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Chapitre 4 : Un nom qui fâche

     Un peu abasourdi par ses changements d’humeur, Pierre lui emboîta le pas en se demandant si elle faisait exprès de se comporter de façon si ambiguë. Mais hors de question qu’il l’abandonne dans l’ascenseur, déjà pris d’assaut par une horde de clients pressés de regagner leur logis. Tassés l’un contre l’autre entre un monsieur bedonnant presque aussi chargé que la jeune femme et une vieille dame qui, très sournoisement, jouait des coudes pour conserver le plus grand espace vital, ils atteignirent le sous-sol.

     D’un geste, Pierre désigna sa voiture garée à peu de distance. Une veille Land Rover qui ne payait pas de mine, mais d’une robustesse à toute épreuve lorsqu’il s’agissait de s’engager dans les chemins de terre que l’obligeait parfois à emprunter sa profession.

     Serviable, le jeune homme déverrouilla le coffre pour décharger l’inconnue, qui avait jusque-là refusé qu’il porte quoi que ce soit. Une fois les paquets correctement rangés, il la contourna pour rejoindre l’avant du véhicule.

     — Montez, l’invita-t-il en lui ouvrant la portière.

     La jeune femme retrouva le sourire. Un peu de galanterie dans ce monde de brutes n’était pas pour lui déplaire. Dans son royaume, le manque de courtoisie allait plutôt de pair avec ses frères et sœurs maléfiques. Et encore, dans leurs bons jours, ceux-ci étaient tout à fait capables de faire preuve des plus exquises manières. Les fées avaient en outre droit aux plus hauts égards, ceci d’ailleurs quel que soit leur sexe. Ce qui, elle devait bien l’admettre, donnait parfois lieu à des situations figées dans une politesse qui s’éternisait.

     Absorbée par la nostalgie, elle ne reprit pied avec la grisaille de sa nouvelle réalité qu’une fois que le bel inconnu la rejoignit dans la voiture. Elle lui avait donné son adresse en sortant de l’ascenseur, mais alors qu’il mettait la clé de contact, elle réalisa qu’aucun des deux ne s’était encore présenté.

     — Je m’appelle Gaëlle. Gaëlle Litiobas, précisa-t-elle, en utilisant le nom d’emprunt qui lui permettait de vivre selon les normes humaines.

     — Et moi, Pierre Desteix, répondit-il en tournant la tête vers elle, l’esquisse d’un léger sourire sur les lèvres lui donnant un charme en diable.

     Mais, pour Gaëlle, le charme de ce sourire se rompit à l’énoncé de son patronyme. Elle faillit s’en étrangler. Pas étonnant que sa physionomie lui rappelle vaguement quelque chose ! Si elle se trouvait actuellement prisonnière de ce monde de fous, c’était à cause de lui. Ou plutôt, du geste qu’elle avait eu en sa faveur un soir de Noël, vingt-et-un an plus tôt. Ce qui franchement revenait au même.

     Il l’avait condamnée à vingt-deux ans d’errance parmi les humains. Il lui restait encore une année entière, jour pour jour, à supporter leur vie infernale. Trois cent soixante-cinq jours de galères et de frustrations. Bon, ce n’était pas les cent Noëls exilés sur la banquise qu’elle redoutait, mais tout de même !

     Vingt-deux ans… Vingt-deux ans privée des siens et de sa vaste demeure, installée au cœur d’un champ de fleurs recouvert par une première neige qui ne détruisait rien. Vingt-deux ans loin du climat changeant et pourtant doux de Féérie, de ses vastes forêts, de ses animaux mythiques et des diverses races pétries de magie qui peuplaient les Neuf Royaumes. Même si elle possédait toujours ses pouvoirs, il lui tardait de retrouver son pays. Ah ! il se passerait du temps avant qu’on la reprenne à accorder une faveur de trop à un enfant. Foi de Petite Fée de Noël, elle s’en tiendrait dorénavant à ses prérogatives.

     La singularité de cette rencontre lui apparaissait dans toute son ironie. Que devait-elle faire pour soulager la pointe d’amertume qui la rongeait parfois ? Sortir de cette voiture en claquant la portière sans une explication ? S’arranger pour gâcher sa veillée de Noël ? Le changer en petite souris ? Elle ne savait pas encore à quelle sauce elle allait le manger, mais son exil valait bien une petite compensation.

     Cependant, alors qu’elle passait en revue ses griefs, la fée qui sommeillait en elle se rebiffa contre cette bouffée d’aigreur, bien loin de sa nature véritable. Son immobilisation forcée sur Terre finissait par enlaidir le meilleur d’elle-même. Contre toute espérance, elle venait de retrouver son Passeur et, même s’il ne servirait à rien dans ce monde décadent, c’était un cadeau inestimable que lui offrait le destin.

     Les fées avaient toujours entretenu les meilleurs rapports avec lesPasseurs, allant parfois jusqu’à nouer avec eux des relations bien plus qu’amicales. Et la vérité l’obligeait à admettre qu’elle s’ennuyait. Alors, même s’il ne pouvait pas la reconnaître, partager un peu de son temps avec lui la rapprochait à son insu de ce qu’elle était réellement. Et puis, elle devait admettre qu’il était devenu vraiment craquant. Attendrie par le souvenir du petit garçon d’autrefois, séduite par l’adulte qu’il était à présent, elle décida de prolonger ces retrouvailles inattendues.

     Douché par la beauté du regard vert pâle qui venait une nouvelle fois de virer à l’orage, Pierre se retint de lever un sourcil déconcerté. Quelle mouche piquait donc encore sa passagère ? Puis, brusquement, l’air bougon de la jeune femme se mua en une sorte de satisfaction intéressée. Pour un peu, il aurait cru voir un éclat de gourmandise au fond de ses yeux. Son air lui évoquait l’idée d’un chat devant une jatte de crème. Il se savait beau garçon, il avait l’habitude que les femmes le suivent du regard, mais en ce moment, elle le dévisageait avec une telle insistance que c’en était gênant.

     — J’ai quelque chose sur la figure ?

     Tirée de son rêve éveillé, Gaëlle s’admonesta à plus de retenue.

     — Oui, juste là, se reprit-elle en lui enlevant un cil imaginaire au coin de l’œil. Il aurait pu vous gêner pour conduire. Ça ira mieux maintenant, acheva-t-elle, très contente d’elle-même, en s’installant confortablement sur le siège passager sans plus le regarder.

     Partagé entre l’amusement et le regret d’avoir cédé à l’envie d’aider cette charmante excentrique, le jeune homme démarra, préférant garder le silence. Elle était sans doute un peu zinzin. Le mieux était de faire abstraction de ses réactions.

   

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