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Et c’est comme ça que je me suis retrouvé à survoler l’Afghanistan.

Vous connaissez la différence entre une zone bombardée par des B-52 et la Lune ? Y’en a pas : c’est un no man’s land dévasté, farci de cratères à perte de vue. Remarquez, quand j’étais gamin, je rêvais de devenir astronaute. Finalement, c’était peut-être l’occasion ou jamais de concrétiser mon rêve de moutard : « Allo Houston ? Ici le commandant Charlie Blues qui vous parle en direct de la navette Endeavour, je débute l’approche finale sur Valles Marineris. »

Blang !

Bon sang, c’était quoi, ça ? Sûrement pas une météorite, plutôt un impact de balle. Pour confirmer mon idée, un splendide trou d’un diamètre de 7,62 millimètres perçait le plancher de la carlingue juste à côté de mon siège, adressant un clin d’œil à son jumeau dans le plafond. Décidément, ça commençait à faire beaucoup de jumeaux pour la semaine, vivement les vacances ! Encore un de ces Moudjahidines qui se prend pour Kid Carson.

Il faut dire que je volais plutôt bas, genre dix, quinze mètres d’altitude.

Les mauvaises langues diront que moins on est haut, moins on se fait mal quand on tombe.

Certes.

Dans mon cas, la vérité est ailleurs. Je vole bas parce que j’aime la vitesse. Vous pouvez faire du Mach 2 à dix mille mètres d’altitude, si y’a pas un p’tit nuage, pour vous donner une référence, vous pourriez aussi bien vous balader à cinquante kilomètres-heure, ça serait du pareil au même. Par contre, faire du trois cents kilomètres-heure à dix mètres du sol, là, ça envoie !

Et de nos jours, avec la réglementation toujours plus stricte, les radars et tous ces fonctionnaires – à képi ou calot ou casquette – plus rapides à sortir leur carnet à PV que Lucky Luke son six-coups, y’a plus des masses d’endroits en Europe où on peut se lâcher un peu, alors, j’en profitais un max.

Le problème auquel je n’avais pas pensé, c’est qu’en Afghanistan, s’il n’y a pas de képi à cheval sur la réglementation, il y a des turbans à cheval sur des chevaux, voire des mobs, et qui ne dégainent pas des PV, mais des Kalachnikovs.

Au lieu de faire des trous dans le compte en banque, ça les fait directos dans la carlingue. Une autre manière de voir les choses, à l’orientale quoi !

Du coup, je remontai un peu.

De toute façon, il était temps de reprendre de l’altitude. J’approchais d’Herat et ce n’était pas la peine que le contrôleur de service me prenne pour un contrebandier iranien. Les emmerdes viennent bien assez vite toutes seules, pas besoin de les chercher non plus.

Après quelques échanges radio dans un anglais aéronautique plus qu’approximatif, je posai la Bête sur la piste poussiéreuse et roulai tranquillement vers la rangée de vieux hangars décrépis qui se prenaient pour un aéroport.

Je coupai les moteurs, m’extirpai de mon siège et, après avoir bataillé quelques secondes avec la poignée récalcitrante de la porte extérieure, j’émergeai dans la chaleur étouffante d’une fin de journée désertique. Les rayons obliques me cueillirent en pleine face avec la puissance de l’uppercut d’un Tyson solaire et je m’empressai d’ajuster mes lunettes, ce qui me permit de voir où je posais les pieds et donc de ne pas m’étaler en descendant les quelques marches de l’escalier de bord ; ce qui est, vous en conviendrez, plus confortable que de terminer la gueule dans la poussière.

« Welcome to Herat », disait la pancarte rouillée, accrochée sur l’échafaudage qui servait de tour de contrôle.

Bienvenue dans le trou du cul du monde ! Impression confirmée par l’intense activité du terrain : à part des aigles jouant avec les ascendances et mes bottes foulant la poussière ocre, rien ne bougeait depuis le bout de mon nez jusqu’à l’horizon cerné de montagnes arides, sur 360 degrés.

Déprimant.

Les rayons solaires déclinants dardant sur ma belle peau cuivrée, leur puissance encore redoutable, je décidai d’aller me mettre à l’ombre sous le baraquement de tôles disjointes qui faisait office d’aérogare. J’adoptai pour ce faire la démarche chaloupée des vieux baroudeurs du ciel qui ont passé plus de temps le cul vissé à leur siège dans le cockpit qu’à l’air libre. Ce n’est pas que le public était nombreux – il n’y avait personne – mais qu’est-ce que vous voulez, on ne se refait pas. Je tirai une chaise métallique branlante, pivotai de cent quatre-vingts degrés et m’assis dessus à califourchon, le regard tourné vers la Bête qui trônait fièrement sur son train d’atterrissage, à moins de cinquante mètres de là.

Ah ! la Bête ! Il faut que je vous en parle. Savez-vous qu’un avion définit son pilote aussi sûrement qu’un chien son maître ?

Eh bien, figurez-vous que j’aime me définir comme un artisan esthète de l’air qui aime les belles et mythiques machines. Je possède trois avions. Je vous décrirai les deux autres en temps et en heure. Pour l’instant, je vais me contenter de vous parler de celui dont j’admirais les courbes gracieuses d’aluminium poli que la lumière mordorée parait de mille éclats, tel du métal en fusion : un vénérable DC 3 datant de la seconde guerre mondiale qui avait eu la tâche, ô combien dangereuse, de larguer des parachutistes en Normandie durant cette fameuse nuit du 6 juin 1944. Détail amusant : c’était mon grand-père, Papy Blues, qui avait eu l’insigne honneur de le piloter durant cette nuit historique.

Les connaisseurs apprécieront. Pour les autres, sachez que cet appareil est un bimoteur de vingt-neuf mètres d’envergure, animé par deux Pratt & Whitney en étoile de mille deux cents chevaux, un bijou de mécanique aérienne qui a fière allure, fleurant bon l’aventure, les destinations lointaines et exotiques car il a équipé la majeure partie des compagnies aériennes d’après-guerre.

Donc, la Bête explosait de mille feux sous les rayons ardents du soleil couchant lorsqu’un bruit incongru déchira le silence monastique de cette plaine désertique – une sorte de « chumb ! chumb ! chumb ! » grave et répétitif qui me fit aussitôt penser au bruit caractéristique d’un hélicoptère puissant.

« Bingo ! »

Un point grossissait rapidement à l’horizon, soulevant un nuage poudré sur son passage, telle une mini tornade pilotée par un mauvais génie des sables. L’hélicoptère se posa juste à côté du DC 3, noyant tout, sous des volutes enragées de poussière ocre. C’était un MI 24 Hind, un lourd hélico de combat russe, le genre de truc croisé avec un char d’assaut qui vous balance un déluge d’acier en fusion dans les gencives au premier mouvement suspect. Je décidai donc de ne faire aucun geste brusque.

Lorsque les turbines furent coupées, un homme en costard-cravate sauta prestement au sol et se dirigea vers moi d’un pas décidé, un attaché-case à la main. Le mec se planta devant moi.

– Mister Blues, I presume ?

Le gars présumant bien, je me hâtai d’opiner du chef, d’autant plus qu’il était baraqué comme un avant-centre de football américain et qu’il n’avait pas l’air commode.

– You’ve got the money ? éructa-t-il with a big Russian accent, mafia russe oblige. Enfin, c’est ce que j’imaginai. On verra plus tard que j’avais vachement raison, malheureusement.

Je lui tendis une enveloppe de laquelle il extirpa une liasse de billets de cinq cents dollars qu’il compta sans se presser. Apparemment satisfait, il me tendit la mallette et repartit aussi sec vers son ventilateur, lequel décolla en brassant toujours autant de poussière. Du coup, mon DC 3 brillait un peu moins ; du boulot en perspective pour la femme de ménage, d’autant plus que je me rappelai subitement avoir laissé la porte extérieure ouverte.

En quelques minutes, je me retrouvai à nouveau assailli par le silence et c’est à ce moment là, je crois bien, que je pris toute la mesure de la situation : je venais de traiter avec la mafia russe, putain ! Les « Biznessmen », comme ils s’appellent eux-mêmes. Mâchoires carrées, carrures, heu… vachement carrées aussi, costards et gros flingues, genre Kalachnikovs, lance-roquettes et hélicos de combat. En gros, des mecs pas fins, dotés de moyens militaires sans limites et organisés comme l’armée russe : lourds, un peu lents, mais diablement efficaces.

J’eus un peu de mal à respirer, tout à coup.

Je vous entends d’ici : qu’est-ce que c’est que ce mec qui participe à des trafics louches et qui vient ensuite se plaindre ? Je vous rétorquerai qu’on n’a pas toujours le choix. Ou plutôt, on a toujours le choix, jusqu’au moment où on ne l’a plus. Et là, il faut bien prendre une décision.

Bon, d’accord, je suis champion du monde toute catégorie de la mauvaise décision, prise, bien sûr, au plus mauvais moment.

Et alors ! C’est quand même mieux que de ne pas en prendre du tout, non ? Ou bien de laisser à d’autres le choix de les prendre pour vous.

Mais quelle fut donc la raison intrinsèquement fondamentale de ce mauvais choix, me direz-vous ? Le goût de l’aventure ? Si je dis non, vais-je vous décevoir ?

C’est vrai que j’ai un avion d’aventurier, un look d’aventurier, mais aussi un compte en banque d’aventurier, donc proche de zéro. Voilà, on approche de la raison fondamentalement intrinsèque de mon choix : l’argent.

Quelle trivialité ! C’est triste, hein ! Mais c’est comme ça.

Et vous devinez que la venue dans mon bureau d’Adolf et de ses clones aryens n’a rien d’étranger à tout ça. Bonne déduction.

En fait, Adolf s’appelle Kurt « Killer » Kuster, il n’est pas du tout russe, comme son accent le laissait supposer, mais américain, colonel de réserve et grand maître du Ku Klux Klan. Oui, vous avez bien lu : le Ku Klux Klan, vous savez, ce club de dingues cagoulés hautement pointus qui faisaient brûler des croix et terrorisaient, voire assassinaient, des gens de couleur aux États-Unis. Vous croyiez qu’ils n’existaient plus ? Moi aussi. Grave erreur !

Si j’étais là, assis le cul sur cette chaise rouillée à me lamenter sur mon triste sort, c’était parce que j’avais signé un contrat avec leur grand chef en personne, le colonel KKK.

Mon boulot consistait à échanger du matériel informatique contre des dollars, chose plutôt banale en soi, si ce n’est que cela ne se passait pas dans un magasin d’informatique du huitième à Paris, mais sur un terrain poussiéreux du fin fond de l’Afghanistan, avec la mafia russe en guise de vendeur.

Je sais, c’était louche.

Je sais, j’aurais dû me méfier.

Je sais, j’aurais dû prévoir que ça allait dégénérer grave.

Mais que voulez-vous, si on savait tout par avance, y’a des jours, on ne se lèverait même pas.

Après avoir récupéré la mallette, je devais la transporter jusqu’en Turquie, ou Triple K devait me remettre la deuxième moitié de ma paie. C’était, comme il me l’avait dit au téléphone après que je l’eus rappelé, un petit galop d’essai, une première commande pour voir si tout se passait bien ; autrement dit, s’il pouvait m’accorder sa confiance.

Et moi, est-ce que je pouvais lui accorder ma confiance ? Tous mes sens me hurlaient que non et ils avaient raison, les bougres, je ne tarderais pas à m’en apercevoir. Néanmoins, la paie était bien grasse et c’est exactement ce dont j’avais besoin pour le moment : une bonne liasse de biftons bien épaisse.

La perspective de passer la nuit dans cet endroit désolé ne m’enchantant guère, je décidai de repartir illico presto. Il me fallait du carburant et, contrainte administrative oblige, même en Afghanistan, déposer un plan de vol pour le retour vers Istanbul, histoire de ne pas me retrouver serré par des F-16 agressifs de l’armée de l’air turque lors du passage de la frontière.

Je montai donc voir le contrôleur dans son nid d’aigle pompeusement appelé « tour de contrôle », par une échelle branlante qui tenait par miracle le long de ladite tour et dont la simple vue faisait naître dans mon esprit l’image d’une chute vertigineuse, cause immanquable de fractures multiples et douloureuses.

C’est aussi ça l’aventure ; enfin, plutôt la mésaventure !

Une heure plus tard, après avoir réussi à convaincre le contrôleur d’appeler le chauffeur du camion citerne – qui est aussi son beau-frère d’où cette réticence à l’arracher à son dîner familial dont il m’argumenta que sa sœur lui en rabâcherait les oreilles pendant des lustres, peut-être même des générations jusqu’à ses arrière-arrière-arrière-petits-enfants –, j’étais prêt à repartir.

Le ciel, à l’ouest, se teintait de couleurs rougeoyantes du plus bel effet. La limpidité presque cristalline de l’éther promettait une magnifique nuit étoilée, comme seul le désert sait en offrir. Un beau vol de nuit en perspective.

Je démarrai les vingt-huit cylindres de la Bête et décollai dans un nuage de poussière vers des cieux plus civilisés.

Le retour fut un enchantement.

Ah ! Le vol de nuit ! Ça, c’est un truc qu’il faut avoir fait au moins une fois dans sa vie. C’est une expérience unique, envoûtante, presque mystique. Imaginez-vous flottant entre deux océans de milliards d’étoiles étincelantes comme des diamants : en haut, les vraies ; en bas, les villes qui brillent comme des amas de lucioles féeriques.

Sauf qu’au milieu du désert, il n’y a pas de ville ; mais l’éclat des vraies étoiles n’en est que plus rehaussé.

J’avais pris un peu d’altitude afin de quitter les couches plus denses de l’atmosphère, là où se concentrent poussières et pollution. J’évoluais dans un air cristallin, pur et froid, bercé par la faible lumière rouge des instruments de bord et le doux ronronnement des moteurs.

Instants magiques qui éclaircissent l’esprit et élèvent l’âme, à tel point qu’il faut parfois se pincer pour savoir si on ne rêve pas. C’est bien mieux que toutes les drogues et il n’y a pas d’effets secondaires. Finalement, au prix du kilo de ces merdes, l’avion, c’n’est pas si cher, c’est même du concentré de bonheur qui laisse le sentiment radieux d’avoir fait quelque chose de formidable, d’avoir vécu une expérience unique entre ciel et terre, un peu plus près des étoiles que le commun des mortels. Et sans séquelles.

C’est dans cet état second de totale béatitude que je me posai à Istanbul International Airport au petit matin. Crevé, mais ravi.

Après avoir rempli les formalités administratives d’usage, je sautai dans un taxi, direction le Ritz-Carlton.

Carrément.

Je ne m’embête pas, pensez-vous. Et alors ? J’étais riche. Enfin pour quelques jours, au moins. La vie est si courte, autant en profiter, non ?

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