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2. Retrouvailles

 

C’est un léger souffle sur le front qui accompagne un baiser qui la réveille. Des papillons dans le bas du ventre, elle ouvre les yeux et voit le visage de Vince, accroupi sur le sol. Il lui caresse la main proche de son visage. 

« Il est l’heure », murmure-t-il.

Nul besoin de le lui dire deux fois, elle est déjà sur ses pieds et se faufile vers l’armoire pour y attraper de quoi partir en expédition. Il s’approche d’elle alors qu’elle tente de nouer un nœud dans son cou. Embrassant son épaule nue, il saisit les rubans et en joint les deux bouts pour faire une boucle. 

Tout semble prêt lorsqu’ils pénètrent dans la salle à manger. De grandes baies vitrées ornent les murs du côté droit. Elles donnent sur le parking et sa fontaine. Elles sont surmontées par des voûtes de bois sculptées. Cela n’en demeure pas moins très moderne. L’espace est aéré. Une très longue table meuble la pièce en son centre et une cheminée, où brûle un feu réconfortant, vient agrémenter le mur opposé aux baies vitrées. Une porte donne sur la cuisine, une autre dans le hall d’entrée. 

Les deux jeunes gens s’avancent vers la table. De nombreuses armes sont déposées sur une nappe au début de la table côté hall. Elles sont nettoyées et montées, prêtes à l’emploi. Ailec y retrouve son arbalète. Elle lui a tellement manqué. Ornée de quelques améthystes, gravée d’une ancre, elle est parfaite. Sa meilleure compagne de chasse. 

La table est longue et bien garnie. 

« Combien sommes-nous à partir ?

— Trois, annonce Vince. JC tenait à venir.

— Et vous pensez réellement qu’on a besoin de tout ça ? »

Il y avait au moins une vingtaine d’armes différentes. Arcs, sabres, katanas, colts et bien d’autres encore…

JC s’avance, un paquet entre les mains.

« On a retrouvé ça. Il me semble que cela t’appartient. »

Elle le regarde, perplexe. Il dépose le paquet sur la table, devant elle. Il mesure une quarantaine de centimètres. Elle en examine les contours. Les lacets qui retiennent la toile semblent retenir quelque chose de peu encombrant. Elle s’empresse de détacher les liens et quelle joie quand elle se rend compte qu’il s’agit de sa paire de saïs. 

« Où les avez-vous trouvés ? »

Elle pensait les avoir perdus lors d’une traque. Elle ne pensait certainement pas les retrouver ici.

« Ils étaient dans ta malle, lui répond JC. 

— Et que faisais-tu dans ma malle ?

— Je cherchais ton carnet afin de savoir où tu avais bien pu t’enfuir. Mais tu avais tout emporté. Tout sauf ces armes que tu avais cachées dans le faux fond. »

Ailec acquiesce de la tête. Elle n’aime pas beaucoup le fait qu’il ait fouillé dans ses affaires, dans son intimité. Mais elle comprend pourquoi il l’a fait. 

Désormais munie de sa paire de saïs, de son arbalète et de ses couteaux, elle se sent prête à renouer avec son passé. Celui qui l’a vue briller. Celui qui lui a fait pousser des ailes et les lui a coupé en plein vol. Passant dans l’entrée, près du porte-manteau, elle récupère sa casquette bouffante qui semble ne pas avoir bougé depuis sa dernière sortie. Elle l’enfile. Rien à dire. C’est toujours la même. Elle a toujours cette même lueur guerrière dans les yeux. Prête à faire feu.

JC gare la voiture dans une allée plutôt calme de la ville. Déserte serait d’ailleurs plus exact. Un peu comme une certaine ville du sud de la France, un samedi soir de février.

Ils descendent. Arcs, arbalètes et quelques gros calibres restent sagement dans le coffre. Seules de petites armes de type couteaux ou shurikens sont dissimulées un peu partout sur leur corps. Quand elle dit que les sarouels sont idéals pour ce genre de missions… La paire de saïs dans la ceinture et une dague sur chaque cheville, cela devrait suffire pour le moment.

Parcourant les avenues du regard avant de s’engager, ils optent pour une petite visite chez l’épicier du quartier chinois. Cela leur dégourdira les jambes. Le fils du marchand est un bon ami de Ruby. Peut-être saura-t-il où elle s’est encore fourrée. Ailec en profitera pour faire quelques emplettes. Certains ingrédients viennent à lui manquer.

Le « ting » typique de l’entrée retentit et le maître des lieux est heureux de les accueillir. 

« Cela fait bien longtemps, se plaint-il. Je commençais même à m’inquiéter. »

Vince et JC lui sourient tandis qu’Ailec scrute attentivement les étagères. Les garçons s’éclipsent à l’arrière de la boutique pour rencontrer le fils. Le père, lui, s’approche de la jeune femme. 

« Puis-je t’aider, Ailec ? Cela fait un certain temps que je ne t’ai pas vue, fait-il remarquer.

— J’ai dû mettre les voiles.

— Il semblerait en effet. »

Le regard du vieil homme est perçant. Il peut ressentir le malaise qu’il laisse grandir en elle.

« Et si tu me disais plutôt ce dont tu as besoin. Tu ne vas tout de même pas étudier chacune de mes étiquettes ? Tu en aurais pour des heures. »

Elle hoche la tête et lui rend timidement son sourire. 

« Auriez-vous des yeux de salamandre et de la poudre de betterave ? »

Il la regarde, horrifié.

« Sais-tu ce qu’il se passe lorsqu’on mélange ces deux ingrédients ?

— Je le sais, Maître. S’il vous plaît, donnez-moi seulement ce que je vous demande.

— Qui souhaites-tu voir revenir d’entre les morts, Ailec ?

— Je ne souhaite voir revenir personne. Je souhaite y faire retourner quelqu’un.

— Fais attention mon enfant. Tu joues à un jeu dangereux. 

— Maître… le supplie-t-elle. Je sais ce que je fais.

— Où étais-tu donc ces dernières années ? »

Elle baisse la tête. Si seulement il le savait.

« J’aurais également besoin d’autres choses, hésite-t-elle.

— Dis-moi.

— Auriez-vous du gin, de la téquila, du piment, du gingembre et quelques gouttes de chloroforme ?

— Que mijotes-tu ? Il ne manque que quelques ingrédients pour obtenir un parfait baiser du dragon. J’espère que tu ne t’es pas lancée dans une aventure dont tu ne reviendras pas.

— Ne vous en faites pas, Maître. »

Et de s’ajouter à elle-même :

« Je ne suis déjà pas revenue de la précédente… »

Il lui prépare tout ce dont elle a besoin avec précaution et le lui emballe dans un sac en papier. Il termine de l’agrafer quand les garçons refont surface. Remerciant le vieil homme, ils prennent congé et retournent à la voiture. JC prend de nouveau la place du conducteur.

« Des emplettes particulières ? s’enquiert Vince.

— Rien de bien important. De quoi préparer une tisane et du sirop pour la toux. »

Crédule, il se satisfait de sa réponse.

« Et vous ? Vous avez retrouvé la trace de Ruby ?

— La dernière fois que Jo l’a vue c’était près du cimetière donc nous allons aller jeter un coup d’œil par là-bas.

— Eh bien c’est parti !

— Attachez vos ceintures », annonce le conducteur, prêt à lâcher son bolide.

Cette réplique leur arrache à tous un petit rire. Tout le monde connaît la conduite de JC.

Le cimetière est plutôt calme. Étrangement, les gens n’affectionnent pas particulièrement ce lieu pour les barbecues et les pique-niques du weekend. Allez savoir pourquoi ! Au moins, ils sont tranquilles pour s’infiltrer en toute impunité dans les caveaux des feus vivants. Et ils ne s’en privent pas. Aucun ne semble avoir été souillé par une présence incongrue jusqu’à celui, divinement somptueux, surplombant la plaine. Une trace de main ensanglantée marque l’entrée du palace funèbre. 

Équipés cette fois-ci de leurs armes de trait, ils entrent tour à tour dans l’enceinte. Quel souk ! Les pierres tombales sont fracturées et des marques de griffures tapissent les murs. 

« Ruby… dans quel pétrin t’es-tu encore fourrée ? murmure Ailec. 

— Regardez ! signale JC. 

— On dirait son bracelet, remarque Vince.

— Elle ne l’aurait jamais laissé, note Ailec en l’attrapant délicatement. Elle le porte depuis le jour où je le lui ai offert après notre première traque. »

Un bruit les surprend. Il provient de la plaine. Un grondement sourd puis des bruits de pas qui s’éloignent en courant. Tous trois se précipitent vers la sortie afin de voir ce qu’il en est mais rien ne semble venir troubler la quiétude des dormeurs éternels. 

Ailec serre le bracelet dans le creux de sa main. Elle jure de retrouver Ruby. 

Après quelques clichés de la pièce, les trois guerriers rentrent au Manoir. Ils n’ont rien trouvé de plus qui puisse les conduire jusqu’à Ruby. Ils vont donc devoir avoir recours aux vieilles méthodes. Une carte. Un périmètre. Une troupe de chasseurs et un plan. Il n’y a qu’à espérer qu’elle ne soit pas de nouveau tombée dans un fossé, le bras en sang après s’être malmenée avec une seringue. Non, impossible, ça elle l’a déjà fait et Ruby n’a pas tendance à reproduire ses erreurs. Elle les surpasse toujours. Ailec a bien cru l’avoir perdue ce jour-là. Trois jours durant ils l’ont cherchée à travers bois et forêts sans rien trouver. Elle ne supportait pas sa condition. Elle ne supportait pas la chasse et ce qui en découlait. Elle ne se supportait pas. Elle a donc fuit et s’est réfugiée dans le seul calvaire qu’elle connaissait bien et qui l’enveloppait de toute la douceur dont elle avait besoin. La drogue. Mais cette fois-ci avait été la fois de trop. Errant dans les bois, déboussolée et se vidant peu à peu de son sang, elle a trébuché et s’est endormie dans le fossé où elle était tombée. Ils l’ont retrouvée à peine consciente. Déshydratée. Et ça n’a pas été son seul mauvais plan. Ailec espère simplement que celui à venir ne surpassera pas de trop loin le dernier qui les a conduits en Alaska pour la récupérer au milieu des loups. Enfin. Elle verra bien.

En rentrant, Ailec s’éclipse rapidement dans sa chambre afin de préparer son cocktail. Son corps est tendu et elle a besoin de sa dose. Elle a vérifié la veille et sa réserve secrète d’alcool n’a pas bougé. Elle trouve donc rapidement ce qui lui manque pour se concocter un baiser du dragon. Un peu de rhum, un brin de vodka et cela suffira amplement. Agitant son shaker, elle se sert. D’une traite, le liquide explosif disparaît dans sa gorge. Fichtre ! Elle a bien forcé sur la dose de piment. Qu’importe. C’est le seul remède qu’elle connaisse à ce jour pour éviter ses absences. C’est son seul moyen de tenir. Un petit chaque soir, et ça repart. C’est ce qui a manqué de la perdre l’autre nuit. Le jeune maquilleur professionnel est arrivé trop tôt et ne l’a pas lâchée de la soirée. Impossible d’ajouter le chloroforme au mélange sans qu’il ne pose des questions. Enfin, c’est du passé. Elle s’étend sur le lit et ferme les yeux. Le silence qui résonne entre ses oreilles l’apaise. 

Elle se serait sans doute endormie si JC n’avait pas toqué à sa porte avec insistance.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » ronchonne-t-elle.

Il continue de frapper.

« Entre bordel ! Tu vas finir par la casser », crie-t-elle à l’attention du forcené.

Il finit par entrer.

« Qu’est-ce que tu veux ? demande-t-elle en se redressant.

— On a besoin de toi. On a des raisons de croire que Ruby est sur le Corsaire.

— Sur le Corsaire ? J’espère que tu plaisantes ! »

Il n’en a pas l’air en tout cas.

« Qu’est-ce qu’elle ferait sur le Corsaire ?

— Il semblerait qu’elle ait été enlevée.

— Mais par qui ? 

— Tu ne vas pas aimer.

— Dis toujours, raille-t-elle.

— Lord Chrisler.

— Tu plaisantes ? Mais il n’est pas encore mort ce naze ? Sans déconner mais vous avez foutu quoi en mon absence ?

— Tu es partie au moment où il était encore enfermé à la cave. On l’interrogeait. Tout se passait bien jusqu’à ce qu’un incendie se déclenche malencontreusement dans l’aile gauche du Manoir qui donnait sur l’entrée la plus proche de sa cellule. Il s’est enfui et nous n’avons jamais retrouvé sa trace jusqu’à aujourd’hui. Nous pensions qu’il était mort des suites de ses brûlures durant sa fuite.

— Jean-Charles… s’échauffe-t-elle, sachant pertinemment qu’il déteste qu’on le nomme ainsi. Où est-il ?

— Il est à quai, à une dizaine de kilomètres au nord. Il doit repartir ce soir et mettre le cap vers l’ouest.

— Qui vous a fourni ces informations ?

— Jo. Lord Chrisler est venu à l’épicerie de son père pour se procurer du salpêtre, du chanvre et des fleurs de laurier. Il a effrayé son père mais n’a pas vu Jo qui est tout de suite venu nous prévenir. Il pense que Ruby est sur son bateau car il a laissé sous-entendre qu’il avait obtenu une belle prise sur ces terres et qu’il repartait avec une compensation longuement attendue. 

— En route, ordonne-t-elle en sautant dans ses bottines noires munies de grosses chaînes.

— Je préviens Vince et les autres. »

Elle ne prend pas le temps de lui répondre et fonce dans sa bibliothèque pour y récupérer un vieux trophée. Elle sent bien qu’elle pourrait en avoir besoin.

La mer est agitée. Poséidon s’est encore pris la tête avec son frère. Décidément ces dieux sont pires que des gosses pourris gâtés. Le ciel est bas. Les nuages entrent presque en collision avec les flots. La nuit est bientôt là. Vince fixe l’horizon ne sachant ce qu’il souhaite y trouver. Quant à Ailec, elle aiguise sa lame avant d’entrer en action. Ils ont vu Lord Chrisler monter à bord du Corsaire. Elle enrage à l’idée de savoir cette merveille entre les mains de ce scélérat. Elle se souvient l’époque où elle voguait fièrement, les cheveux au vent et le cap droit devant. Nulle autre loi que celle de la liberté. Cette période n’avait pas duré longtemps mais elle resterait à jamais gravée dans sa mémoire. 

Un bruit de tonneaux qui tombent sur le pont les tire de leurs réflexions. JC en profite pour revenir de son tour de garde et leur indiquer qu’il est bien l’heure d’y aller. Ils ne sont que trois pour entrer en matière mais nul doute que la cavalerie sera là pour suivre en cas de besoin. Ailec les a convaincus de rester en retrait. Elle sait comment négocier avec ce bougre. 

Ils sortent de leur cachette, réajustent leurs tenues et s’engagent fièrement en direction du Corsaire. Ils montent à bord sans aucun problème. Les mains bien en évidence sur leurs armes. 

« Tiens, tiens, tiens. Mais c’est que nous avons de la compagnie ! s’égaye leur hôte.

— Lord Chrisler, grince Ailec.

— Ma douce, je savais que tu viendrais », claironne-t-il.

Il descend les marches conduisant de la partie supérieure du bateau au pont où les nouveaux arrivants se trouvent. Une fois placé en face de ses invités, il les contourne lentement, les observant minutieusement. Personne ne bouge dans l’immédiat. Lord Chrisler prend particulièrement son temps à l’approche d’Ailec. Glissant ses doigts entre ses mèches bouclées, il hume son parfum. 

« Toujours aussi désirable à ce que je vois.

— Rends-nous Ruby, tranche Ailec avant que ses compliments ne dégénèrent.

— Tu n’y vas pas par quatre chemins à ce que je vois. Tu n’as rien perdu de ton impétuosité.

— Au lieu de jouer les Molière rends-nous Ruby, réplique-t-elle d’un ton froid et dur.

— Bon, bon ! Je vois que tu es venue pour négocier. Dans ce cas, ne perdons pas de temps. »

Il s’éloigne d’eux pour leur faire de nouveau face. Son regard est triomphant. Vince et JC ne sont pas totalement sûrs d’eux mais la prestance d’Ailec les rassure. Elle semble savoir ce qu’elle fait. Il vaut mieux ou toute cette scène va se terminer en bain de sang. 

« Où est-elle ?

— Tu parles de ta petite Ruby ? Ta petite protégée ? Ne t’en fais pas. Elle va bien. Puis-je vous offrir quelque chose à boire afin que nos négociations soient un peu moins glaciales ? »

Voyant qu’Ailec ne compte pas bouger, les autres restent silencieux et Lord Chrisler n’insiste pas. Il sait combien cette femme peut être têtue.

« Comme tu voudras. M’as-tu apporté ce que je convoite ? »

Elle redresse la tête. Elle sait pertinemment qu’il a manigancé tout ce cinéma pour récupérer son bien.

« D’abord Ruby. 

— Je ne peux pas prendre ce risque. Tu m’as trompé une fois, tu ne le feras pas une seconde fois. »

Vince et JC ne comprennent pas la totalité de ces échanges mais ils ne souhaitent pas la questionner dans l’instant. Surtout que leur attention est accaparée par le nombre croissant de pirates qui se massent autour d’eux. Ailec, concentrée sur Lord Chrisler, ne semble même pas les avoir remarqués.

« Je croyais que tu ne pouvais plus prendre la mer.

— Tu ne crois tout de même pas que j’ai passé ces dernières années à me rouler les pouces, ma chère Ailec ? Certes j’aimerais récupérer ma pierre. Mais si tu ne me la rends pas, je pourrais toujours me servir de ton amie pour m’en créer une nouvelle. »

Ailec met un moment pour digérer l’information bien qu’elle ne soit pas surprise outre mesure. Elle connaît cette solution. Elle aussi a fait des recherches ces dernières années.

« En effet, comme tu le sais sûrement, créer une pierre similaire à celle que tu m’as dérobé et me permettant de retrouver mes eaux nécessite un sort assez simple en soi. Ce qui est compliqué à trouver ce sont les ingrédients pour accompagner le rituel. Enfin, un en particulier. Une personne dotée d’un cœur de verre. Et d’une paire d’yeux également, si on veut être sûr de son coup. Par chance, qu’avons-nous là ! »

Il tend ses bras en direction de l’un de ses serviteurs qui vient de lui mener une jeune fille aux traits tirés et au regard vide. Ruby. Que lui a-t-il fait ? Elle est dans un état plus désolant encore que lorsqu’elle se réveillait après une nuit guidée par des mélanges cocaïnomanes. 

« Ruby ! »

Ailec fait un pas dans sa direction mais Lord Chrisler l’en empêche, lui désignant le poignard pointé entre ses côtes.

« Si tu bouges, elle meurt.

— Si elle meurt, tu n’auras plus aucune chance de retourner en mer !

— Tu me penses donc si bête ? Sache ma toute belle que la potion est déjà fin prête. Il ne manque plus que ses yeux. Et son cœur. Évidemment. »

Il sourit, satisfait de son cynisme. 

« Alors ? Ma pierre ! »

Il tend la main devant lui, n’attendant plus que son joyau, vestige du passé victorieux d’Ailec.

« J’attends. »

Ailec hésite. Elle ne veut pas lui faire ce présent mais elle n’a guère le choix. Elle doit sortir Ruby de cette galère dont elle ne survivra pas. Elle se mord la lèvre. Si elle lui rend la pierre, les eaux subiront de nouveau son courroux. Elle sent sa paire de saïs descendre lentement le long de ses mains. Elle est prête. Elle ferme les yeux et ressent cette douce brise glacée du mois de décembre. Aussi rapide qu’une étoile filante, les yeux luisants de détermination, elle s’élance en direction de Lord Chrisler, prend appui sur les escaliers et emprisonne son cou de sa lame. Le bourreau de son ami étant à portée de coups, elle profite de son élan pour en asséner un dans la mâchoire de ce dernier qui s’en trouve déséquilibré. Vince réceptionne alors Ruby qui s’effondre aussi sec dans ses bras. Quant à JC, il laisse tournoyer son sabre au-dessus de sa tête. Aucun pirate ne souhaite s’avancer. Ils n’ont d’ailleurs jamais eu l’intention de se battre. Il semble plus faire office de figurants que de réel équipage.

« Et maintenant, tu es plus apte à négocier ? » susurre-t-elle à son oreille.

Il tente de se dégager mais elle le bloque. Il n’a jamais su prendre le dessus sur elle et c’est ce qui a permis d’empêcher son égo de prendre trop d’ampleur. 

Vince se déplace lentement en direction du quai. Sa mission est de mettre Ruby en sécurité. JC lui ouvre la voie. Ils sont sur le point de descendre du Corsaire quand Vince fait signe à Ailec de les suivre. Elle lui intime de sortir de là.

« De toute évidence, tes compagnons de voyage sont exemplairement fidèles. Ils savent se battre. C’est indéniable.

— Je t’…

— Allons Lord, ne te fatigue pas. J’ai bien compris qu’il ne s’agissait que de figurines de poussière. Tu pensais réellement que cela ne semblerait pas suspect ? Ton accueil ? Tes pirates qui ne montrent aucune animosité ? Ton bourreau qui ne sourit même pas alors qu’il a le corps d’une jeune fille entre ses mains d’ours ? Allez va. Un jour peut-être tu auras l’âme d’un pirate. Pour l’instant je te condamne à rester à terre. Tu ne retourneras jamais sur les eaux. »

Il tente de nouveau de se dégager mais rien n’y fait. Elle l’entraîne avec attention en direction du quai dans l’optique de le ramener au Manoir. C’est alors qu’elle trébuche sur une latte de bois bancale. Lord Chrisler profite de cet instant d’inattention pour se dégager et lui donner un violent coup dans l’estomac. Déséquilibrée et recroquevillée sur elle-même, Ailec se retrouve vulnérable. Il la tire par les cheveux, basculant sa tête en arrière. Elle lui offre une parfaite prise sur son cou. Il plonge alors sa main glacée dans son décolleté et en sort la pierre.

« Ceci m’appartient », susurre-t-il à son oreille, non sans la lui lécher au passage.

Ailec est comme paralysée par la douleur qui parcourt son ventre. Le baiser du dragon l’a rendue plus vulnérable qu’elle le pensait. Elle est prise de nausées. Pourtant ce n’était qu’un coup de coude. Quand elle réalise que du sang s’épanche le long de son flan, il est déjà trop tard. Lord Chrisler l’a jetée par-dessus bord et a récupéré son talisman. Il a attendu le bon moment pour sortir l’arme dissimulée sur son avant-bras et se prolongeant au niveau de son coude à l’aide d’un mécanisme. Judicieux en cas de corps à corps.

Elle perd connaissance lorsque son crâne heurte violemment le quai d’embarcation. Ni Vince, ni JC ne sont assez proches pour la réceptionner au vol. Sa tête heurte donc violemment le sol dans un fracas assez douloureux à l’oreille. Tous se précipitent vers elle mais les rêves l’ont déjà assaillie. Elle est loin. Très loin. Voguant sur des eaux troubles. Son sang continue de se répandre autour d’elle. Une flaque vermeille décore désormais le sol. Leur Mentor, qui surveillait la mission de loin, prend l’affaire en main. Le Corsaire met déjà les voiles, laissant ainsi la troupe en échec. Au moins ont-ils récupéré la fillette au coup de foudre…

Lord Chrisler s’éloigne, victorieux. Il a enfin récupéré son bien le plus cher. Ce présent offert par sa bien-aimée des années auparavant. Seule dans sa lagune, elle l’attend patiemment. Il l’a laissée afin de reprendre la route des douze royaumes de l’océan. La pierre devait lui permettre d’achever sa quête et de revenir auprès d’elle. Sans ce talisman, il n’atteindrait jamais le dernier des royaumes, impénétrable par un simple mortel. Cet objet représentait son laisser-passer, ainsi que sa porte de sortie. Sa douce lui avait également indiqué que s’il perdait ce bien si cher à ses yeux, il serait banni des eaux à tout jamais. Il est interdit de perdre le cœur d’une sirène. D’autant plus s’il s’agit de celui de la mère de sa chère et tendre. Elle se l’était arrachée pour échapper à l’enfermement d’une cage et l’avait jeté à la mer. La confrontation entre les deux matières avait formé ce précieux joyau. Les hommes qui l’avaient enfermée souhaitaient réaliser diverses expériences sur elle. Elle ne l’avait toléré. Il n’était pas question de livrer les secrets de son peuple à ces pauvres humains. 

Longtemps, la jeune sirène qui avait vu périr sa mère l’avait portée autour du cou, se rappelant à chaque instant la haine qu’elle éprouvait à l’égard de ces êtres de chair respirant l’air nauséabond de la pollution. Elle était à deux doigts de trancher la gorge de l’un d’entre eux avec ses dents quand elle avait croisé le regard de Lord Chrisler. Ses yeux aussi bleus que le lagon l’avaient enchantée et toute la vengeance qui l’habitait l’avait désertée. Elle s’était sentie libérée et n’avait dès lors cessé de l’aimer. Nul doute cependant qu’elle le tuerait sans hésiter s’il venait à la trahir. Le don de cette pierre maudite était ainsi une sorte de garantie. S’il perdait la dernière chose qu’elle possédait de sa mère, il ne pourrait plus jamais partir en mer. Le bruit d’une des voiles claquant au vent le sort de sa rêverie.

Voguant sans cesse, l’air marin purifie son âme. Il sent le vent s’engouffrer dans ses vêtements amples. Presque cinq ans qu’il n’a pas tenu la barre. Il serre la pierre contre son cœur. Sa chaleur l’anime. Il peut sentir le murmure de sa bien-aimée qui chante et l’attire vers les fonds marins. 

« J’arrive », songe-t-il.

Les pirates de poussière créés quelques jours plus tôt à l’aide d’un sortilège sont à leur poste. Le vent ne peut pas les détruire, seule l’eau le peut. Au moindre contact, ils fondent, telle de la barbe-à-papa. Il a donc bien conscience qu’ils ne tiendront pas longtemps sur le navire, mais qu’importe. Il atteindra rapidement Shamza, l’île de tous les vices. Il y trouvera certainement de quoi former son nouvel équipage. Ces pirates de pacotilles lui ont simplement permis d’assurer ses arrières lors de la confrontation avec sa chère Ailec. Il savait pertinemment qu’elle viendrait récupérer cette petite sotte de Ruby. Elle est si précieuse. Dommage, il n’a encore jamais sacrifié un être gracié par la foudre. Il est curieux de voir ce que donne un cœur si pur. Il n’en est d’ailleurs pas revenu le jour où il a découvert qu’un être touché par la foudre, s’il est chanceux et survit, obtient un cœur de verre. La foudre s’amalgame à ses cellules et provoque cette mutation. Ruby a également hérité des yeux de verre. Sa vue est normale mais ses yeux sont désormais transparents, effrayants et parviennent à voir certaines choses invisibles au regard du commun des mortels. C’est depuis cet incident qu’elle est tombée dans la drogue. Se regarder dans un miroir est devenu insupportable. Elle n’a jamais su décrire ce qu’elle voit mais il semblerait que ses yeux modifient son reflet. Celui-ci l’horrifie. Elle est comme un animal en cage, prisonnière de ce que la nature a fait d’elle. Don pour certains, malédiction pour d’autres. Surtout lorsqu’il s’agit d’être sacrifiée afin qu’un vulgaire pirate récupère la grâce tombée du ciel pour en faire une nouvelle pierre d’immortalité. Non pas qu’elle puisse la donner, mais elle permet à celui qui la porte autour du cou de voguer indéfiniment. Jusqu’à ce que quelqu’un la récupère à son tour.

Lord Chrisler est ainsi apaisé pour la première fois depuis longtemps. Il a donné une bonne leçon à cette prétentieuse aux yeux perçants. Sourire aux lèvres, il reprend son périple là où il l’a laissé. En avant, cap droit devant !

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