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C’est un peu livide (et l’air d’une gourde parfaite) qu’elle regarda les portes glisser alors qu’elle était accroupie à chercher un truc quelconque sur lequel appuyer.

Face à elle, un homme charismatique l’attendait, les mains dans les poches de son costume sur mesure.

Elle se redressa en toussant. Elle attrapa à la va-vite un mouchoir de papier et le montra à l’homme :

Il était tombé.

Conne pour conne, autant y aller à fond !

Le type portait un costume noir, une chemise noire, une cravate blanche et des chaussures blanches elles aussi. La cinquantaine neuve, les cheveux grisonnants sur les tempes, séduisant à croquer, il ébaucha un sourire mathématiquement parfait qui ne se voulait pas moqueur. On aurait pu se noyer dans ses yeux verts limpides et intelligents. Sur d’autres, l’assemblage anachronique de ce noir et blanc aurait paru ridicule, mais pas sur lui. Au contraire.

L’ascenseur fait cet effet à tout le monde la première fois, dit-il en avançant un pied pour bloquer la fermeture des portes. Comme on ne le sent pas gravir les sept cents mètres et quelques qui nous séparent du parking, on se croit coincé dedans.

Il lui tendit la main pour la relever et la sortir de là, avec délicatesse. Elle lui sourit pour le remercier.

Colonel Claude Santoro. Je suis votre supérieur direct.

Capitaine Ida Kalda. Du Bureau 09…

Son état de nervosité était dingue. Elle qui contrôlait toujours tout, d’habitude !

… en tout cas, j’imagine que je dois dire ça maintenant…

Il se serrèrent la main. Ils avaient tous deux une poigne de mains volontaire. Pas écrasante, mais la volonté et la réussite se sentaient dans les doigts et dans la manière de placer sa main dans celle de l’autre. La plupart des gens n’imaginait pas à quel point on pouvait tout connaître de leur personnalité par une simple poignée de main.

Pas exactement. Le Bureau 09 n’a pas d’existence officielle. Nous sommes des fonctionnaires de Bruxelles, de l’Union Européenne. Je vous dirai quoi dire selon les circonstances. Je vous fais visiter les lieux et on se met au boulot une fois que je vous ai expliqué le minimum vital, dit le Colonel. Ça vous convient ?

C’est parfait.

Elle reprenait souffle. Enfin une situation qui semblait conventionnelle et normale !

Il s’écarta pour la laisser entrer.

Antonio vous a briefée pour les entrées-sorties du bâtiment ? Ce n’est pas à prendre à la légère, nous sommes stricts sur la sécurité.

J’ai bien cru le comprendre.

Elle découvrit une immense pièce dans laquelle une bonne cinquantaine de bureaux équipés d’ordinateurs dernier cri s’étalait partout sans ordre précis. Une petite partie seulement de ces bureaux semblait utilisée : des photos personnelles y étaient posées, des dossiers en cours traînaient ici et là. Alors que sur plus de la moitié des bureaux, il n’y avait rien de personnel.

Elle constata non sans un frisson dans le dos qu’il n’y avait aucune fenêtre. Pas la plus petite ouverture pour voir dehors. Et le sentiment d’oppression né dans la cabine grimpa d’un cran supplémentaire. Un vrai sentiment d’angoisse.

Santoro l’observait découvrir son nouveau lieu de travail.

Ida comprit comme 2+2 font 4 qu’il analysait chacune de ses réactions : chaque clignement de paupières, chaque mouvement de muscles autour de sa bouche – même les plus imperceptibles –, chaque respiration ou chaque balancement de bras, chaque position de pieds lui donnait des informations sur elle. C’était un expert. Elle aussi. Elle savait comment contrer ce genre d’étude en live.

Vous êtes en sous-effectif ? demanda Ida en commençant à marcher entre les bureaux pour prendre en main la conversation.

Hors de question de perdre la face !

Pour l’instant, seul cinq ou six agents se trouvaient à leur poste. Mais il était encore tôt, neuf heures approchait. En toute logique, comme dans toutes les administrations de l’ouest européen, c’était neuf heures le début du boulot. Le colonel lui emboîta le pas, les mains à nouveau dans les poches de son pantalon aux plis impeccables. La voir prendre la direction de la discussion ne semblait pas lui déplaire.

Oui et non, dit-il. Nos effectifs gonflent ou se dégonflent en fonction de l’activité ou non de nos ennemis. Nous sommes 27 enquêteurs et soldats à l’heure actuelle, en dehors des dix-sept techniciens qui travaillent au Centac, que je vais vous présenter dans quelques minutes. Pourquoi ?

Elle ne voulait pas tomber dans son piège. Elle ne voulait pas qu’il dirige le jeu des questions-réponses.

C’est votre bureau, là ?

Elle indiqua du doigt, vers le fond de la pièce, à plus de vingt mètres d’où ils se trouvaient, contre le mur sans fenêtres, un bureau ovale impeccable et clean. Tout y était bien rangé, classé, ordonné.

Expliquez-moi comment vous l’avez deviné ?

C’est le vôtre ?

Oui.

Ida continua à déambuler entre les bureaux en désordre, posés à même une moquette blanche immaculée, comme les murs. Tout était blanc ici.

Il est à votre image, votre bureau, mon colonel. L’autre bureau ovale qui se trouve à côté du vôtre appartient probablement à un collègue à vous, un autre colonel, car il est le seul qui ait également cette forme concave. Et il se trouve collé au vôtre. Mais votre collègue est plus fougueux et instinctif. A n’en pas douter.

Le bureau qu’elle indiqua du doigt croulait sous les documents, les post- it, les A3 excells, les plans, les croquis, les photos. C’était un bordel monstre. Des documents reliés jonchaient même le sol, visiblement tombés de l’espace de travail.

Bien vu, capitaine : le Colonel Prax, c’est son nom. Nous dirigeons tous deux ce service. Je suis en charge du renseignement, lui de l’action. Vous ne l’aimerez sûrement pas, mais c’est votre supérieur au même titre que moi. Si vous sortez de ce bureau pour aller sur le terrain, vous serez alors sous ses ordres.

Bien reçu, mon Colonel. Je m’installe là.

Elle appuya la main sur un bureau et se tourna vers son supérieur.

Elle le surprit à relever les yeux qui… devaient traîner sur ses jambes, ses pieds ou son cul, au choix. Elle fit mine de ne rien avoir remarqué. Mais il ne fut pas dupe.

Ils se sourirent.

C’était un bureau coincé dans un angle de la pièce, à l’opposé de tous les bureaux utilisés par le personnel. Personne ne pouvait passer derrière son siège pour voir son écran et c’était la base de ce qu’il fallait pour qu’elle fasse bien son job. Si elle voulait jouer au solitaire pour se calmer l’esprit, elle n’avait pas envie qu’une pléthore de collègues voie ses prouesses ou aille baver qu’elle était une feignasse. Elle ne l’était pas et elle détestait qu’on pense ça d’elle. Mais parfois, pour réfléchir ou décompresser, un petit Solitaire faisait du bien.

Elle déposa son sac à main et son sac de voyage sur le siège pivotant à roulettes.

Claude Santoro s’adossa à un bureau vide, les bras croisés, visiblement amusé par son jeu de prise de pouvoir sans pour autant en être contrarié.

Trois ou quatre secondes furent silencieuses. Ils s’observaient, se jaugeaient.

C’est lui qui reprit la main :

Capitaine, savez-vous pourquoi nous vous avons sélectionnée ?

J’avoue que non, mon colonel.

Il se redressa et d’un signe de la main lui indiqua de le suivre :

Vous avez pris le bureau le plus éloigné du Centac et du Centrac. Vous allez devoir apprendre à courir, Capitaine Kalda. A traverser tout ce putain de méandre de bureaux et à marcher sur les tête de vos collègues s’il le faut quand c’est urgent. Si on vous a choisie, c’est que vous êtes première en tout ce que vous entreprenez. Bac à 13 ans avec une moyenne de 19.75, première de votre promo à Quantico, première à la fac pour votre doctorat, auteure d’une thèse qui fait désormais référence sur les « nouveaux criminels indétectables par les méthodes traditionnelles dont disposent les agences de renseignements dans le monde » – je l’ai beaucoup appréciée, un véritable manuel en vérité, dont les préconisations devraient être mises en place partout… – et un 20 sur 20 à nos tests de recrutement, un exploit encore jamais atteint en cinquante ans d’existence. Sans oublier un taux de réussite de vos affaires à Interpol de 92 %, ce qui vous place dans les 6 agents les plus performants depuis la fin de la seconde guerre mondiale de cette vénérable institution internationale.

Elle ne le savait pas elle-même ! Il continua :

On vous a proposé de travailler dans tous les services secrets de la planète, des directeurs en personne vous ont contactée de partout, mais vous avez choisi Interpol, un truc de flics sans réel pouvoir, ce qui est étrange. Il faudra que vous m’expliquiez ça un jour, mais pas maintenant. Saviez-vous que statistiquement il n’y a qu’une personne comme vous par décennie ?

Il passait la brosse dans le sens du poil.

Le Bureau 09, et j’en suis certain, vous ne connaissez pas son rôle. Il est de traquer et d’emprisonner les Déviants. Nous nous trouvons dans un bâtiment au centre de Bruxelles capable de résister à une attaque nucléaire. Il n’y a aucune ouverture, aucune porte, aucune fenêtre. C’est un bâtiment qui contient tout ce qu’il faut si la guerre nucléaire éclatait demain. Ici, nous ne sentirions que quelques secousses, rien de plus. Il est construit selon les normes Nippones pour les tremblements de terre. Sous les fondations, il y a d’énormes ressorts pour absorber les chocs. Et les murs blindés de vingt-cinq mètres d’épaisseur nous protègent de tout.

Silence. Elle savait qu’il attendait une question de sa part. Pendant ce temps-là, ils continuaient à progresser vers le mur à l’opposé de son nouveau bureau.

Les déviants, vous dîtes ?

Exactement, les Déviants ! Des êtres abjects, des ennemis de la démocratie qui utilisent des pouvoirs disons… extra-ordinaires pour changer l’ordre du monde, instaurer le chaos, la guerre, les dissensions, la discorde ; qui jouent avec les ressources planétaires, s’insèrent dans les discussions diplomatiques et montent les peuples les uns contre les autres sans jamais être ni détectés, ni identifiés. Une fiente de l’espèce humaine que nous sommes chargés de contenir et d’abattre.

Elle n’avait jamais entendu parler de ces Déviants.

Mon colonel, cela semble un peu… surréaliste, comme description.

Pourtant, tout est vrai. Depuis des siècles, peut-être même plus, ils sont les mains invisibles qui modèlent le monde selon une philosophie qui leur est propre et que nous ne connaissons pas. Pas encore.

Le colonel Santoro ralentit et stoppa complètement lorsqu’il comprit que sa nouvelle subordonnée ne le suivait plus.

Ida, immobile au milieu d’une travée, le fixait d’un regard sceptique.

Santoro revint sur ses pas. Il parla à sa montre en marchant. Il marmonna des trucs à son cadran.

Les murs du fond vers lesquels ils se dirigeaient se transformèrent en vitres transparentes (du verre polarisé, bien sûr !).

Deux pièces se dessinèrent au-delà des vitres teintées.

Une énorme salle de contrôle contenant des centaines et des centaines d’écrans de toutes les tailles, et des consoles complexes devant lesquelles des techniciens tapotaient avidement.

Et une autre salle de réunion, attenante à la première, composée d’une table ovale d’au moins 20 places, juste à côté.

Santoro indiqua les deux salles du doigt :

Ici se cachent les secrets du Bureau 09. A droite, avec tous les écrans, c’est le Centac : la Centrale Tactique. C’est ici que nous traquons ces déviants et que nous accumulons les renseignements sur eux. A côté, la salle de réunion est le Centrac : la Centrale d’Action, d’où nous pilotons toutes les actions sur le terrain pour capturer ou tuer les Déviants.

Il n’était plus qu’à deux mètres d’elle. Son parfum l’enivra un instant.

Capitaine Kalda, depuis ce matin, vous êtes un officier supérieur de ce service. Vous allez diriger des hommes pour enquêter, vous allez diriger des hommes depuis le Centac partout dans le monde et parfois, vous serez même sur le terrain pour contrôler et diriger des opérations sensibles. Capitaine, vous allez disposer ici d’un pouvoir réel sur les événements du monde. Il y a au total quatre capitaines qui mettent en pratique les ordres que Prax ou moi donnons. Et vous avez carte blanche pour faire en sorte que ces ordres soient efficacement exécutés et donnent des résultats probants.

D’accord. C’est quoi les Déviants ? C’est qui ? Ils sont où ? Ils sont combien ? On parle bien d’êtres humains, n’est-ce pas ?

Santoro reprit sa marche vers le Centac, la pièce bourrée d’écrans.

Les Déviants… le fléau de l’humanité. Nul ne connaît leur existence et pourtant ils influent sur chaque moment de notre vie. Ils sont les plus dangereux ennemis que la démocratie n’ait jamais eu à affronter.

Il ouvrit la porte du Centac après s’être fait scanner les deux yeux.

200 écrans de toutes les tailles possibles et imaginables se chevauchaient sur une superficie concave de vingt mètres de long au milieu duquel des techos tapotaient sur des tas de claviers de différentes couleurs.

Depuis ici, nous sommes reliés à toutes les webcams du monde, à tous les systèmes de sécurité privés ou publics utilisant Internet, à tous les moyens de communication, y compris ceux qui sont cryptés, à tous les échanges de SMS, de communications téléphoniques, à toutes les discussions Skype, à tous les réseaux sociaux. Du monde entier.

Il se tourna vers elle. Son air grave la surprit.

Pour répondre à votre question, capitaine Kalda, les Déviants, ce sont des gens capables de changer le monde en nous faisant croire que tout est vrai alors que tout est faux. Si ça se trouve vous n’existez même pas, ou moi je n’existe pas et je ne suis même jamais né, et pourtant vous et moi pensons que je suis vrai et que vous êtes vrai. Dites-moi, capitaine Kalda, a quel moment avez-vous considéré que vous étiez vivante ? Quand vous repensez à un événement de votre passé, quel est l’instant où vous avez eu la certitude de l’avoir vécu ? Sans aucun doute possible ? Existez-vous vraiment ? A quelle preuve pouvez-vous vous rattacher pour le prouver ? Ce service, cette ville, cette planète sont-ils le fruit de l’imagination de quelqu’un ? Ou un rêve, ou une illusion ? Comment pouvez-vous répondre à ces questions, capitaine Kalda ?

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