Share

Le conseil des Anciennes

Après avoir vu Valérian, Lamia alla examiner le petit moulin à eau qu’elle avait conçu dans un endroit difficile d’accès sur l’Île de la Cité. Un jour, en furetant dans les archives rongées par le temps de la bibliothèque de Polytechnique, elle était tombée sur le schéma d’une bobine électrique. Lamia s’était penchée sur le problème et avait eu l’idée de ce moulin pour recharger des batteries qui allumeraient une lampe. La jeune femme sortit de sa poche une ampoule trouvée dans une réserve d’un magasin puis prit la batterie et la connecta avec des fils en cuivre. Un court instant, dans le soleil couchant, une lumière brilla qui n’était pas celle d’une bougie ni celle de l’astre solaire ; puis un grésillement se fit entendre et l’éclair s’enfuit. La lumière était née littéralement de rien et était repartie dans le néant.

Ce qu’elle faisait là était strictement interdit et passible de bannissement. L’un des fondements de la société reposait sur le fait que tout progrès technologique était proscrit, mais sa curiosité était trop forte.

Même si Lamia éprouvait beaucoup de joie à ce court succès, elle était au fond bouleversée. La jeune femme ne pouvait s’empêcher de penser à Valérian et les risques qu’il allait encourir. Les missions de reconnaissance sur les reptiliens étaient toujours dangereuses. Il était rare que les expéditions n’essuient pas des pertes.

Valérian appartenait à la guilde des éclaireurs qui recrutait des guerriers habiles, courageux, et intelligents : des soldats d’élite. Le jeune homme, depuis peu, avait terminé sa période de formation et était apte au service.

Lamia se reprochait maintenant d’avoir couché avec Paul et priait pour que celui-ci respecte le secret. Arrivée à la maison, elle grimpa rapidement dans sa chambre et fit dégager son chat qui dormait sur le lit. La jeune femme ouvrit l’armoire et chercha sa robe de cérémonie. Un flash lui traversa l’esprit : des images d’immenses tours, de rues qui se croisaient à angle droit, et des gens vêtus d’étrange manière.

Troublée par cette vision, elle s’assit sur le lit : qu’était-ce cela ? Quelle en était la signification ? Cela semblait réel mais appartenir à un lieu et une époque inconnus. Sa grand-mère pourrait peut-être lui fournir des indications à ce sujet.

Remise de son étourdissement, elle se vêtit de sa robe longue et noire munie d’une capuche brodée d’argent avec pour motif deux croissants de lune entrelacés formant une sorte de X courbé.

Après avoir grignoté, elle rejoignit la Sorbonne où se tenait le conseil. Sa grand-mère était déjà là-bas sans doute à préparer méticuleusement l’ordre du jour.

Ce soir se tenait un conseil des Anciennes qui devait déterminer entre autres l’objectif de la mission à laquelle participait Valérian.

Elle arriva par le côté jardin du Luxembourg. Deux gardes surveillaient l’entrée, assistés d’une acolyte de la guilde des sages. Elle échangea avec la jeune fille qui n’avait pas encore été initiée au premier degré, la poignée de main rituelle et secrète qui certifiait que Lamia était bien autorisée à pénétrer dans le bâtiment. En effet sous les grandes capuches, dans la pénombre, il était impossible de l’identifier, et le secret était voulu, au cas où les reptiliens se seraient mis en tête de les observer. Seul le Grand Tout savait de quoi ils étaient capables. Autant se méfier. Pour l’instant, il n’y avait pas de guerre déclarée, tout au plus les considéraient-ils comme des fourmis qu’ils écrasaient à l’occasion sans montrer d’acharnement particulier.

Dans le hall, Lamia croisa plusieurs membres du conseil qui pénétraient dans l’amphithéâtre en bois tandis qu’elle-même prenait un escalier menant à une galerie surplombant la salle. Elle ne participait pas encore aux débats. Pendant encore quelques années, elle observerait en silence, jusqu’à ce que les membres d’un commun accord estiment qu’elle était suffisamment mûre pour siéger au conseil.

Sa grand-mère se tenait debout derrière le pupitre, tête nue. En face, l’assemblée était assise sur les bancs, la tête recouverte de leur capuche. Sakhia, était ainsi le point de convergence visible de toute la communauté de Paris même si elle ne décidait pas seule. Elle assumait ce rôle bien qu’il ne s’agisse pour Sakhia que de laisser parler une sagesse millénaire, de s’effacer devant l’évidence qui jaillissait dans son esprit.

Une fois que tout le monde fut réuni, devant l’assemblée silencieuse elle ouvrit un éventail et le referma en provoquant un son sec : la séance commençait.

La première partie fut consacrée au règlement des tracas quotidiens, aux conflits de voisinage. Les débats et les prises de décision étaient rapides. Puis Sakhia s’arrêta, une expression grave se peignit sur son visage.

« Venons-en au principal point du jour… L’unique survivant d’une équipe d’éclaireurs nous a signalé une activité de reptiliens très importante dans la région désertique de l’Auvergne. Ils ont observé des navires dans le ciel tels qu’ils n’en avaient jamais vus. Ils ont essayé de s’approcher du lieu d’où semblaient provenir des bruits, des fracas, des rumeurs de destruction. Malheureusement des reptiliens les ont interceptés avant qu’ils aient pu recueillir la moindre information. »

Un silence se fit dans l’assemblée. Certainement, des femmes présentes connaissaient ces éclaireurs qui avaient ainsi sacrifié leur vie. Cependant aucune parole de commisération ne serait prononcée, car c’était la grandeur et la noblesse de cette guilde des soldats d’accepter pleinement et entièrement la mort. On murmurait d’ailleurs que dans une initiation, des mystères sur la vie après la mort étaient révélés aux éclaireurs pour qu’ils affrontent avec plus de sérénité les dangers et l’horreur.

Sakhia reprit :

« La guilde des éclaireurs nous conseille d’envoyer un groupe de trois commandos, connus pour leurs compétences dans le domaine du camouflage et leurs capacités d’adaptation. Il s’agit de Markus et Nexa qui ont déjà fait leurs preuves dans des missions de haute intensité et d’un tout jeune éclaireur très prometteur, Valérian. »

« Mission de haute intensité », c’était l’expression employée quand il s’agissait d’une mission lors de laquelle la densité de reptiliens par kilomètre carré était très élevée.

« Envoyer un petit groupe est plus adéquat, il aura ainsi moins de risques de se faire détecter, qu’en pensez-vous ?

Une voix douce intervint, qui émanait d’une des capuches.

— Je suis d’accord sur la notion de petit groupe, tout le problème étant de savoir si les membres envoyés sont les plus compétents.

Chaque participant n’avait droit qu’à un avis, ce qui l’obligeait à s’exprimer très distinctement et à donner rapidement toutes les précisions nécessaires.

— Pour cela, je fais confiance au conseil de la guilde des éclaireurs, répondit Sakhia. Une autre remarque ? »

Lamia focalisa son attention sur la femme qui venait de s’exprimer. Il lui semblait avoir décelé une note d’inquiétude dans la voix.

La tenue s’acheva. Une à une, les participantes s’éclipsèrent, les robes de cérémonie frôlant le sol en un murmure. Sakhia, sans même lever le nez vers Lamia lui intima de rester, elle avait des choses à lui dire.

« Qu’as-tu fait Lamia ?

— De quoi parlez-vous grand-mère ?

— Tu as saboté les règles en bradant ta virginité avec Paul ! »

Comment avait-elle su ? Il était inutile pour Lamia de feindre, Sakhia savait déceler la vérité ou le mensonge par les moindres signes du visage ou de l’expression corporelle. Même en les connaissant, il restait difficile de déjouer ces techniques, qui faisaient partie intégrante de l’enseignement des sages. Lamia, de plus, soupçonnait sa grand-mère d’avoir développé une intuition qui dépassait la seule observation des signes minimaux. Aussi, Lamia décida de ne pas s’en laisser compter et répondit :

« Qu’est ce que ça change de baiser maintenant ou dans trois mois ? Qu’est ce que ça change pour toi que ce soit avec Paul ou Valérian ? Ça me regarde !

— Lamia, tu n’es pas n’importe quelle fille ! Tu as un destin qui t’attend, si tu arrives à canaliser ton énergie, il est possible que tu prennes ma succession.

— Je m’en fous du futur, ce que je veux, c’est vivre ! »

Sakhia regarda sa petite fille. Elle voyait au-delà de la rébellion, la blessure sous-jacente d’avoir été abandonnée. Elle percevait l’intelligence et la sensibilité exacerbée qui avaient donné cet esprit indomptable. Pour l’instant, ce pouvait être pris comme un défaut, plus tard, ce serait peut-être un marqueur de volonté et de personnalité. Elle se radoucit :

« Ma chérie, Valérian est venu à la maison, fou de rage après s’être battu avec Paul qui s’est vanté auprès de lui d’avoir pris ta virginité. »

Lamia recula d’un pas comme si elle avait pris un coup en pleine face. Sakhia la retint par la manche et lui dit :

« J’ai dit à Valérian que Paul ne comptait pas. Il m’a dit le savoir mais que ça faisait mal quand même et que ça faisait mal aussi à Paul, car il lui a cassé le bras. »

Lamia s’arracha à l’étreinte de sa grand-mère, et courut dehors.

Non seulement, Valérian partait en mission, non seulement elle n’était pas sûre de le revoir, mais en plus il doutais de son amour ! Quelle idiote ! L’impudente chercha le pendentif accroché à son cou et l’embrassa. Elle savait qu’il était inutile de se précipiter chez lui pour lui demander pardon. Il était bien trop tôt et ce serait ridicule. Et puis, en toute honnêteté, elle était bien contente que son artiste, malgré son flegme de guerrier, se soit enfin mis en colère au point de se battre pour revendiquer sa fierté de mâle outragé.

Related chapter

Latest chapter

DMCA.com Protection Status