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Chapitre 2

Chapitre 2

Tout au long du vol, l’adolescent est perdu dans ses pensées. Il est toujours aussi mal après cet énième monologue qui fait office de relation entre son père et lui… Il s’en veut d’être encore blessé par cet homme, alors qu’il devrait s’y habituer, ne rien attendre de lui. S’il pouvait se forger une carapace qui le mette à l’abri de la colère que son père éprouve pour lui !

Si le jeune homme devait noter son estime de lui-même, il ne serait pas loin du zéro. Alors, comment avoir des rêves, comment envisager un ailleurs quand on entend depuis que l’on est petit que l’on gâche tout, que l’on n’est pas à la hauteur de son nom et de ce que l’Autre projette sur lui ? Par moment, il voudrait être invisible, se terrer dans un trou, disparaître…

Perdu dans ses pensées obscures, Gustave ne voit pas le temps passer et s’aperçoit qu’il arrive bientôt à destination.

En descendant de l’avion, il s’inquiète, incertain de l’endroit où il doit aller et de la façon de s’y rendre : comment va-t-il se débrouiller dans cette ville de Buenos Aires, qui lui a paru immense à travers le hublot ? Il ne parle pas un mot d’espagnol  ! Il faut dire qu’il n’est pas fait pour les langues : pourtant, il a passé beaucoup de séjours à l’étranger ! Dans les buildings des États-Unis, les manoirs écossais, les cottages british... il a appris l’anglais comme on prend un taxi, mélangeant le classique enseigné en cours avec l’argot de Brooklyn et l’accent de Dublin... Mais pour l’espagnol, il n’a jamais compris l’utilité de cette langue : la péninsule ibérique et les pays d’Amérique latine ont-ils un PIB en forte croissance ? Si ce n’était pas le cas, pourquoi son père l’aurait-il envoyé là ?

Quoi qu’il en soit, Gustave sait bien que face à son géniteur, il ne peut faire entendre ses choix. La relation est unilatérale : il écoute, acquiesce, et tente par la procrastination d’éviter de montrer son ignorance dans des sujets qu’il ne maîtrise pas, et qui ne l’intéressent pas vraiment... Ah, s’il avait pu comprendre que ce qui lui plaît, c’est plutôt l’humain... de ses voyages, il garde surtout le souvenir de riches rencontres, la découverte de cultures différentes, de shots pris au bord d’un bar crasseux en compagnie d’illustres inconnus qui lui racontaient leurs parcours... Il avait toujours su écouter. Peut-être que si son père s’était intéressé à lui, il s’en serait aperçu ? Peut-être aussi que s’il avait vécu avec sa mère, il aurait moins de vacuité, plus de confiance en lui ? D’elle, il ne connaît qu’une photo en noir et blanc, encadrée sur la cheminée. Une belle femme, à l’air à la fois doux et passionnée, dont il a entendu le prénom, Éva, quelquefois chuchoté par son père lorsqu’il se recueille devant ce cadre, se croyant seul... Heureusement que Justine a assuré le quotidien : plus qu’une gouvernante, elle a été la seule personne un tant soit peu amicale, affectueuse avec lui. Enfin, dès qu’ils s’éloignaient du regard réprobateur de son père pour qui toute amabilité est un signe de faiblesse.

Gustave a grandi auprès d’un «  taiseux grandiloquent » : les discours sont inépuisables, mais l’intime est verrouillé. C’est la raison pour laquelle il voudrait être psychologue, comprendre les non-dits et les silences, les mettre en mots : selon son père, son prénom est inspiré de Gustav Mahler, compositeur génial et ambigu, mais il considère qu’inconsciemment, il vient aussi de Karl Gustav Jung, l’un des maîtres de la psychanalyse... Chacun son interprétation. Tout à ses pensées, le jeune homme suit le troupeau de passagers qui se dirigent vers la sortie.

Gustave récupère sa valise Vuitton, constatant qu’il est un des seuls à se permettre un tel luxe dans cet aéroport dit international. Il regarde autour de lui et aperçoit un chauffeur qui l’attend, encombré d’une importante pancarte à son nom. Pourquoi s’est-il inquiété ? Papa a pensé à tout, comme d’habitude... C’est peut-être cela la preuve d’amour qu’il cherche à décoder depuis dix-sept ans ! Ou bien essaie-t-il seulement de s’en convaincre ?

***

Assis à l’arrière de la berline, l’adolescent laisse ses idées vagabonder pendant que la voiture parcourt des avenues semblables à celles de toutes les grandes villes. L’architecture est un éternel recommencement ! Les quartiers s’enchaînent, certaines rues paraissent pleines de vie et d’autres si mornes... Les hautes constructions disparaissent au profit de maisons individuelles. Le véhicule rejoint le faubourg et la végétation apparaît, se fait plus dense... Au fur et à mesure qu’il s’éloigne de l’agglomération, il relève la tête et contemple la jungle qui entoure les chemins arides sur lesquels le taxi poursuit son circuit chaotique. Tout semble immense dans ces bananiers et ces palmiers chargés de fruits. Des orchidées géantes bordent des forêts de hêtres, les arbres qu’il croise fréquemment en France paraissent incongrus près d’autres, plus exotiques. Gustave commence à douter, le chauffeur sait-il ou il va ? Ou bien se sont-ils égarés ?

Le stress l’envahit peu à peu : n’est-il pas victime d’un enlèvement ? Il est reconnu qu’un grand nombre de touristes voyageant en Amérique latine ont été les proies de kidnappeurs. Il suffirait que les voyous se connectent à internet pour comprendre que son père est richissime... l’adolescent sent l’angoisse le gagner : mais qu’est-ce qui lui a pris de monter avec le premier venu ?

La panique commence à s’installer et il se demande comment aborder le chauffeur sans montrer son angoisse, quand il aperçoit un portail en fer forgé de hauteur démesurée qui s’ouvre lentement sur leur passage.

Gustave déchiffre l’élégante plaque de marbre :

Institut Perón 1 : établissement privé, interdiction d’entrer sans autorisation.

Gustave est rasséréné à l’idée d’être arrivé à destination, pourtant, la phrase d’accueil le rebute d’emblée... pourquoi cette restriction dans une école ?

Une fois l’entrée passée, Gustave tourne la tête vers un parc immense : le chauffeur longe un étang où s’ébattent des volatiles dont il ne connaissait pas même l’existence. Il parcourt une allée goudronnée entourée de massifs fournis et colorés, où des fleurs ressemblant aux trompettes de Jéricho côtoient des bosquets colossaux et des chênes imposants. Une forêt borde la propriété, et il constate que le gigantesque jardin est impeccablement entretenu : est-ce que le jardinier de son père a fait une formation identique à celle du paysagiste de cet institut ? Cette idée lui arrache un sourire. Mais déjà, il perçoit une bâtisse majestueuse qui lui fait immédiatement penser au château de Moulinsart, cher au capitaine Haddock, compagnon de Tintin, dont il a lu chaque bande dessinée avec application.

 

Gustave discerne un petit attroupement au loin. Il comprend qu’un comité d’accueil l’attend : sur le perron, une espèce de Castafiore blond platine d’environ quarante-cinq ans, fardée et grimée comme le personnage de fiction, déploie ses bras dans des gestes empesés. Une cascade de colliers orne sa poitrine bien fournie, ce qui accentue la sensation de faire face à une cantatrice en représentation. Son attitude contraste avec l’homme très sérieux qui se tient à ses côtés : grand, sec, très brun, il arbore une moustache taillée en pointe. L’homme porte un uniforme bardé de décorations et paraît aussi immobile qu’un garde devant le palais de Buckingham, attendant la relève.

Gustave est incapable de lui donner un âge : il a l’air d’avoir dépassé la date de péremption en tout cas, selon les critères de l’adolescent !

Près du couple, se tient un jeune homme d’à peu près son âge, de taille moyenne, et plutôt bien portant. Châtain, peigné sagement avec la raie sur le côté et vêtu de façon décontractée, il complète le trio. Son visage rond inspire la sympathie.

Gustave descend et, conscient que le premier effet est important, s’applique à se présenter comme on le lui a appris. Le gradé reprend d’un ton péremptoire :

– Bienvenue à vous ! Nous sommes honorés d’accueillir un membre de votre illustre famille. J’espère que vous serez à la hauteur de ce que votre père nous a montré de lui il y a maintenant des années. Nos enseignements doivent se mériter ; vous êtes présentement dans le saint des saints, et j’attends de vous un comportement en adéquation avec ce que l’on mise sur vous ! Je suis le Colonel Perez, directeur de cet établissement, et voici Mme Isabel, l’intendante de ce domaine.

Ladite Isabel affiche un sourire langoureux en direction du jeune homme, regard qui lui paraît un brin tendancieux, voire écœurant. Le militaire reprend :

– Augusto, ici présent, sera votre guide : il vous accompagnera dans votre installation et vous expliquera les règles de ce lieu.

Le Colonel claque des talons et fait demi-tour, suivi d’un pas empressé par Isabel.

Gustave ne sait pas que penser de ce discours convenu. Il tente un sourire timide vers Augusto, qui le lui rend instantanément. L’élève prend l’initiative de la conversation :

– Viens, je vais te montrer notre chambre. Normalement nous y dormirons à trois, mais pour le moment, l’autre lit est vacant.

Rassuré par l’accueil engageant du jeune homme, Gustave lui emboîte le pas.

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