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C’est un peu avant 23 heures que les choses prirent formes.

Sur toutes les avenues sud, les casseurs et les manifestants s’en donnaient à cœur joie. Pavés, cocktails Molotov, grenades fumigènes, poubelles, abris-bus démontés et finalement tout ce qui pouvait voler volait dans tous les sens. Les CRS ne voyaient plus la couleur du ciel !

Une voiture enflammée lancée à vive allure brisa leur ligne de défense et des dizaines de flics furent projetés dans les airs comme des pantins.

Une grenade lancée depuis les manifestants explosa près d’un car et tous les flics qui se trouvaient dedans surgirent des portes en hurlant, salement blessés.

Plusieurs coups de feu retentirent Boulevard Diderot. Une mitrailleuse tira plusieurs fois en l’air avant de faucher des dizaines de manifestants, dont des familles avec des enfants.

Du côté de l’avenue de Taillebourg, la barrière de flics s’était avancée jusqu’à l’entrée de la place depuis une bonne heure, comme l’avait prévu Stan.

De ce côté, les manifestants se faisaient plus rares et plus calmes.

Les renforts de flics se déplaçaient par le nord-est pour contourner la place et venir renforcer les effectifs du sud.

Les CRS lançaient de petites charges de cent mètres pour disperser les plus avant-gardistes des manifestants avant de reprendre leur position défensive.

Plusieurs manifestants surgirent d’un coup et tirèrent sur les policiers à coups de fusils de chasse. Des dizaines s’écroulèrent sur place, fauchés par les plombs.

Sur les lignes arrière du sud du champ de bataille, on empilait tout ce qu’on trouvait pour ériger des barricades à la va-vite.

Le Mutant avait opté pour toutes les options d’un coup !

Le plan de Stan se déroulait exactement selon ses prédictions mais en cent fois plus dramatique que tout ce qu’il avait imaginé.

Et Bibi avait un problème de taille :

Je ne vois aucun moyen de rejoindre le Père Lachaise sans devoir traverser… tout ça. C’est à plus de huit cents mètres à pieds et ni toi ni moi on y arrivera vivants. Comment vont tes jambes ?

T’en occupe pas.

La morphine n’avait qu’atténué le mal.

Et rester allongé comme ça à même le sol humide depuis des heures ne faisait qu’amplifier les douleurs dans ses muscles et ses nerfs.

La couverture sous eux était toute trempée.

Et même si ton idée est bonne de livrer combat dans le cimetière car aucun régiment de flicaille ne pourra y rester uni, on ne dispose d’aucun lieu stratégique suffisamment élevé pour superviser l’ensemble du Père-Lachaise. Il est trop grand et y’a cette foutue colline au milieu qui nous bouchera toujours les trois quarts du terrain, où qu’on se place.

Stan ne répondit rien. Il réfléchissait.

T’as pas une phrase toute faite de Tsun Tzu à me sortir, là ? demanda Bibi comme pour se rassurer.

Les nations se sont irritées ; et ta colère est venue, et le temps est venu de juger les morts, de récompenser tes serviteurs les prophètes, les saints et ceux qui craignent ton nom, les petits et les grands, et de détruire ceux qui détruisent la terre.

C’est du Tsun Tzu, ça ? fit Bibi, sceptique.

Non, l’Apocalypse. La Bible. Je suis à court de Tsun Tzu. Et merde ! se crispa Stan en frappant de rage le sol du poing.

Stan scruta encore une fois ce qui se passait en bas.

Il y avait tellement de monde que la cohorte de manifestants s’étendait désormais dans les deux avenues du nord : pour eux, on ne pouvait plus rien faire. Ils allaient être mis en pièces par les bataillons de flics Mobiles planqués dans toutes les artères attenantes, de Nation à République.

Les corps à terre, partout où que regardait Stan, se comptaient par centaines…

A l’entrée de Taillebourg, l’assaut fut lancé d’un coup.

Une trentaine de petits groupes organisés surgirent en hurlant des manifestants lambda : ils se jetèrent sur la palissade de boucliers qui bloquait la route menant au boulevard Charonne.

Au même moment, des dizaines de feux d’artifice tirés des premiers étages juste au-dessus d’eux explosèrent au milieu des troupes de CRS, les éparpillant, paniqués.

Des voitures prirent feu les unes après les autres.

Des flammes grimpèrent jusqu’au deuxième étage des immeubles. Plusieurs flics s’embrasèrent.

Leurs collègues tentèrent de les sauver avec des extincteurs avant d’être abattus à bout portant par des manifestants que Stan n’avait jamais vus. Ils portaient des peintures de guerre sur leurs joues et leurs fronts, des gilets pare-balles et tout le matériel de guerre typique des mercenaires.

Ils tenaient leurs canons sciés fermement et tiraient froidement sur chaque flic, debout ou à terre, dans les visages. Leur visière de protection n’était pas conçue pour supporter une décharge de calibre 12.

C’était une boucherie. Il y avait du sang partout, une vraie rivière.

C’est par milliers que les manifestants s’engouffrèrent dans l’artère, piétinant les flics encore en vie jusqu’à la mort, glissant dans la mare de sang à en tomber, avec pour objectif de rejoindre le plus vite possible le Père Lachaise.

La Nation sembla se vider comme la bonde d’un évier trop plein qu’on ouvre d’un coup.

Une fois dans le cimetière, ce seraient les révolutionnaires qui auraient l’avantage du terrain. Ça allait être un massacre pour les flics.

Ce que venaient de voir Stan et Bibi n’étaient que le prélude d’une tuerie totale.

Il faut bouger, dit Stan, ça dérape trop. Le Mutant a été trop loin. Faut faire quelque chose. Par où on passe, Bibi, par où on passe ? Il faut contrôler ce qui se passe, on peut pas laisser faire ça !

Je te l’ai dit, merde, on peut pas ! On va se faire massacrer avant d’avoir fait dix mètres dans la rue. On est bloqués ici, c’est impossible d’aller jusque là-bas. Et puis quoi ? Tu veux aider les keufs maintenant ? C’est une guerre, une putain de guerre, on y est, elle est partie, on l’a déclenchée, mon pote, exactement ce qu’on voulait depuis deux ans.

Bibi souffla :

Depuis André.

Stant était tétanisé. Il ne pouvait rien répondre à ça. C’était vrai.

Depuis deux ans, depuis la mort d’André, ils n’attendaient que ce moment. Mais en parler, l’imaginer, en rêver, le concevoir et le voir en vrai, c’était… horrible !

Juste horrible.

Ça fait des heures que je cherche, dit calmement Bibi en regardant le visage livide de son meilleur ami. C’est pas comme si on était des compétiteurs olympiques toi et moi !

Bouge plus. Dis rien, chuchota Stan.

Sous leur couverture de camouflage trempée de pluie, Stan venait de repérer un des agents de la DGSI dans un appartement de l’autre côté de la place qui ne bougeait pas d’un pouce, enfoncé de plusieurs mètres à l’intérieur du salon dans lequel il se trouvait, ses jumelles… braquées sur eux.

Stan attendit dix secondes avant de considérer ce qui s’imposait.

On est repérés, souffla Stan. Bibi se mit à trembler de peur.

Vite, vite, mets tout ton matériel dans mon sac. Ne garde rien d’illégal sur toi.

Ils enfournèrent tout à la va-vite dans le sac de Stan, arrachant leur casque, débranchant leur matos, jetant tout en désordre à l’intérieur, à la limite de la panique.

Tous les deux savaient que les flics connaissaient l’Épervier, un des chefs supposés des Liberty Wariors, considéré par tous les services comme l’un des plus dangereux de tous.

Ils le recherchaient activement depuis un an au point d’avoir créé une brigade de trois agents uniquement dédiée à sa traque. S’ils étaient pris, ce serait la prison à vie avec ce qui venait de se passer.

Je garde ma tablette, implora Bibi, la larme à l’œil.

Il l’avait entièrement construite de ses mains. Des mois de boulot.

Stan la lui arracha de ses bras tremblants, la poussa dans le sac et leva le doigt subitement.

Chuuut !

Bibi comprit : il n’entendait plus les légers grésillements et les voix lointaines du talkie-walkie du duo de snipers, à trente-cinq mètres de là.

Sur le toit régnait un silence dangereux.

Elles sont où tes sorties ? murmura Stan à l’oreille de Bibi en soulevant un peu plus la couverture pour avoir une vision plus large des toits derrière eux.

A trois toits d’ici, il y a un immeuble de bureaux. Le parking donne sur une rue latérale juste derrière la position des schmidts. Mais il me faut ma tablette et mes câbles pour ouvrir le sas de sécurité incendie.

Stan ne voyait rien bouger pour l’instant.

Quoi d’autre ?

Heu… A douze mètres d’ici, il y a une grille d’aération qu’on peut ouvrir. En se glissant dedans de quelques mètres, on peut rester cachés jusqu’au matin, jusqu’à ce que ça se calme.

Stan se dégagea complètement de la couverture, la roula en boule et tassa fort pour la faire entrer dans le sac plein à craquer.

Et sans une hésitation, il lança le sac par-dessus le bord du toit, le plus fort et le plus loin possible.

Bibi, tétanisé de voir s’envoler son précieux matériel, se retint de ne pas hurler ni chialer.

La pluie glaciale plaqua en quelques secondes leurs cheveux devant leurs yeux.

Stan se glissa jusqu’au rebord du caisson de ventilation derrière lequel ils s’étaient abrités et jeta un rapide coup d’œil.

Les deux snipers du RAID avançaient de quinconce, à quinze mètres d’eux. L’un avait son fusil collé à l’épaule, l’œil vigilant dans le viseur, prêt à tirer.

L’autre le précédait avec un flash-ball équipé d’une lampe torche fixée sur le dessus du canon.

Leur tenue noire les rendait quasiment invisibles sous les trombes d’eau et sans le puissant faisceau de la lampe, peut-être que Stan ne les aurait même pas vus.

Stan se plaqua contre le petit muret, le souffle court, très court.

Bibi, écoute-bien ce que je vais te dire. Je vais aller à gauche pour faire diversion. Dès que je me lève, tu rampes jusqu’à ta grille d’aération et tu te planques jusqu’à demain. Compris ?

Je…

Stan lui mit un petit bourre-pif pas méchant, juste pour qu’il réagisse. Ou plutôt qu’il ne réagisse pas. Le nez de Bibi se mit à saigner. Un petit peu.

Stan, sans l’once d’un doute, savait ce qu’il devait faire :

Tu seras pas mon deuxième André, fils de pute.

Bibi acquiesça en plaçant un mouchoir contre ses narines.

Pour André, mec ! dit Bibi, dont les larmes coulaient jusqu’à sa bouche.

Pour André, mec ! dit Stan, sûr de lui.

Ils se cognèrent les poings l’un contre l’autre.

Et sans attendre une seconde de plus, Stan se leva et se mit à courir comme il le pouvait avec sa béquille.

Le flic au flash-ball dirigea sa puissante torche sur lui.

Bouge pas, enculé !

Stan continua à trottiner vers une échelle menant à une autre partie du toit.

Il entendit une détonation puissante.

L’équivalent de quinze bons coups de poings de Rocky Balboa le frappa dans le dos, vers son épaule droite.

Il s’envola dans les airs, passa par-dessus l’échelle et s’écrasa sur du béton bien dur et bien râpeux en roulant sur lui-même, cinq mètres plus bas.

C’est une barrière de sécurité qui l’empêcha de basculer dans le vide et de chuter de neuf étages.

Stan n’arrivait plus à respirer. D’où il était, il ne pouvait plus voir Bibi. Les deux flics furent sur lui deux secondes plus tard.

Celui qui avait le fusil de sniper sourit vicieusement : il lui donna un coup de crosse dans le visage de toutes ses forces.

Stan eut l’impression qu’on venait d’éclater son cerveau dans toutes les directions.

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