14John avait dressé une succulente table de petit déjeuner sur le pont de sa jonque, mais j’étais bien incapable d’avaler quoi que ce soit. Ce qui n’était pas le cas de Jean-Édouard qui engloutissait tartines, croissants et petits pains avec un entrain inquiétant.– Allez, ne faites pas cette tête, ça va s’arranger, vous verrez, me rassura John avec un large et chaleureux sourire.– Je n’en doute pas, mais j’ai quand même un peu les boules.– Ça passera, dit-il en bourrant sa pipe.Le Soleil au zénith faisait miroiter l’eau du port de mille reflets. Une légère brise ridait la surface chatoyante, créant de minuscules vaguelettes qui se brisaient en un doux clapotis contre les coques blanches des goélettes de bois qui nous entouraient.John avait placé une immense toile sur la bôme du grand mât qui recouvrait le pont comme un chapiteau et procurait une ombre rafraîchissante.Si ce n’était le bourdonnement incessant de la ville, le coin ét
15Nous étions tous les trois penchés sur un plan de la ville, étalé sur la grande table de bois du pont. Une lampe à pétrole posée dans un coin éclairait la scène de sa flamme jaune.– C’est là, dis-je en posant un doigt sur la carte.«Là» correspondait au quartier de Kandilli, sur la rive asiatique du Bosphore, dans le nord d’Istanbul. D’après le nom de la rue et le numéro, l’adresse en question semblait être coincée entre une ruelle et le détroit.– Hum! Je crois bien que je connais ce coin, annonça John en tirant sur sa pipe. J’ai remonté le Bosphore jusqu’à la mer Noire, le mois dernier et je suis passé devant. C’est un quartier résidentielassez chic, si mes souvenirs sont bons. Les habitations qui donnent sur la mer sont de vieilles maisons en bois du dix-huitième siècle. Elles ont toutes leur ponton particulier.– Vous croyez qu’on pourrait aborder par le détroit? demandai-je.– C’est même la meilleure solut
16– Charlie, il est neuf heures!– Ah? Déjà? dis-je en ouvrant difficilement un œil à moitié collé.Valentino referma doucement la porte, me laissant seul dans l’agréable pénombre de ma cabine. Les rayons solaires tentaient de s’infiltrer par tous les moyens à travers le store vénitien de la fenêtre, créant ainsi une espèce de brume lumineuse s’accordant parfaitement avec mon cerveau embrumé. Avais-je rêvé ou bien la nuit dernière avions-nous combattu des hordes asiatiques en quête de la mallette? Je bondis sur ma couchette.La mallette!Elle était là, posée au pied du lit, resplendissante dans sa robe en aluminium brossé. Ouf! Ce n’était donc pas un rêve et j’allais bientôt revoir mes filles.Tralali! Tralala!Le sourire jusqu’aux oreilles, je pratiquai mes ablutions et montai sur le pont, l’humeur plus guillerette que jamais. Je m’attendais à trouver mes compagnons assis confortablement
17Val avait garé la voiture de loc dans une rue adjacente au port. Il était vingt heures. Il nous fallait environ trente minutes pour rejoindre le lieu du rendez-vous, mais je préférais arriver en avance. Une intuition.Nous récupérâmes la caisse, une grosse BMW M5 noire – Val ne conduit que des voitures hyper-puissantes de couleur noire, c’est une question de principe, chez lui. L’odeur du cuir pleine fleur m’emplit délicieusement les narines tandis que mon acolyte négociait le trajet vers le rendez-vous à l’image de la puissance de son moteur, c’est-à-dire avec sauvagerie. Je vérifiai l’attache de ma ceinture, calai mes pieds sur le plancher et m’accrochai à la poignée comme un acrobate à son trapèze.– Dis-donc, remarquai-je, on dirait que tu as pris le pli local, question conduite.– C’est pour mieux passer incognito, me fit le blackos avec un sourire de carnassier en chasse.– Dans une BM dernier cri, au milieu de ces tas de ferrailles?
18La folle poursuite commença.Nous étions pour le moment dans le quartier des orfèvres; les murs resplendissaient d’or et d’argent: assiettes finement travaillées, plats à couscous et autres vaisselles de cuivre rutilantes sur lesquelles se reflétaient les centaines d’ampoules éclairant le tunnel aux voûtes habilement décorées de motifs arabisants.La visite était superbe, quoiqu’un peu trop rapide à mon goût. Val et moi inaugurions un nouveau style, ce qu’on appellera peut-être plus tard, si l’effet se démocratise, du tourisme éclair, autrement dit, voir un max de trucs dans un minimum de temps.À notre époque où tout va de plus en plus vite, c’est peut-être un concept révolutionnaire. Vous savez quoi? Je crois qu’on devrait breveter l’idée et lancer la mode, organiser la visite du Louvres en rollers, voyager sur la Seine en offshore, s’offrir le tour des pyramides en jet ou un safari au Kenya en 4x4 de course.– Charlie, au lieu
19L’air frais nous fouettait à nouveau le visage. Nous avions fait demi-tour vers Istanbul quelques minutes plus tôt et les lumières lointaines de la vaste agglomération imprimaient une lueur fantomatique sur les quelques nuages chargés d’humidité qui survolaient la cité.– On est à quelle distance du port, à ton avis? hurlai-je par dessus le bruit du moteur.– Au moins quarante kilomètres!– Putain, on pourra pas rentrer sans!Le moteur fit de nouveau entendre quelques ratés, puis s’arrêta sur un dernier hoquet. Val laissa filer en roue libre une vingtaine de mètres avant de nous stopper sur le bas côté.– Tu disais?– Merde!– C’est aussi mon avis.Et voilà, on était redevenus deux pauvres piétons dans un monde dédié au moteur à explosion. C’est con, hein! Okay, okay, relativisons. Sur l’échelle des emmerdes, la panne d’essence est à un tout petit niveau. C’est vrai quoi, y’a pas mort
20Istanbul, cinq heures du mat’.Je ne sais pas vous, mais moi, je déteste me lever tôt. S’arracher à un bon lit douillet et bien chaud pour aller affronter un monde froid et barbare, quelle souffrance! Remarquez, l’effet douloureux peut en être atténué par un appétissant petit déj’ plein de café et croissants chauds, brioche parfumée à la fleur d’oranger, assortiment de confitures et divers miels… liste non exhaustive.Je me délectais tel un gourmand gourmet en compagnie de John lorsque mon associé fit son apparition, la mine défaite et l’œil rouge.– Magne-toi, le taxi est arrivé.– Qu’est-ce qui t’arrive? T’as pleuré toute la nuit ou t’as oublié de te maquiller?– J’ai monté la garde, figure-toi.– Heu… pourquoi?– Bienheureux les inconscients, fit Valentino en secouant la tête avec lassitude. Je te rappelle qu’on est activement recherchés par une bande de révolutionnaires, un grand maître du Ku Klux Kl
21– À quoi tu penses?– À mon ex-femme. Elle arrive demain et on a encore du pain sur la planche.Nous étions en voiture – une grosse BM de location, encore – et Val nous conduisait, Nikita et moi, à notre rendez-vous avec Grochek.Mon plan était, en fait, assez simple. La jeune Russe s’était enfuie avec toute la comptabilité de son ex-bande, incluant codes, numéros de comptes, toutes les opérations financières des dernières années, les différents secteurs d’activité avec les noms des responsables, des contacts, des flics et différents fonctionnaires corrompus, bref, les dessous d’un empire. Elle avait donc le choix entre disparaître avec une fortune prélevée sur un compte pas encore fermé, tout en sachant qu’un jour ou l’autre, ils la retrouveraient – la mafia retrouve toujours ceux qu’elle recherche – ou bien s’associer avec une bande rivale qui annexerait l’empire de son défunt père et la protègerait. La deuxième solution me paraissant largement la