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Il n’était que 18 heures mais il faisait déjà sombre. Les nuages mangeaient petit à petit le ciel limpide. Ils roulaient les uns sur les autres, énormes, des arcs électriques silencieux éclataient à chacune de leur rencontre.

Cette nuit, il allait saucer un déluge de chez déluge ! Stan écarta un peu plus ses rideaux.

Des flammes grimpaient ça et là, dans des fûts, sous les piliers de béton armé larges de plusieurs mètres et noirs de la crasse des pots d’échappement des voitures roulant au-dessus d’eux. Les piliers soutenaient la quatre voies entourant la Défense, à plusieurs dizaines de mètres là-haut.

Les flammes dans les fûts de tôles faisaient danser les ombres des clodos qui s’agglutinaient autour pour se réchauffer. Les feux esquissaient les maisons en carton, en contreplaqué, en tôle ondulée ou en tissu, construites à la va-vite dans les coins et les recoins de cet immense terrain vague fait de collines de gravats, vestige de ce qui fut un quartier-village où il faisait bon vivre, jadis, et qu’on détruisait quotidiennement et méthodiquement depuis treize ans.

Même la fenêtre de sa chambre fermée, il entendait le roulement permanent des voitures sur la rocade cernant l’immense centre d’affaires mondial, le temple du néo-capitalisme, l’empire qui volait le monde entier pour son propre profit, protégé par des politiciens qui avaient vendu leur âme au diable.

Un nid de scorpions ou la prime reviendrait au meilleur escroc.

Sa maison se trouvait exactement en-dessous d’un échangeur ou plus d’un million de voitures circulait chaque jour. A force, on n’y faisait plus attention ; et c’était ça le plus grave.

Stan termina de préparer son sac quand sa mère frappa à la porte de sa chambre.

Ouais !

Sa mère entra. Elle faisait plus vieille de dix ans, ses rides trahissaient son angoisse. Elle tortillait sa robe, inquiète, les doigts tout crispés sur son tissu.

Chéri, tu sors ce soir ?

Oui, M’man.

Sa mère entremêla ses mains à s’en faire claquer les phalanges, nerveuse. La maison qu’ils habitaient ne se trouvait nulle part entre la Défense et Nanterre et Courbevoie. Dans un No Man’s Land total d’un kilomètre de long et de deux kilomètres de large où, depuis plus de dix ans, les propriétaires terriens rachetaient les terres et les maisons pour tout raser, dans l’espoir de construire un nouveau centre commercial encore plus énorme que les 4 Temps.

Plus gros, plus grand, plus ludique, plus attractif, plus générateur de bon bénéfices bien frais !

Ses parents refusaient de vendre et sa maison était maintenant au milieu des ruines des autres maisons et des immeubles que leurs propriétaires avaient abandonnés contre une signature en bas d’un contrat qui les ruinait littéralement. Il ne restait plus qu’une douzaine de maisons individuelles encore debout, que leurs proprios refusaient de quitter : des héros !

La ville travaillait à mettre dehors ces récalcitrants le plus rapidement possible pour que les travaux puissent enfin commencer. C’était un combat juridique de tous les jours, perdu d’avance, tout le monde le savait, mais ces douze familles rebelles comptaient bien retarder le plus longtemps possible ce projet.

Ne me dis pas que tu vas à une manif, Stan…

Si. Je pourrais te mentir pour te rassurer, mais je vais lutter contre l’abrogation de l’argent liquide. Place de la Nation. Ils en ont parlé aux infos. Va y avoir plus de 100.000 personnes. Ils ont besoin de moi, tu le sais.

Depuis des semaines, toutes les nuits, le peuple se réunissait pour hurler son refus de voir disparaître ce bon vieux cash, le fric, le flouze, les pépètes.

Chaque nuit, ça dégénérait en affrontements jusqu’au petit matin.

Les journaux ne parlaient plus que de ça.

Le gouvernement d’extrême-droite élu soi-disant pour lutter contre l’argent facile, la corruption et le système ne faisait que consolider le pouvoir de leurs meilleurs potes : les banquiers.

Ils avaient fait plus pour eux en six mois que Macron et Hollande réunis en 10 ans. Le liquide ne représentait que 3 % du total de l’argent manipulé dans le monde. Et dans ces 3 %, seul 5 % étaient considérés comme de l’argent sale. Leurs arguments étaient bidons, leur véritable objectif était tout autre : cette loi était faite pour contrôler les populations. Si on savait ce que tu achetais, où tu l’achetais, si on pouvait comparer ce que tu gagnais à ce que tu dépensais, les banques disposaient d’un pouvoir absolu. Si tu achetais ta baguette de pain avec ta carte au lieu de donner une pièce de 1 euro, tu donnais de précieuses informations sur toi et ta famille.

C’était insoutenable comme idée. Plus jamais ton argent ne t’appartiendrait. Tu serais entièrement et totalement sous le joug de la banque qui déciderait si oui ou non ton achat serait bon pour toi ou non. Ton argent ne serait plus le tien, tout simplement, il ne serait plus qu’une suite de 1 et de 0 dans des logiciels.

Autre loi folle passée la semaine précédente : manifester était devenu interdit.

Et depuis le vote de cette loi débile, passée à 4h12 du matin avec trois députés de la majorité dans l’hémicycle, eh bien ! tout le monde manifestait contre tout. C’était la même situation qu’en 1919, aux USA. Quand le gouvernement décida que l’alcool était interdit, tout le monde se mit à picoler et des empires mafieux naquirent grâce à cette interdiction, empires qui existaient toujours de nos jours alors que l’amendement lui-même avait été annulé treize ans plus tard.

Chaque nuit, il y avait des morts, les CRS et les flics s’en donnaient à cœur joie pour tabasser et tabasser encore. Depuis dix jours, ils disposaient même du droit de tirer à balles réelles si l’envie leur en prenait. Pas de chance pour eux, en face on ne se laissait pas faire. La résistance s’organisait et s’équipait.

Sa mère s’affaissa, comme déjà épuisée par ce qui allait suivre. D’ailleurs, elle ne dit rien.

Heureusement.

Stan n’avait pas envie d’un affrontement.

Je vais être avec Bibi, dit Stan. On sera à l’extérieur du mouvement, te fais pas de mouron. D’accord ?

Sa mère dit :

Ouais, tu parles ! Je te vois partir et je sais pas si tu seras encore en vie demain. Tu crois que je dors bien ? Et ton père, tu crois qu’il décroche de la télé quand il sait que t’es pas là ?

Elle pleurait presque.

Marcel Kross avait conduit toute sa vie des camions de 38 tonnes chargés à bloc de matos de construction pour les immeubles et les buildings. Il les avait chargés et déchargés à la force du poignet. A 57 ans, il était dans un fauteuil et se lever était un calvaire. Son dos le faisait tellement souffrir qu’il ne pouvait plus rien faire. Il passait son temps dans le salon à alterner télé et mots croisés, dans son gros fauteuil à accoudoirs défoncés. Il s’endormait devant les émissions de chasse de la nuit pour se réveiller trois heures plus tard devant des larbins qui s’agitaient sur un plateau pour souhaiter une bonne journée à tous. Sa femme, infirmière au chômage depuis neuf ans, attendait sa pension de retraite avec impatience, dans cinq ans. Depuis que tous les hôpitaux avaient été privatisés, trouver un job était impossible. Pour l’instant, ils touchaient à peine sept cents euros par mois pour trois.

Difficile de vivre avec ça !

Stan savait qu’elle ne le comprenait pas : toutes ces manifs, tout ce côté révolutionnaire, cette résistance de plus en plus violente ; mais c’était pour eux qu’il le faisait aussi, en un certain sens. Même s’ils étaient loin de le comprendre.

M’man, tout va bien se passer. Tu as mon numéro, si tu vois que je suis pas rentré vers 7 ou 8 heures du mat’, tu me téléphones, d’accord ?

N’oublie pas ta canne, hein…

Stan Kross ferma son sac à dos et l’enfila. Il mit sa capuche après avoir fixé son bandana autour du cou, pour respirer au milieu des gaz lacrymogènes et attrapa sa béquille, sa troisième jambe.

Sans elle, il n’irait pas bien loin.

Tu as pris ta morphine ? Et des réserves si tu ne rentres pas à l’aube ?

J’ai tout prévu, t’inquiète.

Au fait, Stan, il faut que tu ailles voir ton grand-père à l’hospice. C’est son anniversaire dans une semaine. Il t’attend avec impatience.

Je vais y aller. J’ai pas oublié.

Son portable fit bip-bip. Il le regarda d’un œil.

Bibi m’attend.

Il embrassa sa mère sur la joue. Elle sentait le terreau. Elle avait dû bosser dans ce qui lui restait de jardin, au milieu des gravats et des déchets que les riverains protégés de l’expropriation venaient jeter la nuit par flemmardise d’aller jusqu’au centre de retraitement écolo.

Elle l’agrippa. Fermement.

A son oreille, elle lui souffla :

Jamais tu ne pourras le faire revenir, tu sais ?

Stan Kross la poussa si fort qu’elle s’en alla cogner contre le mur d’en face, dans le couloir. Lui-même resta glacé par son geste. Il s’enfuit et claqua la porte d’entrée, furieux contre lui-même, haineux contre elle.

Il détestait laisser ses parents dans cet état. Il se détestait d’avoir fait ça.

Il détestait encore plus qu’elle lui parle d’André.

Tout juste entendit-il un « bonne chance, mon grand » de la morne voix de son père en train de se faire laver le cerveau par une émission débile sans même tourner son regard vers lui.

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