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Santoro passa la journée complète à lui expliquer l’inconcevable, preuves et documentations à l’appui… sans jamais lui donner la clé pour tout comprendre.

Il voulait d’abord qu’elle voie de quoi ces Déviants étaient capables avant de lui révéler comment ils le faisaient. Car s’il avait commencé par le comment, elle ne l’aurait tout simplement pas cru.

Il passa la journée à lui montrer les faits. Il n’allait pas tarder à lui parler de la cause qui engendrait ces faits, on y arrivait, elle le sentait.

Un bip annonça depuis l’horloge murale que 22 heures venaient de sonner. Depuis 14 heures, elle découvrait une facette du monde inimaginable, même en rêve… ou plutôt en cauchemars.

Étrangement, un peu partout dans la salle, des affiches proclamaient en caractères gras impossibles à rater :

N’oubliez pas : ne DORMEZ JAMAIS ici !

Toute la journée, elle observa la vingtaine d’agents – sa future équipe – enquêter et chercher les Déviants en analysant et comparant de monumentales bases de données provenant du monde entier et de tous les services secrets de la planète, en croisant les infos diffusées par des dizaines de milliers et de milliers de canaux, en analysant les enregistrements de tous les voyageurs dans le monde à travers les visas, les photos anthropométriques, les réservations de billets d’avions ou de trains, en écoutant des morceaux choisis par la NSA de l’enregistrement de millions de conversations provenant des messageries privées, des mails ou des téléphones fixes ou cellulaires, en sondant des parties du monde avec des satellites d’espionnage de cartographie surpuissant qui donnaient des détails au mètre près.

C’était vertigineux.

Mais ce qu’ils faisaient revenait à vouloir trouver une miette de pain dans un champ complet couvert de bottes de foin. Ça semblait futile.

Bon, elle n’en était qu’à ses premières heures ici, elle allait au moins attendre quelques jours avant de se faire une opinion plus ferme sur cette première impression.

Et ne pas se faire remarquer trop vite, une de ses spécialités…

Certains agents travaillaient parfois deux ou trois jours de suite sans s’arrêter. Il n’y avait pas d’horaires fixes de boulot. On travaillait le plus possible, voilà tout. Et si on trouvait une piste, on ne la lâchait plus. Les heures sup, les week-ends, tout ça, à la poubelle. Ici, ça fonctionnait autrement.

Puis, seconde étape, agir pour éliminer un Déviant quand on en dégotait un, soit en le capturant si c’était possible, soit en le tuant. Tous ici disposaient du « permis de tuer », comme on aurait dit dans James Bond.

C’était tout à fait contraire à ses principes de justice, mais en même temps, les hommes et les femmes contre qui ils luttaient était tellement… différents et dangereux qu’elle en arrivait presque à concevoir cette solution comme acceptable.

Et elle se détestait de s’autoriser à penser ça ! Ce n’était pas elle !

Elle comprenait aussi pourquoi son salaire annuel avait quintuplé et pourquoi on lui avait donné une carte bleue gold avec un plafond hebdomadaire de cent mille euros pour les opérations sur le terrain ou l’achat d’infos privées. Pas de justificatifs à donner, elle pouvait même aller les claquer au casino si l’envie lui en prenait !

Santoro revint après un café et sa pause clope. Il y avait une salle de repos avec fauteuils, canapés confortables, télé, machine à café gratuite pas trop dégueulasse, quelques revues à jour (pas comme chez les médecins où l’on trouvait des mensuels datant de trois ou quatre ans plus tôt) et cendriers pour les accros à la nicotine.

Juste à côté, une double porte en verre donnait sur un restaurant uniquement dédié au personnel de l’étage, ouvert 24 heures sur 24.

Ils y avaient déjeuné à midi et fallait avouer que c’était plutôt pas mal. On pouvait s’y rendre quand on le désirait, pour un casse-croûte, un repas complet à l’occidentale ou à l’orientale ou un cheese-frites cuisiné uniquement à base de produits frais.

Toutes les deux heures, le colonel prenait sa pause. Comme l’odeur de la cigarette écœurait Ida, elle évitait de le suivre et passait ce temps de repos au Centac à observer sur les centaines d’écrans tout ce qui se passait dans le monde.

En cet instant, c’était à Paris, Berlin et Londres que ça chauffait. Les collectifs anti-capitalistes hostiles au projet de lois sur la suppression de la monnaie scripturaire avaient réussi l’exploit de réunir autour de leur mouvement des citoyens de tous les bords politiques, de tous les âges, de toutes les situations sociales.

C’était à Paris que c’était le plus impressionnant. Des corps jonchaient les rues, les affrontements étaient d’une rare violence. Plus de vingt écrans dont les images provenaient des webcams, des journalistes, des réseaux sociaux ou des téléphones piratés par le Centac et filmant de l’intérieur les échauffourées, donnaient le vertige en se superposant les unes sur les autres à une vitesse folle. Depuis quelques minutes, certains flics tiraient à balles réelles sur les plus virulents manifestants qui leur faisaient face, au sud de la Nation.

Ça courait dans tous les sens. Ça hurlait.

Les onze techniciens de permanence devant leurs consoles jonglaient avec les images du monde entier. Des dizaines d’écrans d’ordinateurs affichaient aussi en temps réel tout ce qui se disait sut Twitter, F******k, I*******m, Telegraph et autres applis sociales.

Santoro lui tendit une tasse.

Elle ne l’avait pas entendu rentrer. C’était au moins son dixième depuis ce matin. Entre ce qu’elle avait appris et le taux de caféine qui circulait dans son sang, Ida Kalda n’allait pas dormir pendant au moins deux jours.

Prax, l’autre colonel qui dirigeait le Bureau 09, se trouvait pour l’heure assis à la table du Centrac, à préparer une opération avec trois de ses lieutenants. Ils avaient tous des carrures et des visages de soldats rompus aux pires combats. D’ailleurs, contrairement à tout le monde ici, ils portaient le treillis et une arme à la ceinture. Autant le calme et la sérénité posés de Santoro le lui rendait sympathique, autant le peu de contact qu’elle avait eu avec le colonel Prax lui avait laissé une sale impression. C’était un violent et un instinctif, froid et direct, un tueur à gage sans émotion. Une raclure de première catégorie.

Une crise de plus, dit Santoro en supervisant les images de Paris.

Celle-là semble assez costaud. Il va y avoir des morts. Il y en a déjà, on dirait.

Le monde change vite, trop vite. Les peuples ont du mal à suivre et les changements font toujours peur. Et comme vous l’avez compris aujourd’hui, nous ne sommes pas toujours à l’origine de ces changements.

Elle goûta le café. Il était encore trop chaud.

A quoi ça vous sert de regarder tout ça ? Comment est-ce que vous pouvez repérer un Déviant en direct ?

En direct, c’est quasiment impossible. Mais si demain, par exemple, aucun journal ne relate les affrontements de la nuit et que tout le monde semble ignorer que ça s’est passé, alors c’est peut être le résultat d’un Déviant ou d’un groupe de Déviants. Je prends un exemple très gros car je ne crois pas qu’ils puissent aller jusque là, mais c’est l’idée. Donc, en suivant tout ce qui se passe dans le monde en direct, on peut a posteriori déterminer si un déviant a agi dans le cas où la réalité perçue par les gens n’est pas celle que nous nous avons constatée en direct. C’est ce qu’on nomme ici une Faille. Lorsqu’on détecte une Faille, vous et votre équipe devez immédiatement enquêter dessus pour valider qu’il s’agit d’une opération d’un Déviant ou de quelque chose d’autre. Vous prenez le relais du Centac.

Il fit une pause, pensif.

Ce n’est pas la seule solution, heureusement. Il y en a d’autres, plus fines, plus subtiles. Mais celle-là donne de bons résultats. Parfois. Venez, on va aller à mon bureau récapituler tout ça et je vous présenterai votre chez vous. Je ne vous l’ai pas encore dit, mais dans ce complexe, tous les étages sont doubles. Il y a quinze services sensibles, confidentiels, discrets ou secrets, soit trente étages et plusieurs sous-sols où sont entreposés les serveurs parmi les plus puissants du monde. L’étage juste au-dessus de nous regroupe un ensemble d’appartements pour tout le personnel du Bureau 09. On y accède par le petit ascenseur que vous voyez là, dans le coin. En tant que Capitaine, vous disposez d’un quatre pièces avec votre bureau intégré, ce qui vous permet de bosser depuis chez vous si vous avez besoin de plus de calme ou de confidentialité. Vos affaires personnelles y ont été installées dans la journée par nos déménageurs.

Ida en resta sans voix. On se trouvait comme dans une sorte de prison où tout le monde dormait, travaillait, mangeait au même endroit. Rester ici plus de quelques jours sans voir le soleil devait rendre dingue. Ou complètement lobotomisé, l’esprit uniquement préoccupé par les résultats. On frôlait les techniques d’hypnoses les plus fines et efficaces ici.

Santoro perçut sa résistance mais ne rebondit pas.

Ils rejoignirent son bureau circulaire et impeccable.

Seuls trois agents travaillaient encore dans la grande salle, tous éloignés les uns des autres, au calme. Des femmes de ménage nettoyaient les locaux jonchés de papiers froissés ou de paquets de chips vides traînant par terre.

La moitié droite du bureau de Santoro était occupée par 5 écrans tactiles géants et transparents, l’autre moitié lui permettait de consulter des dossiers ou d’écrire des notes.

Ils s’assirent.

A ce jour, nous avons identifié cinq déviants. On estime qu’en ce moment, il y en a entre trente et quarante en activité. Il y a une vingtaine d’années, ils ne devaient pas être plus de quinze et il y a cinquante ans, il y en avait au moins cent. On ne sait pas pourquoi leur effectif change ni pourquoi.

Il tapota sur un des claviers et cinq photos s’affichèrent les unes à côté des autres sur l’écran 29 pouces le plus proche d’elle. La première réflexion qu’elle se fit est qu’ils étaient tous jeunes, entre vingt et trente ans en gros. Sauf un qui devait avoir la cinquantaine.

En jouant avec ses doigts sur l’écran tactile translucide, Claude Santoro agrandit la première photo. D’autres images de l’homme prises à différents endroits, des coupures de journaux, des documents confidentiels glissèrent dans les coins, prêt à être agrandis. Tout le dossier du type était à la portée d’un index et d’un pouce.

Chang, un Chinois. C’est nous qui l’avons nommé ainsi, on ne connaît pas son véritable nom. Il intervient principalement en Asie du sud-est et dans le Pacifique Sud. Comme tous les Déviants, c’est un solitaire qui voyage tout le temps. Un jour il est à Shanghai, le suivant sur une île déserte au large du Laos, le suivant à Hanoï… Chaque jour, il a une carte bleue différente, un numéro de téléphone différent, une identité différente. Vous pensez l’avoir trouvé et le jour suivant tout a changé. Ils sont tous comme lui. Une fois repérés, on ne dispose que de quelques heures pour tenter de les capturer. Souvent, c’est même quelques minutes seulement. Ils sont comme l’eau, insaisissables, ils glissent entre les doigts et plus on serre le poing, plus ils nous glissent comme des gouttes d’eau suintant entre nos phalanges.

Ils ont tous l’air jeunes, sauf un.

Santoro sourit.

Exact. On dirait qu’ils dépassent rarement trente ou trente-cinq ans, mais on ne sait pas pourquoi. Est-ce qu’ils se font tuer ? Est-ce qu’ils prennent leur retraite ? Aucune idée.

Il joua avec ses doigts sur l’écran pour faire apparaître le seul « vieux ». Charismatique, il portait une tignasse blanche à la Richard Gere. Ses yeux avaient quelque chose de profond et de captivant. Sur les trois images qu’on avait réussi à capturer de lui, il arborait toujours un costume sombre sur mesure avec pochette et boutons de manchettes dorés. Une des photos semblait très vieille, en noir et blanc. Elle l’indiqua du doigt.

Vous vous demandez pourquoi cette photo est si vieille ? Parce qu’elle l’est. Elle a été prise en 1966 à Lima, au Pérou, par un touriste. On l’a trouvée sur Internet il y a 3 ans. Les gosses du photographe, une sorte d’aventurier qui s’était amusé à faire le tour du monde, avaient créé un site en sa mémoire, avec toutes ses photos.

Il a la même tête que les deux photos récentes. Comme s’il n’avait pas vieilli.

Santoro s’enfonça dans son siège.

Certains vieillissent normalement mais les plus vieux ne bougent plus arrivés à quarante ou cinquante ans. Pourquoi ? Je ne sais pas. Est-ce qu’ils sont immortels ? Non, on en a tué deux, déjà, en trente ans. Mais pour une raison inconnue de nous, ils semblent arrêter de vieillir s’ils sont toujours en activité à quarante ou cinquante ans. Ce sont assurément les plus dangereux. Et si on vous a recrutée, c’est pour que vous le traquiez, lui !

On arrivait enfin dans le vif du sujet. Santoro embraya :

On l’appelle le Recruteur. On pense – non, on sait ! – que c’est lui qui trouve et qui recrute les jeunes Déviants. Il sillonne le monde à leur recherche. Il fréquente tous les endroits où les jeunes peuvent exprimer leur créativité : club de jeux de rôle, club de théâtre, écoles artistiques… révolutions. Sur tous les continents, dans tous les pays. Écoutez-moi bien : un jour on l’a localisé à Istanbul. Cinq minutes plus tard, on l’a vu passer devant une webcam en plein Manhattan. C’est le plus insaisissable de tous les Déviants, probablement leur chef suprême et c’est lui que vous allez devoir attraper. Je vous envoie tout son dossier sur votre ordi.

L’esprit d’Ida tournoyait devant le nombre d’infos qui défilaient à une vitesse de malade. Et son malaise n’était pas qu’une impression.

Santoro vit qu’elle n’allait pas bien.

Reposez-vous un instant et je vais vous montrer vos appartements.On reprendra demain.

Il fit glisser ses doigts et un instant plus tard une confirmation s’afficha qu’elle venait de recevoir le « paquet » de dossiers le concernant, lui, le Recruteur.

Ida fit tourner son siège pour être face à son supérieur.

Avant, et je crois qu’il en est grand temps, vous devez me dire comment ils font tout ça. Comment et pourquoi ils modifient le monde sans que personne ne sache quel but réel ils poursuivent. C’est qui ou c’est quoi, ces gens ?

Claude Santoro acquiesça doucement de la tête.

Ils rêvent, dit Santoro. Ils rêvent et quand ils rêvent, ils s’introduisent dans les rêves des cibles qu’ils ont choisies. Et ils leur implantent des idées, des sentiments, des émotions ou des décisions qu’exécuteront leurs cibles une fois réveillées, de manière tout à fait inconsciente, persuadés qu’ils sont à l’origine d’une bonne idée dans leur domaine, et ils le feront, comme des marionnettes. Leurs cibles créent des lois, ils coulent des sociétés, ils détournent de l’argent, ils planifient des assassinats ou des révoltes en les rêvant. Les Déviants rêvent à la place d’autres personnes et les rêves de ces personnes deviennent réalité. Ce ne sont pas des êtres humains. Ils sont quelque chose d’autre ! Ils sont la main du mal étendu au-dessus de tous les peuples de la Terre.

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