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Les six reines du pêcheur

Accroupi sur le ponton, mes mains, creusées par le sel de mer, démêlent les fils de chanvre à l’aide d’un gros peigne en bois. J’entends l’eau qui bat contre les piles en bois. Le soleil tape sur mes épaules bronzées, laissées découvertes par mon marcel sali de sang des poissons. Autour de moi, l’agitation des pêcheurs règne. On s’interpelle bruyamment. On se raconte des histoires de pêches, on blague. Kusumo, mon meilleur ami, me hèle :

« Atmo, tu connais cette blague ?

— Quoi encore ?

— Allez fais pas ta mauvaise tête, écoute ça :

Un pêcheur rentre au port et raconte à ses collègues : Incroyable… Vous savez ce que j’ai rencontré ?

— Non.

— Une sirène !

— Ça alors ! Et comment nageait-elle ?

— Très mal, elle m’a fait une queue de poisson ! »

Depuis quelque temps, de sombres pensées m’agitent et je souris à peine. Mes mains déconnectées de mon cerveau qui rumine commencent à tresser une nasse. J’aspire la fumée de mon joint et essaie de me détendre. Je repense à la conversation que j’ai eue hier soir avec mon beau-père. Nous l’avions invité à manger chez nous comme souvent.

« Atmo, je ne veux pas de cette vie pouilleuse pour ma fille, tu m’entends ? »

J’avais regardé autour de moi, contemplant notre salle de vie vétuste et je comprenais ce qu’il voulait dire. Certes, il avait trop bu d’alcool de riz mais il disait la vérité. Je regardais Bambang – ma femme – ses longs cheveux noirs, ses grands yeux sombres en amande, sa bouche pulpeuse, sa peau de soie, ses seins comme des fruits gourmands, ses fesses comme des bons pains. Mais par-dessus tout, j’admire son visage qui respire l’intelligence et la douceur. Et comme écrin à cette beauté, je propose une misérable barcasse. Ma femme est superbe comme une perle perdue sur une plage de sable noir au milieu de détritus ramenés par la mer. Toutes les femmes l’envient pour sa beauté et nombreux sont les hommes à la désirer.

Bambang me regarda puis dit à son père :

« Arrête d’embêter Atmo, je ne suis pas une reine ni une princesse, je suis une fille de pêcheur, non ?

— Mais Bambang, tu as étudié, tu es belle comme une fleur de frangipanier, je ne veux pas te voir pourrir sur cette jonque humide ! »

Les yeux de mon beau-père injectés de sang larmoyaient. Il a perdu sa femme qu’il aimait passionnément il y a quelques années et, depuis, il reporte tout son amour sur sa fille qui n’en demande pas tant. Les rides de gaieté autour de ses yeux se sont muées en rides de tristesse.

Mes poings s’étaient serrés d’impuissance et je ne pouvais lui en vouloir, car j’étais d’accord avec lui. À la lueur de la lampe à pétrole qui se balançait doucement au rythme des vagues, nous formions une famille de pêcheurs comme il en existe tant d’autres sur l’île de Pulau Simaline, petite île perdue à l’ouest de Sumatra et tellement insignifiante qu’elle n’apparaît pas sur les cartes du monde ni même d’Asie. Déjà que Sumatra n’est pas riche, mais nos conditions de vie, ici, sont encore plus rudimentaires.

« Atmo ! Viens manger, c’est prêt ! »

La voix de Bambang m’arrache à ma rêverie désabusée. Je saute sur notre modeste jonque vieille de trois générations. Elle a préparé une fricassée de petits poissons accompagnée d’un bol de riz gluant comme je l’aime. Les jambes croisées, assis à même le sol sur une natte en osier, nous mangeons. Seul le claquement des baguettes anime notre conversation. Bambang m’observe puis finit par dire :

« Tu sais, à Sumatra, il y a un très riche Chinois…

— Et ?

— Et il aime certaines choses qu’il est prêt à payer très cher parce qu’elles sont rares.

— Que veux-tu dire par là ?

— Je veux dire qu’il sait apprécier la beauté féminine. »

Par ces quelques mots, Bambang, une fois de plus souligne mon échec à assurer un niveau de vie convenable. Je lui en voudrais presque d’être aussi belle et aimante, car j’en viens à me dire que je ne la mérite pas. Non que je sois choqué par son idée, je ne suis pas jaloux et je sais que Bambang m’aime. De plus, elle ne me surprend pas. À l’époque où j’ai connu Bambang, elle avait une relation solide avec un autre homme. Mais on ne commande pas les sentiments n’est-ce pas ? Et nous nous étions vus régulièrement et discrètement. La tromperie rendait les choses passionnelles et nos étreintes intenses. Et maintenant, on peut dire que la routine et un quotidien plus que humble nous ont rattrapés. Tout ça pour dire que Bambang n’est pas un modèle de vertu et même si elle est aimante, elle n’a pas froid aux yeux. Je le sais et ça me convient comme ça. Tant qu’elle m’aime. Par association d’idées, je lui réponds :

« En parlant de Chinois, ça me fait penser à cette histoire d’un Chinois qui avait payé une fortune pour un aphrodisiaque légendaire. On lui avait fait croire que c’était la queue d’une sirène.

— Atmo, je suis sérieuse ! Tu crois vraiment qu’on peut se faire de l’argent en trompant un Chinois avec une fausse queue de sirène ! Parfois, je trouve que tu es complètement à côté de la plaque ! »

Je savoure la chair du poisson qui croustille sous mes dents. Les idées en moi volettent. Bambang continue de mastiquer en silence en me jetant des regards noirs. Quand ma femme s’enflamme ainsi, je la trouve encore plus attirante. Elle aussi rêve d’une vie meilleure avec une jolie salle de bain et une télévision comme elle me l’avoue parfois le soir avant de dormir. Peut-être songe-t-elle à l’impensable. À monnayer son corps.

Après manger, comme nous le faisons souvent, nous nous roulons un spliff. Bambang enlève son débardeur décoloré révélant ses seins bien fermes qui rebondissent. Je l’imite en enlevant mon marcel et nous allongeons sur la paillasse qui nous sert de lit. Je l’entoure de mon bras, elle s’étend à côté de moi. Ses cheveux me chatouillent la joue tandis que ses pieds s’accolent aux miens. Béats, Nous nous échangeons en silence le joint en tirant de grandes bouffées.

Par la lucarne, j’observe les nuages blancs et les oiseaux dans le ciel. Le bleu me paraît d’une profondeur insondable. Il fait beau, j’irai peut-être pêcher cet après-midi. La main de Bambang se glisse sous mon pantalon thaï. Je durcis immédiatement, tellement je suis habitué à ce rituel récréatif. Elle vérifie que je bande bien puis humecte sa main de salive. Elle revient vers mon pénis et me branle doucement comme si elle était inspirée par le flux et le reflux des vagues qui bercent notre bateau. Je dénoue mon pantalon, soulève mes fesses et le tire. Bambang se colle à moi et ses lèvres de petite salope serpentent sur mon torse. C’est comme si un dragon réchauffait tout mon être.

« Viens-là ma salope. »

Elle aime quand je l’appelle comme ça quand nous faisons l’amour. Elle me dit qu’ainsi je n’ai pas besoin de putes. Elle remplit tous les rôles. Je pense que c’est fondamentalement vrai.

C’est le bonheur, non ?

Je crois bien que c’est ce qui sauve notre vie, le sexe, l’amour et peut-être un peu la drogue. Pourtant, je sens bien que ça ne suffit plus. Même si des ondes de plaisir m’envahissent. C’est étrange comme sensation de planer et en même temps d’être branlé. Toutes les sensations sont exacerbées et le plaisir se constelle en gouttelettes infinies. Par contre le flot des pensées ne s’arrête pas, bien au contraire.

Les cheveux de soie de Bambang balaient ma peau nue. C’est excitant de considérer une telle beauté qui met autant d’application pour me faire jouir. J’en profite honteusement en appuyant ma main sur sa tête l’incitant à se diriger vers ma queue ce qu’elle accepte sans broncher. Je me demande aussi finalement si ça ne lui plaît pas que je la traite ainsi sans aucun égard, si ça ne l’excite pas au fond de jouer la « salope ». Salope pas si salope puisque évidemment, elle prend soin de son homme. La bouche de ma femme finit par enserrer ma queue. Un instant je me demande : pourrait-elle pomper un autre homme contre de l’argent ?

Dans un éclair, je me revois dans un bordel de Medan1. Je n’aime pas baiser avec une prostituée, ma femme est largement meilleure. Baiser sans sentiment n’apporte rien et l’acte devient mécanique et dénué de sens. À la fin, on se sent minable. Par contre les professionnelles du massage comme cette fille – comment s’appelle-t-elle déjà – qui m’avait entraîné dans sa cabine à l’ambiance intime, le moment avait été divin, un corps à corps huileux et voluptueux qui s’était terminé par une fellation diabolique.

Je gémis. Bambang gobe, lèche et pompe, et me branle de temps en temps de manière à ce que mon sexe grandisse le plus possible et que le foutre s’accumule. Je pense encore vaguement à cette masseuse. Ma femme est entre mes cuisses et me regarde de temps en temps sans sourire, la pointe de la langue s’amusant avec mon gland. C’est toujours aussi bon. Ses yeux noirs profonds attisent ma perversité. Vas-y ma chérie, suce-moi. Les cris des oiseaux envahissent mon esprit tandis que le bateau roule comme en pleine tempête.

Le sperme monte comme une vague irrépressible et j’explose dans sa bouche dans un grand cri. Elle me boit avec avidité.

Peu après, je me lève d’un pas vacillant, le corps en sueur, la bouche qui salive. J’ouvre la porte des toilettes.

Assis sur mon trône, un simple trou dans une planche en bois qui donne sur la mer, je me concentre pour libérer l’étron qui emplit mes entrailles. Les jointures des planches du cabinet me semblent d’une épaisseur incroyable que bizarrement je n’avais jamais remarquée auparavant. Je suis attentivement le trajet des lignes et me perds dans leur tracé géométrique. Je m’arrache à ma contemplation. Hébété, je tends une main mal assurée vers mon livre de toilettes : « Les portes d’Euphoria », un livre étrange et malsain que sans doute un touriste occidental, égaré sur notre île, a oublié sur le ponton il y a de cela quelques années. Il évoque des créatures funestes et maudites. Pour tout dire ce livre exerce une influence maléfique et plus encore maintenant où mon esprit est à deux doigts du ravin qui l’engloutira. Et des illustrations, quoique morbides, le parsèment de leur beauté noire. Je feuillette et tombe sur une histoire de sirènes. Je fixe les corps tentateurs. Stupéfait, je contemple une carte sur laquelle je reconnais une île non loin de Sumatra. J’entends des mélopées, des litanies en sourdine. Des chuchotements lancinants s’insinuent dans mon esprit : « Viens Atmo, viens… » Les ondines sont sorties du livre et ricanent autour de moi. Je regarde leur queue et je pense à l’aphrodisiaque légendaire. Rira bien qui rira le dernier. Le rythme des percussions se confond avec les battements de mon cœur aussi assourdissants qu’un tambour. Il est dit que les sirènes piègent marins et pêcheurs à l’aide de leurs hameçons enivrants et de leurs chants démoniaques. Je referme brutalement le livre pour m’extraire de cet enchantement. Il faut que je parle de cette histoire à Bambang, peut-être sera-t-elle de bon conseil. Je pousse bien fort et enfin, expulse le bronze dans un « plouf » retentissant.

Bambang est partie au royaume des rêves enfumés. Je monte sur le pont de notre jonque et descend prudemment l’échelle en corde qui mène à ma petite barque de pêcheur.

Debout, les jambes écartées, sous le soleil cuisant de l’après-midi, je pilote mon embarcation dont le moteur pétaradant harcèle mes oreilles. Les reflets de la mer achèvent de m’envahir d’illuminations tandis qu’au loin le relief de la petite île se perd dans le bleu gris de la mer. Le sillon de la barque trace un chemin blanc au milieu de nulle part.

À la pointe de l’étrave, bientôt des dauphins viennent accompagner mon périple. En cet instant la mer est innocente et ne recèle aucun piège. Le cœur au bord des lèvres, je me précipite vers le bord et vomis le repas du midi. Bon sang, foutue herbe.

Les poissons inconscients de ma détresse se précipitent pour manger le reste du repas.

Hagard, je me demande si j’ai bien fait de sortir. Mais sinon que mangerons-nous ? C’est mon destin de travailler pour un gain de misère sans autre ligne d’horizon que celui de l’hameçon de ma ligne. Putain de ligne de vie aussi rectiligne qu’une histoire déjà écrite et sans intérêt.

J’ai pourtant essayé de m’instruire par moi-même en suivant des cours du soir une fois par semaine à Medan, histoire de trouver un travail à la ville. Mais par rapport aux jeunes citadins je ne faisais pas le poids. Mon passé de pêcheur presqu’analphabète m’a rattrapé. Je revois encore mon père qui m’apprenait tout de la pêche tandis que ma mère le disputait pour que j’aille à l’école. Pourtant l’instruction m’a appris des choses fondamentales, lire, écrire et surtout la lucidité sur ma condition. Alors je suis revenu à la pêche non par plaisir mais par résignation, comme un bagnard regagne sa prison à perpétuité.

La chaleur me frappe, je lance les filets. J’hurle aux dauphins de partir, je ne veux pas d’eux. Certains pensent que ce sont des sirènes mais moi je sais bien que ce n’est pas le cas. Les sirènes sont moins belles et moins intelligentes. Et elles ne font pas des cabrioles comme eux. Par contre, leurs queues se ressemblent diablement.

Je perds la notion du temps. Le bleu du ciel sans nuage me défie de trouver une solution. Incapable de me tenir debout sous le soleil de plomb, je m’allonge dans la barque tandis que les habitants de la mer entament une sarabande. Dansez mes amis et venez dans mes filets. Le balancement violent de la barque m’empêche de m’endormir.

Je me relève et entreprends de relever mon filet. Péniblement, je tire de toutes mes forces et le ramène mailles par mailles. Et je pleure de désespoir, je crie, je hurle ma rage, je maudis l’univers. Aucun poisson digne de ce nom. Que des détritus, une canette brillante de Budweiser entourée d’algues me nargue. Que du menu fretin. Depuis que ces enfoirés de japonais, d’européens et d’américains ratissent les mers avec leurs chalutiers industriels, attraper du gros poisson, c’est comme gagner à la loterie nationale. Je frappe jusqu’au sang mes poings contre le banc en bois de ma barque. Je n’ai même pas mal. Je suis né pauvre et le resterai jusqu’à la fin de mes jours. C’est donc ça qui est écrit ?

Soudain, un essaim de poissons volants fait entendre son bourdonnement. Je saisis vivement mon épuisette et piège les éclairs argentés au vol. Le fond de ma barque se remplit de corps frétillants. Esclave du bon vouloir du destin. Dans le placard situé en proue, je prends des morceaux de feuilles de cocotier et enveloppe mes prises pour assurer leur conservation.

Le soleil se couche sur l’horizon. Témoin passif de ma misère insignifiante. Le cœur lourd d’effluves noires, je contemple les reflets irisés et violacés. Les larmes salées perlent le long de mes joues. Tout s’effondre en moi.

Je tire le cordon du moteur qui met un certain temps avant de démarrer. Des nuages sombres s’accumulent et me font craindre un grain. Le vent se lève et siffle mes tourments. Dans l’écume des vagues qui se forment, hautes de plusieurs mètres, je distingue les visages avides des sirènes. Ne vous inquiétez pas mes amies, bientôt je vous rejoindrai.

Enfin, à force de franchir les collines liquides, j’entrevois la jetée où se brisent les vagues et le fanal de notre village. Dans l’anse calme, je glisse ma barque et rejoins ma jonque.

Les autres pêcheurs m’aident à acheminer mes pauvres prises vers les chambres à froid collectives qui se situent au centre du village. Demain, ma cargaison sera vendue sur le marché de Medan. Je ne gagnerai guère plus qu’une poignée de rupiah. Les épaules voûtées, je rentre. Ma silhouette efflanquée se détache dans l’ombre mourante du jour.

Les fenêtres éclairées de la jonque m’accueillent et me mettent du baume au cœur. Parfois j’ai honte de me présenter aux yeux de Bambang. Pourtant je ne lis jamais aucun reproche dans ses yeux mais sans doute suis-je mon pire juge.

Elle a revêtu une petite robe noire en coton que je lui ai offerte il y a quelques années, révélant généreusement ses jambes bronzées. Ce vêtement modeste mais joli me rappelle l’époque, peu après notre mariage, où nous avions encore le regard rempli d’espérance. J’essayais de combler Bambang d’attentions pas forcément coûteuses, des fleurs, des plateaux de fruits de mer que je lui préparais. Quand le mal a-t-il commencé à s’infiltrer dans notre foyer ? Peut-être quand nous nous sommes rendu compte que nous ne pouvions avoir d’enfant. L’argent nous est alors apparu comme le seul moyen de nous combler, de nous élever au-dessus de notre condition.

Pourtant n’est-ce pas le livre « les portes d’Euphoria » qui m’a soufflé l’idée de la drogue pour m’offrir des paradis illusoires ? N’est-ce pas lui qui a offert à mon imagination la vision de transes extatiques où nous nous oublierions ? Je me revois en train de lire, fasciné, ces histoires de rituels d’adoration de divinités sombres, d’ingestion de substances hallucinogènes qui transportaient dans une autre dimension les fidèles serviteurs. Et voici que je contemple le résultat. Je regarde Bambang.

Ses yeux, à cause du joint, sont injectés de sang tout comme les miens je suppose. Elle discerne vite mon air abattu et me prend dans ses bras.

« Je t’aime Atmo, tu le sais. »

Je sanglote dans ses bras comme un pauvre dément. Dernièrement, il m’arrive de plus en plus souvent de craquer. Car je ne vois aucune échappatoire à notre misère.

« Moi aussi, je t’aime Bambang. » Et je la serre de toutes mes forces, comme si je me raccrochais à une bouée.

Après manger, nous débarrassons soigneusement et balayons notre pièce de vie. Bambang tire des rideaux rouges. Nous installons face à face nos deux banquettes en bois de rose, seuls objets un peu luxueux que nous possédons. Bambang prend dans un coffret trois bâtons d’encens de santal et s’incline dans les quatre directions avant de les planter dans l’urne de sable qui se trouve juste devant la statue noire de Guanyin, la déesse de la compassion aux multiples bras. On dit que la déesse compte autant de bras que les rayons du soleil de manière à toucher tous les êtres vivants de sa bonté. Quant à moi, je n’en sens pas souvent la chaleur.

Sur la table basse, Bambang amène une lampe à huile qu’elle allume dans un silence religieux. C’est comme si elle s’investissait prêtresse. Puis elle ramène deux longues pipes. Je l’observe immobile, agenouillé. Elle pique une première boulette de chandoo2 qu’elle expose à la flamme. Une fois celle-ci convenablement chauffée, Bambang place la boulette dans le fourneau d’une pipe et me la donne en tendant les bras et en inclinant la tête vers moi d’une manière rituelle. Je la prends et m’allonge de côté sur la banquette, la tête tournée vers ma femme. J’aspire la fumée enivrante. Dans un voile de brouillard, je distingue Bambang qui s’allonge de l’autre côté de la table basse. La drogue a pris possession de nos vies. Dispensatrice de plaisirs salvateurs, nous sommes ses esclaves résignés. Bien des fois, nous avons tenté de nous soustraire à ses chants ensorcelants, nous avons toujours échoué à nous libérer.

Le noir tombe sur moi.

Je me réveille dans un état second. La lumière cramoisie de la pièce rend les événements encore plus étranges.

Bambang a laissé tomber la pipe à côté d’elle. Sa robe retroussée dévoile presque sa chatte. Une soudaine faim sexuelle m’envahit. J’en tremblerais presque de désir. C’est curieux, car normalement l’opium nous ôte toute envie de cette nature. Je pousse doucement Bambang qui ouvre les yeux. Ses grands yeux semblables à des lacs noirs absorbent toute la lumière du monde. Son visage me paraît d’une beauté surnaturelle. Elle m’enlace de ses bras et se frotte contre moi. Son sourire s’étire à l’infini tandis que je passe ma main dans sa longue chevelure noire. Elle se débarrasse de sa robe. Séductrice, magnétique, elle plonge son regard dans le mien et passe sa langue sur ses lèvres. Bambang me déshabille. Avec adoration, je passe derrière elle et caresse ses seins, son ventre, puis ma main glisse vers ses lèvres inférieures. Nous sommes tous les deux à genoux. J’ouvre bien les cuisses. Son dos se colle contre mon torse tandis que mon pénis durcit dans la raie de ses fesses. Elle s’accroupit puis s’arque contre moi et prend plaisir à faire aller et venir ma queue dans son pli accueillant. Mon chibre grandit de manière monstrueuse. Inconsciente de la taille de mon membre, elle continue de jouer jusqu’à ce que je présente mon gland à l’entrée de sa grotte soyeuse. Elle s’arrête, je la crois surprise. Mais non, elle prend ses fesses à deux mains, les écarte et bientôt me voilà enserré par la plus douce des chaleurs. Elle, dont le sexe est si étroit, se laisse pénétrer sans résistance ni douleur. Elle gémit tout en s’asseyant sur ma bite. Son corps ondule autour de mon lingam3. La frénésie monte en moi. La peau de son dos caresse celle de mon torse tandis que ses cheveux s’enroulent autour de moi comme un serpent diabolique de sensualité. Elle entoure ma nuque de ses mains comme si elle se raccrochait à une barre de Pole dance. J’enserre ses seins et les caresse suavement. C’est une lente danse qui nous possède et nous rend pareils à des dieux. Nos souffles s’harmonisent et je libère ma semence en un long soupir dans l’antre de mon aimée.

Dans ce rêve où tout semble facile et extatique, je lui parle de mon projet. Je vais chercher le livre démoniaque, « Les portes d’Euphoria ». Je l’ouvre et aussitôt les voix des sirènes, le ronflement des tam-tams envahissent mon esprit. Je montre la carte à Bambang qui, attentive, m’écoute et m’encourage avec ses yeux semblables à des puits où je me perds. Ma sirène aux longs cheveux noirs qui descendent jusqu’aux fesses.

Je me lève comme si je flottais dans l’air. Je gagne ma petite barque et lance le moteur. La nuit est éclairée par la pleine lune et les constellations aux dessins énigmatiques. Il serait vain d’essayer de déchiffrer un message dans cette voûte étoilée de même que le bleu du ciel de cette après-midi me renvoyait à mes suppliques sans réponses. Derrière moi, petit à petit, les lanternes du village disparaissent et je m’enfonce dans l’obscurité.

Me revoilà à chevaucher les montagnes du délire. La lune me dévisage vêtue de son manteau froid auréolé d’or et d’argent. Bruit incongru du moteur. Des méduses luminescentes portées par le courant forment un champ de fleurs lumineuses et magiques que l’étrave de ma barque écorche.

Dans le ciel, des écharpes à la grandeur cosmique de couleur rose, violette et verte ondulent, agitées par le vent céleste. C’est d’une beauté surréaliste et je me sens en harmonie avec la nature.

C’est un peu comme si la mer se retrouvait au firmament et que des serpents de mer colorés agitaient la surface de l’onde mystérieuse.

Je contemple la grosse boussole du bord et m’oriente vers l’anse aux sirènes laissant derrière moi toute rationalité. Dans mon esprit, les ondines d’Euphoria me subjuguent de leurs chants aux harmoniques infinies.

J’arrête le moteur et la barque continue sa course silencieuse avant de s’arrêter. Je me saisis de ma lampe torche. Dans un coffre de la barque, je prends ma lampe pour pêcher les poissons de nuit. Je l’accroche sur un des bords. Comme la baudroie, ce poisson hideux des profondeurs, je tends ma perche à l’hameçon éclairé et ouvre ma bouche aux dents monstrueuses. « Atmo, que crois-tu ? Tu ne mènes pas le jeu, nous sommes des sirènes. »

Tout d’abord, je ne vois que l’habituelle poiscaille qui frétille. Puis des tourbillons surgissent autour de ma barque et dans ces tourbillons, à la lueur de ma puissante lampe torche, je distingue le sommet de rochers. « Que veux-tu Atmo ? » sifflent les voix des sirènes lascives sur leurs récifs. Elles égalent par leur beauté Bambang. Dans l’obscurité, je discerne à peine leur queue de poisson contre-nature, ces monstres hybrides. Mon cœur à les entendre devient miel échauffé et déjà leurs bras se tendent vers moi pour m’entraîner dans les profondeurs obscures. De mes lèvres sortent des chants dans une langue inconnue que je ne me connais pas. Les sirènes, surprises, s’arrêtent et m’écoutent. Puis elles se joignent à mes chants et nous formons un chœur dans lequel nous perdons tout sentiment d’identité ou de dualité. Dans notre extase commune, tout s’illumine.

Les toits des tours d’un palais, des remparts de dentelle éclairent le fond marin.

« Je m’appelle Ashtia. Que veux-tu Atmo ? » me demande une sirène au regard envoûtant comme si elle était prête à m’offrir toute la tendresse de l’univers. Mon cœur se gonfle et ma tête aurait envie de lui répondre : « votre queue ». Mais je reste lucide et lui réponds : « la richesse ». C’est le mal qui nous ronge, pauvre humanité. Mon cœur éclate comme une baudruche percée. « Viens dans mon palais merveilleux, Atmo, il recèle des trésors et des gemmes précieuses ». Sa voix délicieuse me pénètre et affaiblit ma volonté. Elle me tend les bras, et comme un enfant retrouvant le sein maternel, je plonge vers elle.

Ashtia la douce m’enlace et mes bras étonnés entourent son corps mi-femme-mi-poisson dans la tiédeur de l’océan. Les écailles lisses comme la soie brillent de mille feux. Elle m’embrasse et m’entraîne collée à elle vers les profondeurs. Son haleine parfumée me vivifie et curieusement je ne sens pas la pression de l’eau sur mes tympans. Sa queue semblable à celle d’un dauphin nous propulse vers l’édifice merveilleux. Les murailles ne sont pas de pierre mais c’est un chatoiement de coraux rouges, jaunes, roses, violets qui les parent de multiples couleurs. Des crabes géants taillent à coups de pince les contours du palais un peu comme des maîtres Zen tailleraient leur bonzaï.

Six reines pour un palais. Des anémones avec leurs tentacules redoutables armés de dards empoisonnés gardent le pont levis. Des poissons clowns m’observent, indifférents. Je contemple les ondines allongées sur des coussins qui garnissent d’immenses conques. Elles m’observent avec un sourire carnassier comme si elles s’amusaient par avance du sort qu’elles réserveraient à mon âme perdue. Des fontaines d’air éjaculent leurs bulles dans l’eau et avec la lumière phosphorescente ceci donne un spectacle merveilleux. Des homards gigantesques arrivent dans ce qui semble être la salle de réception, transportant grâce à leurs pinces des coffres remplis de biens précieux.

Conciliante, Ashtia rassemble dans un baluchon louis d’or et bijoux qui viennent de galions naufragés ou coulés par les vaisseaux pirates et autres corsaires. Ma sirène me prend par la main et m’entraîne dans ses appartements privés. En regardant Ashtia, je me dis qu’elle est certes très séduisante mais il paraît impossible de la baiser, sa queue de poisson s’arrêtant juste en dessous de son nombril percé d’un joli bijou. Comme inconsciente de ce fait biologique, Ashtia colle ses seins d’un blanc nacré contre moi. Sa taille est ornée d’une chaîne de petits coquillages qui met ses hanches en valeur. J’embrasse sa bouche aux lèvres salées et à l’haleine de jasmin. Un bref instant, je songe à Bambang mais j’oublie aussi vite. Ashtia, par ses caresses savantes, me procure mille délices. L’excitation nous gagne. Et le désir croît de la pénétrer, de goûter à sa savoureuse conque.

Au fur et à mesure que mes mains parcourent son corps délicieux, je sens une cambrure qui se crée et des fesses qui se forment. Les cheveux d’Ashtia semblables à des serpents enserrent ma nuque et ma poitrine à tel point que je ne peux visuellement vérifier cette impression étrange. La nageoire d’Ashtia me frappe un coup et je sens un dard qui s’enfonce dans mon derrière. Une folle euphorie me gagne tandis que la chevelure de ma sirène m’étreint à tel point que j’étouffe à moitié. Mon pénis grandit démesurément. Je la caresse et oublieux de son corps de sirène, mes mains cherchent à s’immiscer dans son entrejambe. Quelle n’est pas ma surprise de constater que sa queue s’est divisée en deux. Comme les illustrations dans le livre « Euphoria » me le montrait, je me retrouve avec une sirène à la queue bifide ! Mes reins m’ordonnent, me commandent de la pénétrer sans plus tarder. Dans mon égarement, je remarque à peine la survenue des cinq autres sirènes.

Rien n’existe plus que ce désir qui me possède entièrement. Entre ses deux queues, mon membre tendu à mourir trouve sa caverne soyeuse et délectable. Ashtia gémit contre moi et m’encourage. Les ondines me transpercent de leur dard et un feu liquide m’envahit. Leurs chevelures serpentines se joignent à celle d’Ashtia pour me ligoter et leur filet impitoyable m’enserre de telle manière que l’instinct de mort se mêle à l’instinct de jouissance dans un paroxysme que je n’ai jamais connu. Je ravage Ashtia tant et plus jusqu’à la jouissance incommensurable. Ma douce ondine ploie, geint de plaisir, ses deux moitiés de queues m’entourant comme un étau. Elle m’embrasse et hurle en même temps de plaisir, m’arrachant mon dernier souffle. Je suis à demi-mort et Asthia m’allonge sur son lit blanc. La fatigue plombe mes paupières et je m’endors le cœur enfin tranquille et serein.

Le lendemain matin, réveillé par le ressac, je me retrouve le nez dans le sable. Je tousse. Une aube grise règne sur l’île aux sirènes. Ashtia est allongée à côté de moi. Ce n’était donc pas un rêve ! Je m’assieds et cherche le baluchon du regard. Mais si ma barque s’est bien échouée sur la plage, nulle trace du sac rempli de trésors ! Je me lève péniblement et cours partout à sa recherche mais ne le trouve nulle part. Après cette nuit de jouissance, la désespérance envahit à nouveau mon âme.

Ashtia va sans doute bientôt se réveiller. Comme un fou, je me précipite vers ma barque et cherche le coupe-coupe dans le coffre. La bouche ouverte, Ashtia bave dans son sommeil et ses cheveux rendus filasses par l’eau de mer, tels des goémons, recouvrent ses seins humides, lui enlevant ainsi tout charme. Je lui trouve un air morbide. Elle s’agite et je crains qu’elle n’ouvre enfin les yeux.

D’un coup de poing dans la mâchoire, je l’assomme. Un filet de sang macule sa bouche. J’abats un premier coup de machette sur la queue redevenue simple. Mais Ashtia se réveille en hurlant. Je lui donne un deuxième coup de poing, le cœur serré. Elle se trémousse, impuissante, sur le sable ; un flot de sang jaillit de la large entaille. Je renouvelle mes coups, ses cris d’abords insupportables s’éteignent, elle s’est évanouie à cause de la douleur. J’achève mon horrible tâche. Je vérifie qu’elle respire encore faiblement. Le bruit des vagues derrière moi continue. Son bourdonnement envahit mon crâne. Le choc émotionnel est tel que tout mon corps devient moite d’angoisse. Je prends la queue coupée entre mes bras. La chair blanche me fait penser à du mérou. Une mare de sang baigne le sable. Sans doute la marée indifférente effacera toute trace.

Je songe au richissime chinois, j’espère que la récompense sera à la hauteur de mon crime.

Dépêche du « Medan Times » 4 :

Vendredi matin, un homme ne possédant plus sa raison a été arrêté devant le portail de l’homme d’affaire Chinois, M. Wu, magnat dans le domaine des matériaux semi-conducteurs. Cet homme transportait dans son baluchon les jambes sanguinolentes d’une femme. Plus tard, nous avons compris l’affreux drame : cet homme qui s’avère être un pauvre pêcheur a découpé les jambes de sa femme à l’aide d’une machette. Il est actuellement interné dans un des pavillons de l’hôpital Français. Les psychiatres pensent qu’il a subi un épisode psychotique dû à l’absorption excessive de drogues. En écoutant sa logorrhée, il apparaît qu’il a confondu sa compagne avec une sirène. Il ne cesse d’évoquer un livre « Euphoria » dont on n’a trouvé nulle trace. Sa femme a été transportée d’urgence à la clinique. Elle devrait lui rendre visite plus tard. L’homme n’est toujours pas sorti de son état de démence aggravée.

Avec l’argent de l’homme d’affaire, j’ai pu offrir une grande maison blanche dans un style néocolonial à Bambang. Notre vie de pauvres pêcheurs est un souvenir qui s’estompe dans le brouillard comme un nuage d’encens dans une nuit obscure. Pourtant, la culpabilité m’étreint le cœur.

Depuis que j’ai tranché à grands coups de machette la queue d’Ashtia, je n’arrive plus à faire l’amour à ma femme. Celle-ci me regarde avec de grands yeux qui m’interrogent mais je n’ai pas la réponse.

1Capitale de Sumatra

2Le Chandoo est différent de l’opium brut. Une préparation minutieuse est nécessaire avant d’obtenir une substance sirupeuse, débarrassée des produits indésirables et dont l’arôme est ainsi rehaussé (source : Wikipedia).

3Le lingam (en sanskrit लिङ्गं, liṅgaṃ (« signe »)) est une pierre dressée, souvent d’apparence phallique, représentation classique de Shiva. (source : wikipedia)

4Le Medan Times est le journal le plus diffusé sur l’île de Sumatra.

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