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Chapitre 1

Chapitre 1

Gustave tremble par avance : il est attendu dans SON bureau à quinze heures précises !

Il réfléchit au contenu de sa semaine, cherche ce qu’il a fait, si quelque chose a pu déclencher sa colère. Pourtant, il n’a pas fait d’actions exceptionnelles. En même temps et d’aussi loin qu’il se souvienne, il n’a jamais rien accompli de remarquable... Mais il n’y a pas eu de problème non plus. Sa semaine s’est passée comme toutes les autres, dans une monotonie qu’il commence à accepter comme étant la vie réelle.

Gustave le sait, certaines personnes brillent naturellement. Lui ? Il est plutôt une lampe à économie d’énergie... Il connaît pas mal de monde, il est sociable, mais des amis... non, on ne peut pas les qualifier ainsi. Des connaissances, voire des copains... Il ne fait pas partie de ceux que l’on invite dans des soirées, ou auprès de qui l’on guette l’approbation... Il est souvent le confident, puisqu’en effet, il sait écouter.

Écouter, ça va. Pour le reste, il vaut mieux qu’il se taise généralement, pense-t-il, dans un bilan auto dépréciatif.

Alors face à LUI, il perd ses moyens. Il sait bien qu’il n’est pas à la hauteur de ses attentes, et il ne peut pas l’oublier devant la petite moue méprisante qui ne quitte plus SON faciès dès qu’il le rencontre.

Cela ne survient pas souvent, remarque, songe Gustave, amer : finalement, ils partagent le même espace depuis tant d’années et peuvent passer des semaines sans se croiser, ou bien sans qu’il y ait d’interaction entre eux... Gustave se sent transparent...

Arrivé devant la porte de SON antre, Gustave s’arrête. Il redresse son dos, abaisse ses épaules, lève le menton... il est prêt. Il reprend son souffle et frappe trois coups secs... Il entre dans le bureau de son père.

***

Comme à chaque fois, l’odeur de cire s’insinue dans ses narines. Chaque meuble coûte un prix indécent et donne à cette pièce une ambiance feutrée et austère. De grandes bibliothèques occupent les murs, garnies de plus de livres qu’une vie permet d’en lire. Mais son père en a-t-il ouvert plus d’une dizaine ? Un immense tapis persan figure l’allée qui le conduit jusqu’au bureau où son père le dévisage déjà, sans aménité.

Gustave n’a jamais été à l’aise dans cet endroit, qu’il assimile à l’image de la rigidité de son père.

Le bois en acajou est aussi dur que lui, pense-t-il. Gustave s’aperçoit qu’il retient son souffle. Il tente de se détendre, relâche ses épaules, laisse passer un filet d’air entre ses lèvres. Il redresse sa tête et plante son regard dans les yeux gris acier d’André Dumoulin. Il est prêt.

– Entre, Gustave, assieds-toi, je t’en prie.

 Le ton est péremptoire. Plus qu’une invitation, Gustave ressent l’ordre derrière ses propos. Par habitude, il choisit le siège le plus éloigné de son père. Un besoin de protection, mais une marque d’opposition, aussi.

L’adolescent perçoit d’emblée le rictus méprisant accompagnant cette décision. Son père prend la parole, allant droit au but, comme d’habitude.

– Est-ce que tu sais ce que tu veux faire de ta vie, Gustave ? Est-ce que tu as enfin une idée conforme à tes possibilités ?

– Ben... En effet, j’aimerais bien étudier en faculté de psychologie, père.

– En psychologie ? l’homme ponctue ses mots d’un ricanement humiliant. As-tu bien perçu la teneur de ma phrase ? En quoi la psychologie va t’amener quoi que ce soit pour réussir ta vie ? Allons, un peu de réalisme pour une fois, redescends sur terre ! 

L’ambiance est glaciale. Gustave sent que les efforts que son père a entrepris afin de se montrer courtois s’amenuisent, mais il décide de tenter le tout pour le tout :

– Oui, père, la psychologie. J’aimerais en faire mon métier : écouter les personnes, comprendre leurs fragilités, les aider à trouver leurs potentialités et à y croire...

– Mais mon pauvre garçon, tu n’es même pas capable de te secourir toi-même ! s’emporte-t-il. Question fragilités, tu en connais un rayon ! Et tu crois qu’empoté comme tu es, tu vas épauler les autres là où tu échoues sans cesse ? Et tout ça pour quoi ? Deux mille euros par mois ? Allons, Gustave, redescends de ton nuage ! Tu ne vas pas vivre à mes crochets toute ta vie ! Regarde-moi, tu crois que pour en arriver là, j’ai passé mon temps à rêver d’un monde idéal ? Arrête de faire ta midinette, endurcis-toi un peu, que diable ! 

Tout le long de ce monologue, Gustave se liquéfie. S’il avait des doutes quant aux sentiments de Dumoulin à son encontre, le voilà fixé ! Il ne sait plus s’il doit se révolter ou s’effondrer, tant ces mots le touchent, le blessent comme des poignards, leurs lames acérées découpant méthodiquement son âme.

Il reste silencieux, tête baissée, tentant de refluer les larmes qui menacent de monter. Il ne manquerait plus que ça ! Son père aurait alors du grain à moudre... Il serre les poings pour les retenir.

Mais déjà, le tyran le rappelle à l’ordre.

– Bon Gustave, il va falloir réagir ! Tu portes mon nom et tu dois être à la hauteur des exigences que cela comporte ! Je suis quelqu’un de renommé, reconnu, et de ton côté, tu as besoin de comprendre comment te conduire face à l’adversité. T’ai-je déjà dit que j’avais étudié quelques mois dans un pensionnat en Argentine, à ton âge ?

– Non, balbutie Gustave d’une voix pleine de trémolos.

Il tente de dominer son émotion et s’en veut de ne pas vraiment y arriver. Toutefois, ce changement de sujet a l’effet escompté : il ne comprend pas où son père veut en venir. Il ne lui a jamais parlé de lui et il a du mal à l’imaginer à dix-sept ans...

– Ce pensionnat et son éducation ont changé ma vie, tu peux le croire ! Grâce à mes Maîtres, j’ai appris à me forger... J’ai pris une décision : il est temps pour toi de faire de même. Tu iras là-bas ! Ton billet est pris, dans trois jours tu t’envoleras pour plusieurs semaines en Amérique latine. Tu t’immergeras dans l’ambiance du lieu, dans l’esprit de camaraderie qui y règne, et tu reviendras transformé ! Enfin je l’espère... murmure-t-il pour finir.

Gustave est sonné : cela ne lui déplaît pas de voyager, et ce n’est pas les liens affectifs qui le retiennent auprès de son père; mais il se compare à un objet que l’on déplace au gré des humeurs de son propriétaire. Il bouillonne intérieurement et aimerait lui crier tout ce qu’il a sur le cœur : qu’il se sent rejeté, que ça lui tord les tripes, que parfois il a envie de frapper cet homme si dur… Mais il reste paralysé par l’emprise qu’il exerce sur lui depuis tout petit, et il sait que chaque mot sera repris contre lui, balancé comme des couteaux ou pire, balayé d’un revers de main… Ah, s’il avait eu une mère …Peut-être aurait-il été un enfant aimé ?

Le téléphone sonne. Son père saisit le combiné et répond d’une voix ferme, assurée. Il jette enfin un œil vers Gustave, installé face à lui, et fouette le vide d’un signe de la main, le congédiant sans un mot.

Gustave se lève, soupire... Bon, après tout, un voyage linguistique de plus, pourquoi pas ? se dit-il, résigné.

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