avec satisfaction jusqu’à ce qu’Adsila se mit à briser la porte de la cabane et à agir selon le bon vouloir de sa maitresse.

— Non ! s’écria-t-elle. Reviens ici !

Mais il était trop tard, elle se fondit dans le champ de bataille en ignorant son appel. Durant un instant, elle gagnait le combat. Les hommes tombaient un à un dans un cri effroyable, les corps se laminaient dans un bruit de succions répugnants et son pouvoir grandissait à mesure qu’elle prenait la vie.

Seulement, comme toute vengeance, il y avait un prix à payer.

Les survivants empalèrent les animaux qui obéissaient, des couinements de douleur retentissaient, du sang inondaient la verdure. La forêt si apaisante autrefois était devenue un véritable chaos. Wivine s’en rendit seulement compte quand elle vit tous ses compagnons s’éparpiller sur le sol, parfois en lambeau. Un cri de rage sortit de ses lèvres lorsqu’elle aperçut le corps sans vie de sa louve, son pelage blanc était devenu vermeil au niveau de son abdomen et ses yeux fixaient le néant. Ils vont le payer, pour ce qu’ils lui ont fait ! A elle, à ses fils, et à ses enfants à naître. Ils allaient tous mourir !

Des hommes et des femmes s’approchèrent d’elle, armés jusqu’aux dents.

— Tu ne peux plus rien faire, sale sorcière ! s’égosilla un homme avec une lance.

— Tes petits toutous sont tous morts ! tonna une femme en attrapant une flèche dans son carquois. Ils sont partis rejoindre Satan, tout comme toi tu vas le rejoindre, traitresse !

Elle les fusilla du regard alors qu’ils commençaient à charger. Elle leva la tête vers la lune argentée, des larmes se mirent à couler devant sa beauté, elle pria de toute ses forces en serrant ses herbes entre ses mains :

Lune,

Force de ma fortune.

J'en appelle à ta puissance,

Pour exaucer ma vengeance.

Au prix des vies sacrifiées,

Brûle leurs existences damnées.

De leurs armes mortelles,

De ces herbes éternelles,

Elles en seront nuisibles,

A tous ces êtres inadmissibles.

Leur destinée maudite se répétera,

A ton éveil, tu les rappelleras,

L'erreur de leur vie passée,

De leurs esprits réincarnés.

Pour toutes les générations à venir,

Je te demande de les maudire.

La lune se mit soudainement à scintiller. Elle ouvrit en grand ses yeux et leva son bras vers l’astre dans un geste désespéré, cependant elle chuta au dernier instant. Une flèche se planta cruellement dans son cœur et la foudroya d’un seul coup. Le regard fixé vers le ciel étincelant, elle sourit une dernière fois, agonisante. Elle s’éteignit doucement, répandant dès lors la malédiction lunaire autour d’elle.

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