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LES -PENSIONNAIRES DES DERNIERS JOURS

On appelle cet endroit le Château des Heures Comptées. Enfin, ça, c’est le nom que lui donnent ceux qui n’y habitent pas. Quant à nous, ses bienheureux résidents, nous l’appelons le Château d’Urgis.

Nous ne sommes pas bien nombreux à y loger, et au train où nous allons, ses chambres ternes seront bientôt désertes pour de bon. Les heures du Château même sont comptées, tout autant que les nôtres. Perché sur son promontoire rocheux au creux des Congères, il accueille maintenant ses derniers pensionnaires, la petite commune d’Urgis n’ayant plus les moyens de le maintenir en état. Il tombe en ruines comme nous, et comme nous il se vide peu à peu : une poignée d’octogénaires en partance, presque autant d’aides-soignants échoués là on ne sait comment, deux médecins qui se relaient, et puis les balayeurs, ces foutus balayeurs de misère… Quand les uns seront morts et les autres affectés en quelque établissement moins glauque, seuls les derniers hanteront encore les lieux. Ou peut-être se dissiperont-ils purement et simplement, comme le font les mauvais rêves ordinaires. À vrai dire, j’aimerais mieux ça. L’idée que ces lugubres rôdeurs de couloirs doivent me survivre m’est de plus en plus pénible à supporter.

Depuis la fenêtre de la bibliothèque – où je passe l’essentiel de mes journées –, on voit le village d’Urgis, en bas, dans la vallée, accroché au convoi immobile des montagnes, semblant chercher refuge auprès d’elles. C’est exactement ce que j’ai fait, d’ailleurs, en venant m’enterrer dans cette région reculée : demander la protection et l’oubli de la rocaille, m’abriter derrière la vaste muraille crénelée des Congères. Là où aucun de mes anciens compatriotes ne songerait à venir me dénicher.

Quarante-sept ans d’exil… quarante-sept ans de ce purgatoire, pour finalement atterrir au Château, qui n’est jamais qu’une autre espèce de purgatoire. Un purgatoire en pantoufles et robe de chambre, mais qui n’en reste pas moins ce qu’il est. Les jours que l’on y passe s’achèvent comme les lampes s’éteignent l’une après l’autre, à la tombée de la nuit, dans la maison d’un enfant qui a peur du noir.

Le seul endroit où je me sente presque bien, c’est ici, entre ces étagères de livres rassurants, même si elles tendent à se dépeupler depuis quelque temps. Libraire pendant une douzaine d’années, forcément, ça laisse des traces. C’est la seule pièce où je me sente à peu près dans mon élément. Passé quatre-vingts ans, en général on ne se sent plus dans son élément que dans son lit, mais comme bien des gens de mon âge, je m’efforce de l’éviter autant que possible, parce que c’est très certainement là que je mourrai. Et parce que j’aurai quatre-vingts ans demain.

La bibliothèque est assez spacieuse, quoique fort décrépite, et j’y meuble mon temps perdu en faisant les cent pas pour m’exercer, ou en relisant mes romans préférés de Gilles Berne : Le Désert de Basalte, Ouragan en Mer des Épaves, La Course à la Lune, Le Marcheur des Steppes… J’ai vécu plus de choses avec ces amis d’encre et de papier qu’avec la plupart de mes « amis » de chair et d’os. Excepté Luron, peut-être. Mais aujourd’hui, ce sont les seuls amis qu’il me reste. Ceux qui parlent et qui respirent durent moins longtemps. On ne les emmène pas avec soi jusqu’au Château d’Urgis.

Heureusement, il y a René. Bien sûr, les aides-soignants font leur possible pour être agréables : ils nous font la conversation en nous lavant ou en changeant nos draps, et ils nous déposent de temps à autre un petit chocolat sur notre plateau-repas, à côté de nos trente-sept pilules de toutes les couleurs. Certains vont même jusqu’à nous écouter ressasser nos souvenirs embrumés (souvent à moitié inventés, voire un peu plus) pendant leurs heures de pause. Leurs intentions sont louables, mais le triste fond de l’histoire est qu’à partir d’un certain âge, on ne s’entend à peu près bien qu’entre vieux. Et encore, il faut aussi que nos humeurs en dents de scie et nos délires gâteux coïncident.

Avec René, c’est quasiment l’osmose : sans famille, grognon, rabougri et fripé, il a tout à fait l’air d’un Lucien Agravelle en second (même si, ici, personne ne me connaît sous ce nom-là), à la différence près qu’il n’a plus l’usage de ses jambes. Moi aussi, je végéterai dans un fauteuil roulant, d’ici quelques mois, ou quelques semaines, lorsque ma canne ne suffira plus à me soutenir. Si j’ai la chance inestimable d’arriver à me traîner jusque-là.

Ce n’est pas son grand âge qui lui a enlevé ses jambes : c’est la guerre. René a pris part à la grande expédition contre les Solymes il y a un demi-siècle, celle-là même à laquelle j’ai échappé en traversant l’épais rideau des Congères. Curieuse ironie du sort, qui nous amène tous deux à finir nos jours au Château d’Urgis, lui le vétéran mutilé, et moi le traître indemne dont on a oublié le nom.

Quelquefois nous en rions, lors de nos longues et lentes promenades dans les couloirs vides, tous deux cramponnés à son fauteuil que je pousse et qui m’empêche de tomber, et alors il me dit : « Bah ! Un estropié pour la patrie et un putain de déserteur ! Si on s’était rencontrés il y a cinquante ans, y a lourd à parier qu’on se serait entretués ! »

Il est probablement dans le vrai. Un coup de chance que nous soyons désormais l’un comme l’autre hors d’état de nuire. Nous ne sommes d’ailleurs plus en état de faire grand-chose, à part traîner nos carcasses grinçantes le long des corridors en faisant siffler nos bronches, avec l’allure ampoulée de spectres distraits qui auraient oublié de se délester de leur corps. Nous passons d’interminables après-midi à comparer nos misères passées, à nous raconter par le menu les défaites et les occasions manquées qui ont fait de nous les épaves que nous sommes. Et nous en rions. Que nous reste-t-il d’autre, à l’heure où le squelette que nous deviendrons bientôt remonte sous la peau pour faire saillir les côtes et les pommettes ? Nous rions du caquet hideux et vengeur de ceux que la vie a abandonnés.

Oui, nous avons bien des choses en commun. Mais surtout, surtout, René voit les balayeurs, lui aussi. Il les voit dans sa chambre, dans les couloirs, et aux toilettes. Il les voit même sortir des murs, parfois. Le jour où il me l’a avoué, j’ai failli le serrer dans mes bras. Jusqu’à ce moment-là, je m’étais cru seul à les voir, et je pensais devenir fou.

Il y a aussi Argus. Argus ne voit pas seulement les balayeurs : il les sent venir de loin. Personne ne sait vraiment ce qu’il fait ici ni de quel genre de chien il s’agit : la silhouette finement fuselée d’un lévrier, avec le poil hirsute d’on ne sait quelle espèce de berger. Il n’appartient à personne de connu. La plupart du temps, il erre aux abords du Château, et les aides-soignants le nourrissent, ou lui donnent abri les soirs de tempête, mais il disparaît le plus souvent à l’approche de la nuit pour dormir dehors ou dans quelque retraite secrète. Indépendant et affectueux, il ne manque jamais une occasion de venir nous tenir compagnie, comme s’il sentait que dans notre isolement nous sommes – d’une certaine façon – plus proches de sa condition que du reste du genre humain.

Argus est notre bon ami. Et nous l’aimons particulièrement, René et moi, parce qu’il possède cette étrange faculté de détecter les balayeurs et de les mettre en fuite. Pour une raison que nous ignorons, ils semblent avoir peur de lui. Les aides-soignants plaisantent souvent sur son compte, et disent de lui qu’il est sans doute la réincarnation de l’ancien comte d’Urgis. Qui sait ? Peut-être ont-ils raison. Peut-être est-ce là ce qui explique qu’il soit seul maître à bord entre ces murs délabrés. Peut-être est-ce là ce qui justifie son mystérieux ascendant sur ces créatures livides et menaçantes.

Ah, et puis, il y a Esther. Pour elle, tout a l’air d’être au mieux, en permanence : le Château d’Urgis, c’est les vacances à la plage, et quatre-vingt-quatre ans, c’est la sinécure. On pourrait presque la trouver sympathique, si elle n’affichait perpétuellement cette bonne humeur éreintante. Il y a des gens comme ça, qui s’évertuent à prendre l’air affable, et arborent un sourire bénin en toutes circonstances, quelles que soient les épreuves que l’existence a pu leur infliger, intimement convaincus qu’en agissant ainsi, ils communiquent à leur entourage un peu de leur sérénité postiche, des « ondes positives », une espèce de confiture émotionnelle au rabais, que sais-je ? Le fait est qu’au final, ils ne vous communiquent rien du tout. Bienveillants au possible, ils se persuadent que leur placidité bovine vous aide à relativiser face aux coups du sort, et vous encouragera à les imiter. Comme s’il y avait quelque chose de soulageant, pendant que le navire coule, à voir que certains sombrent avec le sourire. Personnellement, je puise davantage de réconfort dans un seul soupir de René que dans toutes les risettes d’Esther : en voilà un, au moins, me dis-je quand je l’entends gémir, qui a l’air de déguster autant que moi.

Pourtant, Esther n’est pas désagréable, du moins pas systématiquement. Elle est même plutôt discrète : il m’arrive de passer des journées entières sans la voir. Il paraît qu’elle consacre l’essentiel de son temps à peindre, ce qui tient du prodige, quand on sait que ses mains tremblent au moins autant que les miennes et qu’elle est presque aveugle. C’est peut-être pour cette raison qu’elle ne voit pas les balayeurs. Ou alors, elle fait semblant. D’après les aides-soignants, ses tableaux valent encore le détour, mais on sait bien qu’ils diraient n’importe quoi pour nous faire plaisir, les braves bougres. Elle m’invite régulièrement à venir voir ce qu’elle peint, comme si ça pouvait m’intéresser.

Rien de nouveau ne m’intéresse plus. Je ne fais plus que relire les livres que j’ai aimés. La seule idée d’en commencer un nouveau suffit à m’épuiser.

Esther est pleine de petites attentions inutiles envers chacun des résidents, compliments absurdes, bouquets de fleurs du jardin, et toutes sortes de petits cadeaux saugrenus. Ce matin, par exemple, elle est venue me voir dans la bibliothèque pour m’offrir un vieux billet de train corné, sous prétexte que mon anniversaire tombe demain (n’espérez surtout pas garder un secret avec ces commères d’aides-soignants, pas moyen d’être mystérieux deux minutes). C’est l’intention qui compte, naturellement : il n’y a pas de boutiques de cadeaux ou de souvenirs aux alentours du Château. Le Château des Heures Comptées est l’endroit où les souvenirs se perdent. J’ai poliment refusé, mais elle a insisté, prétextant la valeur supposée inestimable du bout de carton, disant qu’il s’agissait d’un cadeau très précieux, qu’elle avait elle-même reçu il y a fort longtemps. Ah, ce que l’âge fait de nous. Est-ce que moi aussi, je vais devenir comme ça ? Mon second refus a été plus énergique. Je ne voulais pas entretenir la pauvre Esther dans l’illusion que son petit bout de papier froissé constituait un trésor sans pareil.

Ce qui ne l’a pas empêchée de le glisser dans le tiroir de ma table de chevet, un peu plus tard, à mon insu, comme je devais le découvrir en regagnant ma chambre.

Une ou deux fois par semaine, elle emmène René faire une promenade dans les jardins du Château. Les jardins sont immenses, et en faire le tour complet prend souvent plus d’une heure. Je ne sais pas où elle trouve toute cette énergie. Il m’arrive de me joindre à eux, vers la fin de leur excursion. Dire qu’il fut un temps où j’étais grand marcheur…

L’autre jour, nous étions assis tous les trois sur les bords de l’ancienne fontaine, dans la cour intérieure, à l’arrière des bâtiments. Tout à coup, elle s’est levée et s’est mise à tourner autour du bassin ébréché en traînant les pieds dans le tapis de feuilles mortes. J’ignore à quel point René est devenu sourd, mais pour ma part, je ne supporte pas ce genre de crissement, et je l’ai clairement fait savoir.

« Désolée, Lucien, m’a-t-elle répondu. Tant que je suis sur la Terre, j’ai envie d’entendre ses bruits. »

Puis elle est sortie du tapis de feuilles pour revenir s’asseoir à côté de moi en silence.

Elle a dû être très belle.

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