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Valérian en expédition

Assis en tailleur, faisant face à la fenêtre qui donne sur l’orient, Valérian méditait en attendant l’aube nouvelle. Il avait passé une nuit agitée à penser à la trahison de Lamia. Il n’avait pu s’empêcher de l’imaginer en train de baiser avec Paul alors que lui mettait tant d’application à respecter les traditions. En même temps, c’était bien dans le caractère de Lamia de transgresser les règles. Il ne pouvait prétendre l’aimer et à la fois ignorer cet aspect de sa personnalité. Il distingua deux pensées en lui, l’une de basse énergie, qui l’entraînait dans les tourments de l’ego, et l’autre plus élevée qui l’emmenait vers plus de compréhension, d’acceptation.

Finalement, il avait donc pu s’endormir. Il s’était levé tôt pour préparer mentalement sa mission. Le soleil finit par dessiner sa silhouette immobile : respiration dans l’azur du matin frais.

Il se déplia lentement. Il ne croyait pas faire de bruit. Pourtant sa mère, Ahura, parut aussitôt dans l’embrasure de la porte.

Elle dissimulait mal son inquiétude. Valérian était son premier enfant. Ahura l’avait conçu avec un soldat de l’élite. Elle avait toujours été attirée par les hommes courageux, même si la majorité s’avérait trop rude pour son caractère sensible. Celui-ci lui racontait ses missions pour surveiller certaines bandes anarchiques et éventuellement aller au combat. Elle l’écoutait, admirative, raconter ses exploits, frémissait parfois et avait peur rétrospectivement pour lui. Un jour, Ahura s’était donnée à lui et Valérian était le fruit de cette nuit de passion.

Valérian s’était révélé être un enfant curieux ayant à la fois une sensibilité artistique très développée et le goût pour le combat. Mais Ahura avait bien vite remarqué que Valérian n’était pas intéressé par la bagarre brute ou la confrontation, mais par la maîtrise de soi grâce à l’exercice infiniment répété, le long apprentissage des techniques qui permettrait enfin de dominer l’adversaire. Au fond il ne pratiquait le combat qu’en recherchant la beauté du geste bien exécuté, qui chez lui semblait inné, pour en tirer le meilleur parti et subjuguer son adversaire.

Voyant cela, Ahura l’avait dirigé vers la guilde des soldats et lui avait révélé qui était son père. Selon les règles, elle n’était pas obligée de le faire, car, dans leur société matriarcale l’éducation était de la responsabilité exclusive de la femme. Mais elle se disait que ce serait bien que Valérian profite de son expérience. En outre, même si elle avait eu beaucoup d’amants, Markus avait toujours gardé une place à part, car elle avait appris à le connaître, l’admirer, l’aimer, et il lui avait donné son premier enfant.

Cependant les règles incitaient à ne pas entretenir de relation exclusive et encore moins possessive pour ne pas engendrer de tensions dans la communauté. Ainsi la femme pouvait voir son amant la nuit, mais il ne pouvait demeurer chez elle. Ils pouvaient bien sûr se fréquenter à l’extérieur. En aucun cas l’amant ne pouvait recevoir chez lui. Cela favorisait des relations qui gardaient toujours une certaine distance émotionnelle, un détachement qui apprenait à aimer plusieurs partenaires. Et en dernière analyse, une société où les désirs pouvaient s’épanouir dans le respect mutuel. Les relations fusionnelles étaient mal vues, considérées comme immatures voire malsaines.

Par contre le lien entre la mère et les enfants était toujours aussi fort.

Ahura avait préparé le sac standard des éclaireurs, le minimum vital pour survivre et ne pas être gêné dans ses mouvements. À force de côtoyer des soldats, Ahura mettait son amour et son attention dans cette activité simple. Son cœur était blessé de voir son ancien amant et son fils partir ainsi sans certitude de les voir revenir saufs.

Valérian avala un déjeuner assez léger. Son ventre était noué, car il se rendait compte des dangers de sa mission. Dans la cour intérieure de l’immeuble où ils logeaient, dans le seizième arrondissement, revêtu de sa tenue de camouflage, il exécuta le kata du serpent. Sous les yeux de sa mère attentive et dans la froidure de l’aube, il enchaîna les mouvements souples, sinueux, sans à-coups. Fluidité silencieuse, le kata est la forme physique de l’esprit qui devait marquer les membres du commando pour leur permettre d’atteindre une forme de discrétion voire une complète invisibilité tout au long de leur mission. Se fondre dans la nature et se faire observateurs impavides. Il y avait fort à parier que Markus et Nexa effectuaient le même rituel. Exercice de grande concentration, idéal pour installer la sérénité.

Valérian termina le kata dans la position par laquelle il l’avait commencé et salua les dieux inconnus.

Il prit son sac sur son dos et vint vers sa mère, qui l’embrassa assez rapidement, tant il leur était douloureux de s’attarder. Ses frères et sœurs dormaient encore. Seule sa mère, qui faisait partie de la guilde des sages, était au courant de sa mission. Il était normal que Valérian disparaisse ainsi certains matins sans prévenir et que le jeune homme revienne un soir saturé de fatigue et de nervosité par les épreuves qu’il avait vécues.

Il se rendit rapidement à l’armurerie qui se trouvait dans l’ancienne caserne des pompiers, située rue du roi de Sicile, non loin de la maison de Lamia. Il eut une pensée rapide pour elle mais ne s’y attarda pas, ce n’était pas le moment.

Devant la porte massive de l’ancien hôtel de Chavigny transformé en caserne puis en armurerie, attendaient deux silhouettes diamétralement opposées : la silhouette râblée et musculeuse de Markus et celle longiligne de Nexa. Valérian quant à lui se distinguait par une taille assez grande, plus d’un mètre quatre-vingt-dix mais avec une musculature sèche qui l’aidait beaucoup quand les expéditions étaient longues et éprouvantes.

Il échangea la poignée de main rituelle avec Markus, bourrade sur leurs épaules respectives, bises de fraternité, et procéda de même avec Nexa. Peu de mots échangés. Il aimait bien Nexa et s’avouait une certaine attirance pour elle. Ces longs cheveux bouclés auburn, ses yeux en amande, un visage très fin, et de petites rondeurs émouvantes. Parfois lors de leurs entraînements de lutte, il éprouvait un plaisir à combattre avec elle qui n’était pas lié seulement à celui de la lutte. Mais tous deux agissaient de concert, afin de ne pas faire déraper l’exercice. Cette rigueur faisait également partie de l’apprentissage du jeune homme, car le moindre manquement serait certainement sanctionné, jusqu’à lui interdire l’accès au corps des éclaireurs. Quand Valérian aurait dépassé le stade du noviciat, alors Valérian et Nexa pourraient s’autoriser les libertés les plus enivrantes. Et il serait déclaré admis au retour de leur mission. Tous les fantasmes étaient donc permis.

Ils entrèrent dans la cour du fastueux hôtel qui, d’après la guilde des gardiens de la mémoire, datait du XIIIe siècle. Ils grimpèrent l’escalier en colimaçon et arrivèrent près de l’armurier. La possession des armes était soigneusement contrôlée et limitée à certaines catégories comme celles des chasseurs, des soldats, des bourreaux. L’arsenal se constituait d’armes blanches (coutelas, lances, épées) et d’armes de jet (arcs, javelots). Toutes les armes d’avant la Guerre Ultime étaient hors d’usage, et de toute manière même si on en retrouvait en état de marche, il était tabou de les utiliser. Les éclaireurs avaient droit à des poignards et des arcs, qui leur servaient surtout pour la chasse. L’armurier nota leurs emprunts dans un cahier et leur souhaita bonne chance.

Ils allèrent prendre leurs chevaux qui devaient les emmener jusqu’à la cité en ruine de Clermont-Ferrand. Pendant qu’ils trottaient tous les trois de front vers le sud de Paris, Markus leur parla de leur mission. Ils mettraient quelques jours avant d’atteindre la ville et ensuite s’infiltreraient à pied dans le massif volcanique. Sur leur passage, les gens leur faisaient des signes d’encouragement. Ils n’y répondaient pas, trop concentrés sur leur sujet, ce n’était pas du tourisme. Mais le soutien affiché de la communauté leur faisait plaisir. Ils regardaient les artisans qui travaillaient le bois ou le métal, les hommes et les femmes qui allaient nettoyer leur linge aux lavoirs en bord de Seine, des scènes quotidiennes et paisibles qui pouvaient se trouver menacées par la nouvelle expansion des extraterrestres.

Valérian n’en avait jamais rencontré. Mais sa détermination était grande, il en est souvent ainsi quand on a l’impression que notre destin personnel s’incline devant celui de la communauté, quand elle s’appuie sur des valeurs qui nous transcendent.

Pendant que Markus leur exposait les dangers probables de leur itinéraire, Valérian observait son père, ses gestes calmes, son regard limpide, dénué de doutes. Il sentait la colonne de force de Markus qui vibrait et se communiquait au petit groupe. Ils traversèrent de nombreuses voies ferrées hors d’usage. Bientôt Paris et sa banlieue se trouveraient derrière eux, pensa Valérian avec un pincement au cœur.

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