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3. Blessée

 

Vince est à ses côtés lorsqu’Ailec ouvre les yeux. Sa tête lui fait mal. Elle tente de se relever brusquement, comme à son habitude, mais une douleur déchirante dans son abdomen l’en empêche. Elle passe ses mains sur son ventre et sent le bandage. Elle soulève doucement son T-shirt et découvre une large étendue de sang. De toute évidence, il ne l’a pas loupée. Fumier. Perfide, comme à son habitude. Mais son cerveau refuse de s’énerver. 

« Où est Ruby ? demande-t-elle en tournant légèrement la tête vers Vince.

— Elle va bien. Elle est dans la salle à manger. »

Ailec se redresse péniblement sur ses coudes.

« Je veux la voir.

— Non, tu n’iras nulle part. »

Il se croit ferme dans son ton mais le regard noir de glace qu’elle lui lance induit qu’il ne tiendra pas longtemps dans les négociations. Elle veut voir Ruby et elle la verra. Elle se contrefiche bien de son avis. Alors, quitte à ce qu’elle descende, autant que ce soit avec lui. Il sait de quoi elle est capable quand elle est irritée et n’a clairement pas envie de la mettre davantage en colère. Il lit déjà suffisamment les ténèbres dans son regard. 

Elle tend le bras vers lui et le pose sur son épaule afin de se soutenir. Difficilement, elle parvient à mettre les deux pieds sur le sol et à se redresser. Elle ne montre rien, autrement la douleur déformerait son visage. Elle prend appui et s’avance. Chaque pas est comme une perforation à l’épée. Elle y arrivera. Elle y arrive toujours. 

Les membres du Conseil entourent Ruby qui déguste son premier repas depuis longtemps. Elle n’a pas spécialement maigri depuis la dernière fois qu’Ailec l’a vue mais ses joues se sont creusées. Sans doute le manque de sommeil de ces dernières nuits, prisonnière d’un homme qu’elle ne connaît guère. Ailec s’approche à pas de fourmi. La voyant traîner la patte, ce qui ne lui ressemble pas, Ruby se lève et vient à sa rencontre. Elles se serrent l’une contre l’autre comme deux âmes esseulées fatiguées de lutter. Ruby laisse échapper une larme. Elle se retire des bras d’Ailec et la fixe droit dans les yeux. Quelque chose a changé. Ailec détourne le regard pour le fixer dans celui du Mentor. Il sait qu’elle a fait ce qu’elle avait à faire mais son regard dissimule un zeste de reproche. Ce reproche qu’il lui fait depuis tant d’années de vouloir tout garder. Elle est si secrète qu’un jour l’un de ses silences deviendra fracassant. Brisant les parois de sa prison, il la mettra à terre. Personne, pas même lui, n’était au courant pour la pierre. Tous avaient bien conscience que c’était grâce à Ailec que Lord Chrisler était hors d’état de nuire dans cette cellule. Ils savaient tous qu’elle l’avait arrêté avant qu’il ne parte en mer mais ni lui, ni elle, n’avait jamais révélé la présence de ce joyau. Elle était seule quand elle l’avait récupérée. Lord Chrisler était alors cloué au mur grâce à sa paire de saïs. L’arbalète chargée et pointée en direction de sa boîte crânienne, il n’avait eu d’autre choix que de lui dire ce qu’elle souhaitait entendre. Elle n’avait donc eu aucun mal à lui soutirer les informations nécessaires à la chute d’Etan, Maître passager du Corsaire à l’époque. Elle aurait pu simplement le tuer mais le torturer pour ses péchés semblait bien plus juste. La vengeance a toujours fait partie d’elle. Ses fibres vibrent sur ses ondes. Elle l’avait donc livré au Conseil. Mais le torturer était également trop simple. Il fallait lui ôter toute envie de vivre, toute liberté. Elle avait cherché et elle avait trouvé. Du bout des doigts, elle l’avait senti. Elle avait ressenti son pouvoir, sa puissance. Le talisman l’attirait. Il avait cette attraction incontrôlable sur elle. Il la voulait. Elle l’avait donc arraché de son cou pour le garder précieusement dans un petit coffret en acajou. Loin des regards et loin de son cou qui désirait le joyau. Elle ne voulait pas de ce pouvoir. L’appel des sirènes avait cependant pris de l’ampleur au fil des jours. Bien qu’enfermée, la pierre rayonnait. Elle ne demandait qu’à sortir et elle l’emporta sur la détermination d’Ailec de la garder loin d’elle. C’est ainsi qu’Ailec s’est retrouvée capitaine du Corsaire. Pendant deux années complètes, elle a traversé vents et marées pour piller et tuer, mûe par la puissance de la pierre qui souhaitait rejoindre ses aïeuls. Les sirènes guidaient ses rêves, le Kraken ses cauchemars. Mais cette aventure sut prendre fin.

Ruby sourit à Ailec avant de retourner s’asseoir et de reprendre son repas finement cuisiné. Ailec a vu ce qu’elle voulait voir. Ruby est saine et sauve. Rassurée, elle s’effondre. Sa plaie ne se résorbe pas correctement. Elle ne cicatrise pas. Vince prend donc la décision d’aller chercher le Maître épicier afin qu’il prépare un remède plus consistant que leurs simples baumes.

Le Maître est inquiet. L’état de santé d’Ailec ne va qu’en empirant. Sa fièvre ne cesse de grimper. Il demande à Vince et JC de le laisser seul avec la patiente. Ils ne lui sont de toute manière d’aucune utilité dans l’immédiat. Ailec ne s’envolera pas. 

Il place une compresse humide sur le front de la patiente.

« Qu’as-tu fait… »

Il sait qu’il ne pourra pas la guérir à l’aide d’une pommade. Ce qui la ronge est bien plus profond qu’une vulgaire blessure à l’arme blanche. Et de toute évidence, elle n’était pas couverte de poison. Son mal est interne. Il la grignote de l’intérieur. 

Il sort de sa mallette un petit flacon d’une mixture secrète. Délassant son pansement avec soin, il en verse quelques gouttes sur la plaie. Un gaz bleuté s’en échappe. Il réalise que la situation est bien pire qu’il ne l’avait d’abord imaginée. Et la surconsommation de baisers du dragon n’aide en rien. Il lui tapote légèrement la joue afin de la réveiller. Il doit absolument savoir comment la soigner et pour cela, il doit savoir de quels maux elle est prisonnière.

Péniblement, elle ouvre un œil. Apercevant le Maître, elle s’éveille brusquement. 

« Maître ? l’interroge-t-elle. Que faites-vous là ? 

— Tu ne vas pas bien Ailec.

— Ce n’est rien. Une simple blessure. Ça passera. »

Elle peine à se redresser sur son oreiller. Le Maître lui donne un coup de main. Elle est livide. Un lavabo aurait plus de couleurs. 

« Tu dois me dire ce qui t’habite. »

Elle le regarde, effrayée. De quoi parle-t-il ? Comment peut-il savoir quoi que ce soit.

« Allons mon enfant, ne prends pas cet air troublé avec moi. Je te connais depuis suffisamment de temps pour savoir que tu as énormément changé ces dernières années. Tu es passée de petite fille sage et réservée à guerrière accomplie. Tu t’es ensuite enfuie sur les eaux à la recherche d’on ne sait quoi. Emplie de haine et de peine tu es partie, dévastée tu es rentrée au logis. Tu étais muette. Tu te renfermais. Tu as toujours eu cette tendance à la solitude mais elle était désormais poussée à l’extrême. Tu continuais d’avancer mais quelque chose te manquait sans qu’on sache quoi. Puis tu es reparue. Vivante, vivace, combattante. Tes yeux luisaient de nouveau. Tu es restée ainsi quelques temps pour de nouveau t’envoler. Jusqu’à ce jour. Qu’est-ce qui t’a redonné vie ? Qu’est-ce qui t’a fait revivre ? Tu dois me le dire si tu veux survivre. »

Elle ne sait où poser son regard pour fuir. Elle ne sait que faire de ses mains. Sa tête brûle. Elle va exploser. Quant à son ventre, elle a l’impression que ses tripes vont se répandre sur le lit à travers sa plaie. Comment sait-il tout cela ? Sans doute le Mentor ou les garçons qui se sont un peu trop épanchés lors de leur visite à l’épicerie. Elle a mal. Sa tension monte. Elle est assaillie par ses cauchemars. Les cris du passé résonnent entre ses oreilles. Elle pose ses mains sur chacune d’elle. Elle aimerait que les voix se taisent. C’est comme si plusieurs histoires se mélangeaient. Comme si le continuum temps avait été modifié et recoupé. Comme si ce tout était un morcellement rassemblé. C’est étrange. Tant de contenu, tant de différences, et pourtant, un seul fil. Elle le sent remonter. Elle sent l’absence arriver. Surmontant la douleur, elle tente d’attraper sa flasque située sur la table de chevet. Dans la précipitation, elle fait tomber la lampe sur le sol. La flasque en main, les mains tremblantes, elle boit goulûment son contenu jusqu’à la dernière goutte. Elle avait prévu le coup cette fois-ci et s’était préparé une dose d’avance. Rassasiée et revigorée, elle baisse les yeux vers le Maître. Quelque chose vient de le terrifier.

« Tes yeux…

— Quoi mes yeux ?

— Tu n’as donc jamais remarqué ?

— Remarqué quoi ? Arrêtez les devinettes, Maître. Je suis fatiguée d’avoir à réfléchir.

— Ils ont cette lueur rouge qu’ont les démons. Pour la dernière fois, Ailec, que t’est-il arrivé ? »

Elle prend sa respiration et s’apprête à entrer dans l’arène. Elle entame le récit de ce qui a suivi son premier départ du Manoir.

« J’ai longtemps porté les chaînes d’un attachement coûteux à mon temps et à ma santé mentale. Je me suis battue, corps et âme, mais j’ai finalement été vaincue. J’ai donc abdiqué et je suis rentrée. Il n’y avait plus rien à faire. Mais une partie de moi est restée en mer. J’ai eu beau bloquer mon esprit à toutes ces pensées, je ne parvenais pas à sortir de cette spirale qui m’aspirait vers le fond. Alors le Conseil m’a accueillie de nouveau. Ils m’ont poussée dans une voie qu’eux seuls trouvaient judicieuse. Ils savaient ce que je valais et refusaient de perdre l’un de leur meilleur élément déjà parti trop longtemps en escapade. Alors ils m’ont menée dans cette grotte afin de me libérer de mes vieux démons. Ils m’ont servi sur un plateau d’argent ce que je désirais le plus. Ma liberté. Ils savaient que j’éprouverais du plaisir à satisfaire ainsi une partie de moi tant éprouvée. Mais ils savaient aussi que bien trop de barrières m’empêcheraient de saisir cette opportunité. Alors ils m’ont donné un petit coup de pouce. Un trop gros coup de pouce. Mon esprit s’est libéré et je me suis enflammée. La proie était facile et la chasseuse que je suis n’a pu se retenir. Les ébats sont allés bon train jusqu’au moment où la proie est devenue chasseur. Il s’est mis à m’étrangler. Ce n’était qu’un jeu. Mais j’ai réellement perdu connaissance. Je pensais être morte. Pourtant, je ne l’étais pas. Il a suffi de quelques instants pour que cette chose entre en moi. Une voix m’a dit de lâcher prise et je l’ai fait. C’est alors que le succube s’est libéré. Je peux le sentir en moi lors de chaque échange charnel. Je ne le contrôle pas. Il est plus fort que moi dans ces moments-là et c’est de leur faute. Il était en sommeil toutes ces années et je me portais très bien ainsi. »

Elle marque une courte pause. Le Maître est intrigué.

« Je croyais que cette créature était entrée en toi cette nuit-là. 

— C’est le cas. Mais un succube ne peut contrôler un humain sans le consumer rapidement. À moins que celui-ci soit lui-même habité par un démon depuis toujours. »

Le Maître ne sait que répondre face à cette déclaration. Il comprend mieux pourquoi seul le baiser du dragon parvient à la calmer. Le succube est plus facilement manipulable une fois contenu dans les flammes du gosier. Il ne faut surtout pas le laisser approcher du brasier du cœur. Perte de contrôle assurée. Et c’est ce qui arrive lorsqu’on lâche prise. 

« Je ne souhaitais pas montrer ce nouveau visage aux membres du Conseil. C’est pour cela que je me suis de nouveau enfuie sans explication. Personne n’est au courant. Vous êtes le seul. »

Elle baisse la tête, honteuse.

« Tu n’as pas à t’en vouloir, la rassure-t-il. Tu n’as pas voulu de tout ça. Nous allons tout faire pour t’en libérer. Mais pour cela, tu dois commencer par te reposer pendant que je retourne à l’épicerie trouver quelque chose de plus fort pour te garder en vie. »

Elle sourit. Cet homme est admirable.

« Repose-toi. »

Il l’embrasse sur le front avant de se diriger vers la sortie. Il se retourne.

« Une dernière chose. Essaye de ne pas reprendre de baiser du dragon avant que je revienne. Cela risque d’interférer dans ta médication. »

Elle opine de la tête. Il sort. Épuisée, elle s’endort.

Elle frissonne. Des tremblements surprennent ses dents qui se mettent à claquer. Elle est en train de devenir glace. Des images s’enchevêtrent. Que voit-elle ? Elle n’en est pas bien sûre. Les traits d’un visage se dessinent. C’est un homme. Grand, il la domine sans mal. Il l’entoure de ses bras. Le soleil brûle sa peau. L’horizon est incertain. Un souffle familier caresse son oreille. Elle l’entend lui murmurer qu’ensemble ils franchiront toutes les barrières. Elle le connaît. Elle effleure son nom du bout de la conscience. Est-ce un souvenir ? Une hallucination ? Le ciel se couvre alors brutalement. Des sueurs froides perlent sur son front. Un cri strident perce ses tympans. Il la protège de la vague. Elle voudrait le nommer. Mais l’ombre n’entre pas dans le détail.

Un sursaut. La bouteille d’eau qui tombe sur le sol. Elle est énervée. Chaque parcelle de son corps se crispe. Elle ne parvient pas à mettre en place ses idées. De quoi a-t-elle rêvé pour être dans un tel état ? Sa mâchoire contractée commence à la lancer. Elle fixe la porte qui se tient face à elle. De derrière, des voix lui parviennent, inaudibles. Un simple bruit de fond. Se focalisant sur elles, elle parvient peu à peu à se détendre. Elle étend sa tête en arrière sur l’oreiller. Les bras le long de son corps, elle relâche la pression. Elle déteste être dans un lit à ne rien pouvoir faire. Quelques secondes plus tard seulement, agacée par ce manque d’activité, elle se lève. Son ventre n’a toujours pas cicatrisé. Il tire. Elle sent la peau se déchirer à chaque pas qu’elle effectue pour se rapprocher de la porte. C’est un peu comme si quelqu’un tentait d’écarter ses chairs pour s’en extirper. Affaiblie, elle se rattrape à la porte. Elle ne veut pas s’écrouler. Pas déjà. Elle ouvre la porte et découvre JC et Vince en plein débat. 

« Tout va bien ?

— Ailec ! répond JC surpris. Déjà sur pied ? Même enchaînée au lit tu trouverais un moyen de t’en échapper. »

Cette blague ne fait rire que lui. Vince s’approche afin de la soutenir.

« Je voudrais prendre l’air, dit-elle en levant les yeux vers Vince.

— Le Maître t’a dit de te reposer, objecte JC.

— Tu le vois ? » raille-t-elle.

Elle marque une courte pause. Cette réplique n’attend aucune réponse.

« Non ? Bon. Qui m’aide à descendre ? »

JC se décale, laissant Vince la guider dans les escaliers. Elle s’écarte de lui peu à peu. Elle n’aime pas qu’on la prenne par la taille. Elle l’a toléré la veille parce qu’elle n’avait pas le choix mais là qu’elle a récupéré des forces, elle peut se débrouiller seule.

Les marches sont derrière elle. Un liquide s’épanche légèrement sur son bas ventre. Elle peut le sentir à travers le bandage. Elle ne dit rien. Elle a trop besoin de respirer l’air frais. Se parant de son manteau, elle sort dans le froid. C’était sans compter sur le timing parfait du Maître. S’éclaircissant la voix, il la regarde fixement d’un air de défi.

« Tu allais quelque part ? »

Vince recule, laissant les deux en face à face.

« Je veux prendre l’air. 

— Tu le prendras de ton lit.

— Laissez-moi seulement cinq minutes. Je ne serai pas longue. Je veux seulement sentir le vent sur ma peau. Ce n’est pas trop demander, si ? »

Son ton ne laisse guère place à la négociation. Le Maître, qui pourtant peut la faire changer d’avis, se ravise. Il voit bien que son teint est livide. Elle ne l’admettra jamais mais ses yeux le supplient presque. Elle étouffe. Sentir le vent s’engouffrer dans ses cheveux comme au temps des marées la ravivera. Il peut attendre encore quelques minutes. La suite des opérations ne sera de toute manière pas une partie de plaisir. Autant lui laisser un brin de répit avant d’attaquer.

Elle passe devant lui. Le froid la saisit. Elle se sent en vie. Elle avance jusqu’à la fontaine. Située au centre du parking, elle est entourée de plantes en tout genre et un banc de pierre lui permet de souffler. Le Maître l’accompagne, la suivant de loin. Elle marche difficilement mais parvient tant bien que mal à s’asseoir. Il prend position à ses côtés.

« Es-tu prête pour la prochaine étape ? »

Elle ne répond pas. Elle regarde l’eau s’écouler lentement, ralentie par le glaçon qui s’est formé à l’embouchure du tuyau. Elle aimerait être aussi libre. Se faufiler entre les mailles du filet. Glisser vers une nouvelle terre. Il pose une main sur son épaule. Elle le regarde avant de se dérober.

« Tu sais que tu taris ta propre source à te renfermer ainsi. Tu peux croire en eux – il se tourne en direction du Manoir. Ils sont ta famille. Ils sauront t’apporter tout le soutien dont tu as besoin. Tu dois cesser de fuir. De fuir l’amour. »

Elle le fixe de ses yeux en forme d’amande. Décidément, elle ne saisit pas toujours où il va chercher de pareils parallèles.

« Ne plus croire en l’amour, c’est ne plus croire en la vie. En revanche, ne plus croire en l’amour réciproque ou en l’être aimé, ça, c’est autre chose. »

Elle pose cette phrase comme on pose une assiette lors de la mise en place du repas. Le Maître désespérerait presque de la voir ainsi se murer dans sa détresse. Cette blessure fait ressortir son mal-être. 

« Il est temps de rentrer. Nous devons te préparer. 

— Me préparer ?

— Tu ne sembles pas réaliser. Même si tu ne souhaites pas que les autres soient au courant, l’expulsion d’un succube ne se fait pas aussi aisément. Et il vaudrait mieux ne pas trop tarder. »

N’ayant rien à ajouter, elle se redresse et prend le chemin le plus rapide pour rejoindre le Manoir. Passant devant Vince et JC qui guettaient de l’entrée, elle monte les escaliers jusqu’à sa chambre. Elle se cramponne à la rampe pour ne pas hurler de douleur. Ses pas sont lents et laborieux mais elle parvient finalement au sommet. Même le Maître qui porte pourtant bien ses siècles d’existence arrive avant elle.

Elle est sous la douche. L’eau chaude ravive ses terminaisons nerveuses. Le Maître lui a demandé de s’enduire le corps d’une lotion visqueuse. Son corps est désormais totalement violacé. Passer sur la plaie n’a pas été chose aisée. S’en écoule un liquide bleuté qui brûle légèrement la peau. Évitant d’agrandir l’ouverture qui forme déjà un large sourire de carte à jouer au-dessus de son nombril, elle pose le plus délicatement possible ses mains pour appliquer le baume. Elle sort finalement de la salle de bains avec une simple brassière et un short de pyjama. Sa blessure doit rester apparente pour le rituel. Elle s’étend sur le lit, le dos collé aux serviettes protégeant les draps de soie. Le Maître attrape délicatement ses mains afin de les nouer ensemble au battant supérieur du lit. Il fait de même avec les jambes. Elle sait bien que cela est inévitable, simple précaution face à ce qui va suivre. Elle n’apprécie toutefois pas le fait d’être ainsi totalement mise à la merci d’un autre qu’elle-même. Elle grimace. Cette position, ainsi tendue de toute part, provoque une brûlure intense au niveau de la coupure. Le Maître profite de cet instant d’inattention causé par la douleur pour appliquer d’un coup sec la mixture à base de cendre et d’orties fermentées. Un cri déchirant s’échappe d’Ailec. Se rendant compte de son oubli, le Maître noue un foulard autour de sa bouche. Vince tambourine à la porte. Il veut entrer, savoir ce qui se passe. Le Maître lui indique qu’il ne peut malheureusement pas le laisser voir ça. Il devra attendre. Résigné, Vince s’assoit sur le sol, adossé au mur adjacent à la chambre. Il refuse de la laisser seule dans cette galère.

Le Maître nettoie la plaie pour déposer une nouvelle mixture à base de vodka et d’éclats de miroir brisé. Ailec se cambre. Ses yeux s’injectent de sang. Elle a l’impression d’être transpercée de toute part. Ses dents se plantent si fort dans ses joues qu’elle peut sentir le liquide métallique se répandre dans sa gorge. De chaudes larmes sont quant à elles coupées en pleine course. La température corporelle de la jeune femme monte si vite que toute goutte d’eau s’évapore aussitôt à son contact. Elle devient brûlante. Ses membres se tordent dans tous les sens, cherchant à se libérer. Elle est prisonnière. Son cerveau refuse d’être mis en pause. Rien à faire, elle restera consciente jusqu’à la fin. Elle veut expulser ce mal.

Une nouvelle fois, il rince l’entaille. Elle est désormais à vif et la peau boursoufflée semble se mettre à respirer seule, gonflant puis dégonflant selon un rythme régulier. Ailec ferme les yeux pour amoindrir sa peine. En vain. Elle sent alors une lame métallique s’approcher. Elle ouvre les yeux en sursaut pour voir le Maître la poignarder. La douleur est puissante au point qu’elle pense être droguée. Tout chancèle. Elle ne sait plus si ce qu’elle ressent est réel. Les paroles psalmodiées par le Maître ne sont qu’un vague brouhaha. Seul le froid du métal pénètre son être. C’est lorsqu’il la retire que la chaleur devient insoutenable. Elle a l’impression d’être au cœur d’un brasier. Ses oreilles bourdonnent. Sa vision trouble tremble. La chambre devient psychédélique. Un stroboscope s’est emparé de son cerveau. Elle se met à convulser. Son corps s’agite en tous sens. Sa tête explose. Son cœur bat au rythme d’un troupeau d’éléphants sous ecstasy. Elle sent son souffle se couper. Elle voudrait crier mais aucun son ne sort de sa bouche. Seul s’échappe un fin filet de bave. Elle convulse. Ses yeux sont blancs. Quelque chose souhaite traverser son corps, s’en extirper. Elle le sent de l’intérieur. Finalement, un hurlement strident sort de sa bouche. Elle retombe. 

Une lame dentelée passe sur la plaie pour racler les résidus de lotion. Le Maître semble satisfait. Le démon demeure désormais prisonnier de sa lame. Il s’en est nourri, appâté, et s’est retrouvé pris au piège. Il ne reste plus qu’à refermer la plaie. Une goutte. Deux gouttes. Trois gouttes. La cire brûlante s’écoule lentement sur les tissus cicatriciels. Ailec est désormais bien trop épuisée pour pousser le moindre cri. Submergée par les nausées, les yeux à demi clos, elle remercie le Maître du regard. Satisfait, il bande son abdomen et la détache. Il éponge son front. La fièvre devrait diminuer rapidement. Il nettoie tout ce qui traîne et fait tout disparaître dans sa malle. Ce qui s’est passé restera entre elle et lui. Il est désormais temps pour lui de prendre congé. Il jette un dernier coup d’œil à la jeune fille avant de déverrouiller la porte de la chambre et de laisser entrer Vince, rongé par l’inquiétude, ce qu’il a entendu l’a laissé imaginer le pire. Ailec dort déjà. 

Le Maître s’en va, laissant Vince s’approcher. Genoux à terre, il caresse ses cheveux d’une main et se sert de l’autre pour enrober la sienne. Décidément, elle le surprendra toujours. Il semblerait que cette femme ait une force spéciale. Elle est incassable. Il n’a pas assisté à la scène et ne sait donc pas ce qu’elle a réellement subi mais les sons ont suffi. Plus jamais. Non, plus jamais il ne la laissera endurer pareil châtiment. Ses oreilles ont trop souffert de cet enfer.

Elle nage dans les ténèbres. Ses sens sont en éveil. Un souffle chaud caresse son cou. Elle ignore sa provenance. Ses mains se rétractent. Chaque parcelle de son corps est en tension. Elle se cambre. Son ventre se déchire. Ses entrailles vomissent des flammes. Ses côtes se brisent. Sa colonne vibre de toute part. Le sang jaillit de sa bouche tel un geyser. De fines éclaboussures se mêlent aux ossements qui jonchent le sol. Elle veut crier mais ses paroles se mêlent au liquide vermeil, ne parvenant pas à trouver la sortie qui les ferait retentir. Implosion. Explosion. Expulsion. Sa tête est en écho avec les soubresauts de son estomac. Les mains plaquées de chaque côté de sa tête, elle tente d’empêcher que celle-ci se fende en deux. Lumière aveuglante. Noir encombrant. De l’ombre à la lumière, tout n’est qu’éclair. Elle a du mal à respirer. Tout n’est que saccade. Tout se saccage. Droite. Gauche. Son cœur éclate. Elle le comprime si fort que ses ongles pénètrent la chair. La chaleur du sang sur ses tissus l’apaise. Elle sent l’organe expulser ses derniers jets. C’est la dernière danse. La dernière valse. Tout vacille. À genoux, elle se penche vers l’avant. Elle ouvre la bouche, prête à rendre. La main dans sa poitrine sent l’explosion. Ses ovaires sont comme des balles en verre dont les éclats entailleraient les parois qui l’entourent. Tout se comprime en elle. Elle est en train de s’atrophier. Elle disparaît. L’intégralité de son corps se morcèle. Les os du cou oscillent, vrillent, puis s’effritent. Les connections cessent. La lumière du bureau principal s’éteint. 

Ailec ouvre de grands yeux horrifiés. Elle est essoufflée. Elle se redresse sur le lit. Vince remue légèrement avant de s’éveiller, inquiet. Il se redresse à son tour, caressant le dos de la belle. Son souffle est court. Ses ongles sont plantés dans les draps. Sa place est totalement trempée. Elle passe une main dans ses cheveux humides. Une main sur la joue, perdue, elle se tourne vers Vince qui la caresse. Elle s’élance alors vers lui, déposant avec fougue ses lèvres sur les siennes. Il ne la repousse pas et lui rend son baiser avec passion. Une main sur sa taille, il passe l’autre dans ses cheveux. Il se rallonge quand elle monte à califourchon sur son bas ventre. Elle le sent qui se dresse gentiment. Elle se penche et lui mordille l’oreille. Il se redresse, plaçant ses mains dans son dos pour la bloquer tout contre lui. Il remonte sa main pour attirer sa tête dans le creux de son cou qu’elle lui mord. Ses dents s’intègrent parfaitement aux courbes de ses trapèzes. Il lui griffe le dos avant d’ôter la simple chemise de soie qu’elle porte. Elle se redresse. Ils se fixent. Il laisse une main balader avec douceur sur son bandage. Elle se mordille la lèvre. La bloquant de ses bras pour éviter tout remue-ménage dans sa blessure, il la bascule sur le côté afin de monter à son tour sur elle. Elle a toujours préféré être au-dessous. Elle en profite pour laisser glisser ses mains de chaque côté de ses hanches afin de descendre son bas. Ses mains le cherchent tandis que leurs lèvres se trouvent. Il comprime sa poitrine de ses mains puissantes. Elle se cambre, la tête basculée en arrière. Ses yeux fixent le plafond l’espace d’un instant. Les étoiles montent. Sa vision se floute. Ses yeux roulent. Ses mains se crispent. Il caresse son cou puis descend, embrassant pas à pas sa poitrine et ce qui lui succède. Ailec ressent des papillons dans le bas ventre. La déchirure. Son esprit craque. Puis plus rien. Le vide. Elle se réveille. Il fait jour. Vince est endormi. Leurs vêtements sont au pied du lit. Son regard parcourt la chambre de droite à gauche. Rien n’a bougé. Elle passe une main sur son bandage pour être sûre qu’il est en place. Aurait-elle recommencé à avoir des absences ? Tout est flou. Le Maître l’a exorcisée puis elle s’est endormie. Elle s’est réveillée. Ils se sont enlacés et elle est de nouveau partie. Sans doute était-elle trop éprouvée et n’a-t-elle tout simplement pas tenu le coup. Elle a certainement dû s’endormir avant qu’il n’attaque véritablement ses va-et-vient. Tant pis. Elle espère seulement qu’il ne s’est pas senti trop seul et qu’il ne lui en tiendra pas rigueur.

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