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Que l’ennemi ne sache jamais comment vous avez l’intention de le combattre, ni la manière dont vous vous disposez à l’attaquer, ou à vous défendre. Car, s’il se prépare au front, ses arrières seront faibles ; s’il se prépare à l’arrière, son front sera fragile ; s’il se prépare à sa gauche, sa droite sera vulnérable ; s’il se prépare à sa droite, sa gauche sera affaiblie ; et s’il se prépare en tous lieux, il sera partout en défaut. S’il l’ignore absolument, il fera de grands préparatifs, il tâchera de se rendre fort de tous les côtés, il divisera ses forces, et c’est justement ce qui fera sa perte.

(L’Art de la Guerre – Tsun Tzu)

C’est celui-là, annonça doucement Bibi en longeant les cars de CRS casqués qui s’alignaient sur toute la largeur de l’avenue Dorian, boucliers, matraques, flash balls, lance-grenades et fusils à pompes à balles réelles en main.

Il est presque 20h30, faut se magner le cul.

Ils entrèrent dans un immeuble coincé entre un vendeur de téléphonie mobile et un coiffeur qui avaient tiré tous deux leurs rideaux de fer. Ils franchirent la première porte grâce à une clef de facteur achetée sous le manteau à son propriétaire deux ans plus tôt, par Stan.

Comme tous les immeubles parisiens, il y avait un sas à franchir avec un code de sécurité ou des interphones pour la seconde porte. Bibi repérait à l’avance les immeubles avec digicode. Il repérait aussi toutes les planques, toutes les sorties, toutes les échappatoires en cas de coup dur. C’était une partie de son job.

Il préparait l’arrivée et la fuite. Stan se plaça de manière à cacher son pote, jouant dans le vide avec son téléphone éteint pour faire diversion.

Bibi tira la tablette de son sac et la connecta au clavier en cinq secondes.

Il tapota des lignes de codes qui s’imprimaient en vert sur fond noir sur son écran. C’était vintage comme couleurs, très eighties. Les jeunes geeks étaient tous accrocs à ça en ce moment.

Stan vit deux flics, à trois ou quatre mètres de l’entrée, qui les observaient à travers leurs visières d’un noir d’encre. L’un d’eux commençait à se rapprocher, le fusil à pompe posé sur l’épaule.

On est checkés, man. Grouille ton gros cul.

J’ai pas un gros cul, gros con d’éclopé.

Il entendit un bip et la seconde porte s’entrouvrit.

Et voilà le boulot ! dit Bibi tout fier en franchissant la porte comme s’il avait toujours vécu là, son matos glissé sous son poncho dégoulinant de flotte.

Stan le suivit et les CRS reportèrent leur attention sur la Nation d’où s’élevait un brouhaha de slogans anti-capitalistes.

Il faut prendre l’escalier, annonça à regret le hacker. Il y a une caméra de sécurité dans l’ascenseur. Circuit fermé. Trop long à pirater.

Fait chier.

Ça va aller tes jambes ?

Monte et occupe-toi de ta graisse.

Neuf étages à monter, pour Stan, c’était l’enfer. Au-delà du troisième, les douleurs dans ses jambes devenaient infernales. Mais le pauvre Bibi, lui, devait traîner ses cent trente kilos avec difficulté. Au second palier, il était déjà essoufflé comme un bœuf. L’un comme l’autre souffraient en silence.

Donne-moi un jetable, dit Stan en enfilant des gants chirurgicaux. Faut que j’appelle le Martien pour lui dire qu’on sera en place dans vingt minutes.

Bibi fouilla dans son sac et lui tendit un jetable à usage unique encore emballé dans son plastique de protection.

Stan déchira l’emballage et composa un numéro.

L’Épervier sera en place dans vingt minutes, dit simplement Stan sans s’annoncer.

Tarde pas ! répondit le Martien. Son interlocuteur raccrocha.

Stan cassa le téléphone en deux et le lança dans la cour par une fenêtre de l’escalier.

Le Martien était le nom de code d’un des organisateurs du collectif Liberty Warrior qui coordonnait toutes les manifestations à Paris depuis plusieurs mois.

L’Épervier – Bibi et Stan en l’occurrence – était la pièce majeure du dispositif. Tout le monde savait qu’ils existaient, personne ne savait qui ils étaient, ni même qu’ils étaient deux. Tout le monde, révolutionnaires comme flics, croyaient que l’Épervier n’était qu’une seule personne.

De leur côté, Stan et Bibi n’avaient jamais rencontré le Martien autrement que par des discussions cryptées sur un chat IRC sécurisé par le réseau TOR doublé d’une couche VPN dernier cri. Ils ignoraient tout de lui. Lui ignorait tout d’eux. Mesure de sécurité maximale.

Les organisateurs sur le terrain comptaient sur l’Épervier pour savoir où, quand et comment diriger les groupes de manifestants. C’était bien plus organisé que ce que les policiers – devenus la milice privée du gouvernement – ne pouvaient s’imaginer. C’était une guérilla, une vraie résistance à la dictature mise en place depuis trente ans par les gouvernements de droite et de gauche.

Et leur rôle d’Épervier multipliait les forces de frappes des manifestants, surprenant à chaque fois les stratèges ennemis. Et si l’art de la guerre avait été enseigné à l’école, Stan aurait été premier de sa classe. Il excellait plus que tout le monde là-dedans.

Ce n’est que quinze minutes plus tard qu’ils ouvrirent la porte du toit. On aurait dit que Bibi sortait de la piscine tant il transpirait. Il respirait comme un asthmatique. Stan boitait puissance dix, ses douleurs l’empêchaient presque d’avancer.

Bibi posa un doigt sur sa bouche pour dire à Stan de ne faire aucun bruit. Et du doigt, il indiqua deux tireurs d’élites installés à trente mètres, allongés, l’un avec des jumelles, l’autre avec son fusil à lunette. Ils portaient des oreillettes et discutaient de ce que leur talkie-walkie émettait, ce qui devait couvrir les sifflements rauques de Bibi et le clac-clac léger de la béquille de Stan.

Doucement, Stan et son pote marchèrent dans le sens opposé, grimpèrent une échelle tant bien que mal. Ils contournèrent des installations d’aération pour enfin se retrouver au-dessus de la Place de la Nation.

Un vrai champ de bataille.

On y est, dit Bibi en posant son sac. Allonge-toi, ils ont mis des tireurs sur les toits entre chaque avenue. Ils surveillent le sol donc ça devrait aller, mais faut pas bouger.

Stan s’envoya deux pastilles de morphine qu’il coinça contre sa gencive.

Dans cinq minutes, ses douleurs diminueraient. Un peu.

Bibi étala une couverture épaisse. Il en sortit une seconde, mais de survie celle-là, qu’il étala par-dessus eux une fois qu’ils furent allongés côte à côte sur la couverture épaisse.

La couverture ultra-fine qui les recouvrait totalement était le même genre de matériel qu’utilisaient les pompiers, ces machins qui ressemblaient à des feuilles de papiers alu, comme on voyait dans tous les films.

Sauf que la leur était d’un noir d’encre.

Elle retenait la chaleur et empêchait les snipers équipés de détecteurs thermiques de repérer la température de leurs corps. C’était tout bête, mais c’était efficace.

Chacun déballa son matos dans une obscurité presque totale. Allumer une lumière aurait été bien trop dangereux.

Stan fixa un casque de communication à son oreille qu’il relia à un gros téléphone satellitaire. Puis il connecta le téléphone à la tablette de Bibi par un câble, qui elle-même était branchée à un appareil, une sorte de vieux poste de radio à ondes courtes dont l’écran archaïque affichait des courbes de fréquences de différentes couleurs.

Ce système, que Bibi avait fabriqué entièrement, permettait de changer de lieu sept fois par seconde. Si on essayait de les repérer, ils apparaîtraient partout dans le monde, rendant impossible tout traçage. Comme toutes les pièces dataient des années quatre-vingts, genre vieil auto-radio à cassettes, aucun contre-système hyper-perfectionné ne pouvait les localiser.

Collé contre lui par manque d’espace, Bibi mit à son tour un gros casque sur ses oreilles et se connecta aux canaux sécurisés de la police et de l’armée. Il entendait en temps réel tous les ordres qui étaient donnés, toutes les discussions entre les différentes unités.

Épervier à Martien. Épervier en place, annonça Stan tout doucement dans son micro. On évalue la situation.

Des grésillements permanents montaient ou baissaient d’intensité tout le temps, c’était l’inconvénient de ce moyen de communication. Du pur système D.

Fait voir une photo aérienne de la place et des huit cents mètres autour, demanda Stan à Bibi qui tapait déjà du code pour se relier à il ne savait quel satellite.

Bibi lui tendit la tablette pendant que Stan commençait à observer avec des jumelles thermiques toutes les rues et tous les immeubles qui entouraient la place, soulevant à peine la couverture de protection.

En bas, c’était le délire : ça hurlait, ça bougeait dans un chaos total. Des hommes et des femmes de tous les âges et de toutes les conditions sociales venaient de toute la France pour être là.

Il y avait des manifestations similaires dans toutes les capitales du monde, tous les soirs depuis des semaines. Même les journalistes corrompus jusqu’à la moelle commençaient à parler d’insurrection et chez DFV-TV, un présentateur avait osé utiliser le mot « révolution » avant de se faire virer par l’actionnaire de la chaîne, un milliardaire connu pour ses amitiés douteuses (pour ne pas dire mafieuses) avec les gouvernements et les pires banques du monde.

Autant ces escrocs de politiciens avaient réussi à faire passer une tonne de lois liberticides sans trop de casse, autant l’abolition définitive de la monnaie et des billets était la goutte d’eau qui avait fait exploser le vase qu’ils croyaient incassable.

Ils avaient atteint le point de rupture et ne s’y attendaient absolument pas.

Ne plus avoir d’argent liquide, c’était ne plus posséder son argent. C’était faire mourir, au sens propre du terme, des centaines de milliers de personnes exclues du système bancaire qui ne pourraient plus rien acheter ni vendre. C’était pouvoir couper les vivres d’un simple clic de tout contestataire, de tout média anti-mainstream, de toute organisation non-gouvernementale qui fouillerait un peu trop les égouts puant de la coalition médiatico-politico- bancaire.

Et avec les lois qu’ils avaient fait passer ces dernières années, un gouvernement pouvait décider à tout instant de prendre tout ou partie des placements et des comptes-courants pour refinancer les banques suites à un crack boursier, ou pour rembourser les dettes des pays, ou pour mener une guerre, sans qu’aucun citoyen ne puisse contester.

Enlever l’argent liquide était la dernière pièce de l’édifice qu’ils construisaient depuis la création de la Zone Euro. Pour beaucoup de monde qui n’avait jamais bougé jusqu’à maintenant, l’annonce avait été comme un difficile réveil d’après cuite.

D’un coup, c’est comme si le soleil avait éclairé le naufrage du navire démocratique. Le Titanic n’était pas en train de couler. Il était déjà sous la surface… Ceux qui se trouvaient à la Nation faisaient partie de ceux qui espéraient revoir le ciel et avoir assez d’air dans les poumons pour respirer.

Les lignes de flics reculent de quatre cents mètres dans chaque avenue, dit Bibi en serrant le casque contre ses oreilles. Il y aurait plus de 450.000 manifestants en bas et des centaines de bus continuent à arriver de province. Ils attendent toujours l’ordre de réquisition de l’armée par le préfet. La gendarmerie mobile vient de déployer des renforts dans tout le secteur de l’Élysée et de Matignon, au cas où la foule se déplacerait par là-bas.

Ils flippent sévère, les cadors, se marra Stan. Ils ont peur que le gouvernement soit renversé.

Stan jubilait. C’était énorme ce qui était en train de se passer. Un vrai mouvement international de contestation prenait enfin forme après des mois de guérilla et d’actes de résistance de petite envergure.

Dans ses lunettes, il repéra plusieurs agents à l’intérieur d’appartements qui, comme lui, jaugeaient la situation. Des gars des services secrets, de la DGSI.

Il mémorisa leurs positions.

Sur la tablette, avec la vision aérienne, les lignes de forces étaient claires.

Épervier au Martien, dit Stan.

Martien à Epervier, 3 sur 5, grésilla une voix dans son écouteur.

Ils ont laissé au nord Saint-Antoine et Voltaire libre. Ils vont charger par le sud. Impossible de passer par les autres avenues, elles sont blindées. Voltaire et Saint-Antoine sont des pièges pour que vous fuyez par là. Une fois que vous serez dedans, vous serez pris en étau par votre droite et votre gauche à chaque intersection. Il y a des milliers de Mobiles dans toutes les rues latérales.

Solution ? demanda le Martien.

Forcer le passage par la petite et courte avenue de Taillebourg. Dégage les manifestants qui se trouvent devant. Les flics avanceront leurs lignes et seront fragilisés. L’avenue n’est pas large, donc vous pourrez casser leur résistance plus vite car ils sont moins nombreux. Si tu peux glisser deux cents guerriers entraînés par leur revers qui les prennent en tenaille, tu gagneras de précieuses minutes. Une fois la rue ouverte, remontez ensuite Charonne par le nord jusqu’aux Père-Lachaise, le plus vite possible. Envoie des petites équipes péter les chaînes des portes du cimetière, faut pas que vous soyez bloqués devant. Une fois à l’intérieur, vous pourrez mener un combat plus équilibré car ils seront divisés en toutes petites unités. Vous serez à force égale, pour la première fois depuis longtemps.

Bien reçu, Épervier.

Prépare plusieurs équipes de casseurs sans pitié et place-les au sud de la place pour faire diversion et retenir le plus longtemps possible ceux qui pourraient vous prendre par derrière. Créez une barrière infranchissable dans le sud pour que le nord soit votre terrain de bataille. Les méchants vont croire que vous cherchez un combat frontal. Ils ramèneront plusieurs bataillons du nord vers le sud, ce qui vous laissera le temps de rejoindre le Père-Lachaise car ils se seront désorganisés sur ce front. Quand ça commencera à chauffer au sud et que vous vous frayerez un passage par Taillebourg, on se déplacera pour superviser le combat au Père-Lachaise. On donnera le top départ.

Martien à Épervier, bien reçu. Merci mec.

Épervier à Martien. Bonne chance. Over.

J’avais pas prévu ça, dit Bibi. Je commence les repérages pour le Père Lachaise si ça tourne comme tu l’as dit. Chouette plan, comme d’hab.

Des hélicoptères balayaient de leur faisceaux puissants les manifestants, les immeubles et les toits. Planqués sous leur couverture, Bibi et Stan ne bougèrent pas. Un faisceau passa à deux ou trois reprises sur eux.

Tu as la cape de Frodon, c’est ça ? chuchota Stan en se marrant. Bibi s’en étouffa presque pour ne pas éclater de rire.

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