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Le silence de la terre
Le silence de la terre
Auteur: Emmanuel de Scorraille

CHAPITRE 1

 

À Caroline, mon épouse.

 

À Rodolphe et Stanislas, mes enfants.

 

À Patrick. Si la lecture n’était pas ta passion. Ton cœur était un livre d’humanité !

 

TRAGÉDIE

Mardi 03 septembre 2019

 

 

Mardi 03 septembre 2019 – 15h05

 

– Une fois révélés, il est des secrets qui asphyxient !

Je rétorque :

– Tant qu’ils ne sont pas révélés, il est des secrets qui asphyxient !

C’est sur ces paroles que j’ai pris congé. Dans le rétroviseur, l’image de la maison de famille s’évanouit. À mes côtés, j’ai pour passager le doute. Il ne cesse d’opposer la réflexion de la tante Clémentine à la mienne : « Une fois révélés, Il est des secrets qui asphyxient ! Tant qu’ils ne sont pas révélés, Il est des secrets qui asphyxient ! » Je soupire :

– À moins que cela ne soit les deux réunis qui asphyxient ! Combien de fois l’Histoire a-t-elle dû s’adapter aux exigences de l’homme ? Combien de fois a-t-elle été bafouée par ce dernier ?

 

À quoi tiennent les évènements ?  À des choses insignifiantes ! Dans mon cas, le fait insignifiant date du mois d’août 2018. À cause de lui, en à peine plus d’une année, que de changements : une révolution ! Un coup de tête, une initiative malheureuse ? Voilà que je décide, sans m’annoncer, de faire une halte au Conssé. À quand remonte mon dernier passage ? À quinze ans ! L’escale fortuite se transforme en déjeuner : un barbecue, rituel d’été. Au cours du repas, Clémentine, tante Clém, pour les intimes, maîtresse des lieux, découvre que je n’ai pas de projet de vacances défini. Elle m’offre l’hospitalité, l’affaire de quelques jours. Je refuse. Elle insiste ! Je refuse de nouveau, prétextant un vague engagement non fondé. La tante Clém comprend que je cède déjà. Elle persévère ! Des voix alliées en rajoutent. J’hésite. Ultime argument de la tante soutenue par la coalition familiale :

– Ça fait longtemps qu’on ne t’a pas vu !

Je capitule : pourquoi pas ? Deux à trois jours au plus… Cette maison est la mienne aussi, mais par procuration ! À cet instant-là, nul ne peut deviner qu’au bout de la table se tient un hôte silencieux. Il a pour nom l’histoire. Il va s’inviter à pleine voix !

 

L’histoire ? C’est mon affaire ! Je suis historien de formation. La vocation est inscrite dans mes gènes. Je suis historien ? Ça dérange ! Un historien ? Ça ne sert à rien ! C’est un rat qui œuvre dans la poussière de vieux bouquins. Et ça gagne une misère ! La preuve ? Je suis célibataire ! Quelle femme s’intéresserait aux gènes d’un miséreux ? C’est à l’instant où j’ai exhumé les souvenirs, ceux des autres, les miens aussi, que les appréciations ont changé. Mon activité, jaugée avec condescendance, prenait consistance. Si l’affaire se perdait dans la nuit des temps, elle s’invitait au présent. La découverte était mon enfant, une garce illégitime ! J’avais découvert un meurtre enfoui… Voilà pour les gènes de l’histoire, le scandale ! Les murs du Conssé voulaient enfermer le secret dans le silence ? J’avais défloré le silence, et la maison avait hurlé ! Mais le secret demeurait. Il s’accrochait à une Clémentine déterminée. Je revois son regard à l’instant où je boucle la valise annonciatrice de mon départ :

– Pourquoi est-il venu… ?

– Pourquoi l’ai-je incité à rester… ?

– Je le tiens encore !

Le 8 août 2018, je n’étais qu’une comète de passage… Voilà que la reine douairière m’avait retenu. Il est vrai que la découverte du secret, celui qu’elle avait porté à bout de bras, avait transformé le barbecue en séjour longue durée. Si elle m’a livré beaucoup, elle a conservé l’essentiel du tableau, comme elle se complet à le dire !

 

En parlant de tableau, comment dépeindre la tante Clém : quatre-vingt-dix-neuf ans, bon pied, bon œil, une vitalité incroyable. Seules disgrâces du temps : des épaules voutées, une canne destinée à entreprendre une marche à trois pas, et une légère surdité. Pour la surdité, elle m’a confessé un soir de l’automne précédent :

– Mon cher Éric, la surdité me permet d’entendre beaucoup, sans être repérée de quiconque !

La tante cultive la ténacité : un trait hérité de Jeanne, sa mère. Je pense à l’incident survenu au cours de l’été de 1943. Le Conssé se situait dans la partie du pays envahie en novembre 1942. Donc, à l’été 1943, une colonne allemande s’avance vers la maison. À l’instant où elle investit la cour, voilà qu’une petite bonne femme déboule en hurlant :

– Où allez-vous comme ça ?!

Ein, Zwei… La colonne s’immobilise, bombardée par l’injonction féminine. Palabres, tractations, entre Jeanne l’occupante, et l’officier supérieur qui a priori, s’exprimait en français. Il est vrai qu’à l’époque, il était envisageable d’être barbare et instruit. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, avec la disparition de l’éducation :

– Réquisition !

– Hors de question !

Qui céda ? La colonne allemande !

Voilà pour les gènes de Clémentine, fille du Conssé !

 

La demeure appartient au club fermé des maisons de famille. Ces demeures-là, conservent dans leurs murs de pierre la mémoire de l’intime des gens passés à la postérité. Et ces mêmes pierres se préparent à recueillir l’esprit de ceux qui y vivent encore. Autrefois, dans ces maisons bien établies, on y naissait, on y vivait, on y mourait. En conclusion, on y veillait du premier au dernier souffle de vie. Ça, c’était autrefois. De nos jours, il en va autrement. Les familles sont éparpillées aux quatre vents du monde urbain et de l’international. Aujourd’hui, on réside un jour à un endroit. Le lendemain, on séjourne à une autre domiciliation temporaire. On vit dans la mobilité, ou le précaire, et l’on meurt à l’hôpital, dans l’indifférence du lieu clinique. Pour les chanceux, ceux qui ont conservé la demeure des aïeux, les murs retrouvent leurs états d’âmes avec les vacances d’été. Le plein familial des mois de juillet et d’août rachète le silence austère des mois de solitude. Les générations s’y rejoignent, s’y mêlent, s’y entrechoquent, s’y retrouvent toujours. Le passé concède à la modernité la piscine et le Wi-Fi. Ce dernier est de piètre qualité. Le Conssé relève de la campagne profonde des zones blanches, hors des connexions. La modernité fait allégeance aux bibelots et meubles anciens. Et la tradition légitime le vouvoiement des enfants à l’égard des adultes. La modernité tolère le fait de dire « merde, » à la condition que cela soit dans la forme protocolaire du vouvoiement. Ce mélange improbable qui oscille entre règles anciennes et adaptations au présent, se révèle être un délice suranné.

 

Ce qui marque le plus ces maisons, ce sont leurs personnages tutélaires. Ils fondent le lieu et y impriment une âme définitive. Le marqueur intemporel du Conssé porte plus, un titre qu’un nom : le baron. Son portrait à l’air sévère, trône dans le salon. Non loin de l’immense tableau qui représente un loup acculé par une meute de chiens de chasse à courre de la race des bleus de Gascogne. L’exploit résume une mise à mort, un haut fait du baron. Mes connaissances sur le personnage sont sommaires, un comble ! L’historien que je prétends être, dédaigne l’histoire familiale. Il l’abandonne aux généalogistes, des seconds couteaux. Ce dédain m’a joué un mauvais tour. Un secret de famille, la petite histoire des gens, m’a démontré son aptitude à investir la grande histoire. J’étais convaincu jusque-là, que seule l’actualité, fabriquait l’histoire ! Le culot du genre mineur avait vexé l’orgueil du prétentieux. À cause du genre, j’avais dû suivre des séances de remise à niveau, la honte ! L’actualité avait ajouté son démenti, un camouflet ! J’étais certain qu’elle devenait historique au terme d’un délai de carence. Les évènements en cours me démontraient que l’actualité écrivait l’histoire en direct, en gilet jaune, sur fond d’affaire privée jointe ! La carence ? C’était moi ! Au moins, étais-je au balcon de la tragédie : le bonheur !

 

Pour en revenir à la maison, avant séance de rattrapage, j’étais convaincu que l’histoire du Conssé débutait avec mon grand-père paternel, Léon de Boisin, père de Clémentine. Il n’était qu’un comparse. Je devais découvrir le chaînon manquant : le vague neveu du baron. C’est par lui que la propriété est entrée dans le giron familial, étrange héritier… J’ignorais jusqu’à son nom, tant la généalogie locale m’indiffère. Le Conssé, une survivance féodale, était alors l’épicentre de notre campagne. Autour, gravitaient les métairies. Je garde d’elles un souvenir précis : un passé en miettes qui me renvoie à mon enfance. Avec ma bande de cousins, j’en explorais les ruines. À ma génération, les métairies n’étaient plus qu’un immense terrain de jeux. Nos rires d’enfants venaient troubler leurs ruines. Cela faisait longtemps que les murs effondrés avaient été abandonnés à l’oubli du meurtre. Aujourd’hui, en recollant les morceaux cassés du vice, je comprends pourquoi une main anonyme avait écrit sur un pan de mur disparu depuis : « Rouge est son silence… » Le puzzle était assemblé. Il me manquait juste la pièce-maîtresse… Sans elle, impossible d’avoir une vision claire du tableau général. La pièce-maîtresse ? Clémentine l’avait conservée. J’étais reparti bras ballants, interrogation en bandoulière :

– Me dévoilera-t-elle le nom de l’assassin, comme elle s’y est engagée ? Ou devrais-je m’en tenir à interpréter un tableau incomplet ?

Je savais que le temps de Clémentine était compté… J’étais frustré, d’elle, et du compte à rebours !

 

L’affaire avait eu un effet collatéral. Grâce à elle, j’avais recollé les morceaux de mon propre passé. Recoller les morceaux, n’est-ce pas le rôle de l’historien ? Parfois, la colle a du mal à prendre… Je m’apprête à m’engager sur le rond-point situé au bout de l’allée du Conssé, mon regard s’attarde sur la campagne gasconne. Avant de la quitter, le champ de La Ressingle, m’évoque une dernière fois ses chaumes non retournés des blés de juillet. Mon esprit divague sur l’aire, et tout se bouscule dans ma tête. Voici un an, pouvais-je deviner que j’avais été un témoin involontaire de l’affaire ? Le fait remontait à l’époque de la communale : un 11 Novembre de commémoration, face au monument aux morts. Je participais au défilé des enfants de l’école primaire. J’en étais. Il y avait aussi Adrien. La Marseillaise venait de se taire. C’est alors que j’ai entendu l’ancien. Il avait dû connaître la « Der des Der. » Il déclarait à son insu, au petit que j’étais :

– Cette pierre, avec les noms inscrits, n’est rien d’autre qu’une fontaine de sang ! Et ce sang, m’a servi à écrire sur le mur, pour ne pas oublier…

Ses paroles m’avaient frappé sans que je ne les comprenne. Sa moustache broussailleuse avait ajouté :

– Salaud de Pu...l !

Cette déclaration-là, le caprice météorologique du jour venteux, avait eu la délicate indiscrétion de m’en rapporter la crudité du souffle. Partiellement… J’avais déduit de l’espèce de crachat une approximation : « Prurjol, Prarjol, Pojol… » Plutôt la formule jouissive :

– Pute ?

J’avais tiré une conclusion de gosse :

– Il est zinzin le bonhomme !

 

Je déboule sur le rond-point. Au centre de la galette il ne reste plus qu’un écriteau, sa revendication, une table de camping et trois gilets jaunes qui battent la semelle, tracts en main. Je ralentis, dévisage les sentinelles, passe, Adrien n’est pas du nombre. J’embraie, la route est libre. Je me dis :

– À quand l’évacuation ?

Au mois de novembre 2018, tante Clém, avait exigé, au prétexte des recherches, que je prenne pension au Conssé. Je crois plutôt, qu’elle souhaitait surveiller mes faits et gestes. L’invitation-convocation m’avait valu de retrouver Adrien, ancien camarade de la communale. De lui, je ne gardais pas un bon souvenir. Sous le préau de l’école, il me malmenait, et je m’efforçais de lui rendre ses coups. Aujourd’hui, sur le même théâtre, on s’y planterait au couteau juste à cause d’un mauvais regard. La prescription du temps était passée. Adrien en gilet jaune, m’avait déclaré :

– L’une des raisons qui dicte notre présence sur les ronds-points est due à eux-mêmes. Ils affirment une sécurité administrative froide et impersonnelle qui vide la campagne de son âme. En voulant trop aménager par procuration, on finit par tuer les paysages et ses hommes. On veut notre meilleur, mais contre notre bien, et de très loin ! Ce meilleur relève d’une conception théorique couchée sur du papier par des gens pressés dans leurs carrières, et installés aux antipodes de chez nous. Ces gens-là ressemblent à une mère indifférente qui, après avoir techniquement préparé le repas de la progéniture, s’enferme sur le fil d’un téléphone portable. Il est vrai que l’ailleurs numérique est plus valorisant que le vivant local des enfants !

 

J’avoue que j’avais pris du plaisir à discuter avec les gilets. À leur contact, j’avais eu le sentiment de devenir un séditieux par procuration. S’ils avaient du bon sens, ils se révélaient contradictoires. Cette contradiction était cohérente pour eux :

– Le monde fait pire en matière de contradiction !

Au détour, nos échanges m’avaient ouvert les yeux sur un terrible constat :

– Si j’étais issu de ce pays-là, j’étais devenu étranger à lui…

Sur le fond, c’était peut-être cela la principale revendication du mouvement des gilets jaunes. L’affirmation inconsciente qui dicte au plus profond de nous-même, la banalité extraordinaire de réapprendre de là où l’on vient. Aussi modeste que soit ce territoire, il reste la demeure de l’âme. L’oublier, c’est se perdre à jamais !

 

Je poursuis la route, direction Toulouse. Une Clémentine virtuelle s’invite en passagère clandestine :

– Tu crois que cela vaut la peine ?

Le signal : elle m’a tutoyé ! Le tutoiement ? Je sais ce qu’il revendique : un imprévu, une volte-face, une alerte... Je réexamine son interrogation d’il y a moins d’une demi-heure :

– Quel intérêt de divulguer le secret ?

Une fois de plus, j’ai répliqué :

– Nous avons évoqué le sujet à maintes reprises ! L’enjeu n’est pas la publication, mais la vérité. Son temps est venu !

J’ai ajouté :

– Tôt ou tard, la maison aurait accouché de sa mémoire. Autant le faire dans de bonnes conditions, plutôt que par la douleur du scandale.

La tante est revenue à la charge, en évoquant le cas d’Adrien :

– Et Adrien… ?

– Adrien ?!

– Est-il au courant ?

– Je ne lui ai rien dit...

– C’est mieux ainsi !

Si elle savait…

Elle a conclu :

– Je ne veux plus que vous divulguiez les informations,

même partiellement ! Attendez de recevoir un courrier de ma part. Vous disposerez alors d’un tableau complet de l’affaire. Une fois révélés, il est des secrets qui asphyxient !

La tante me tenait !

 

 

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