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Coup de foudre à Abidjan
Coup de foudre à Abidjan
Auteur: EMYNÉ LOÏS

Chapitre 1

C'était très tôt le matin. Le soleil qui s'était levé depuis peu se cachait derrière d'épais nuages. La ville d'Abidjan s'animait. La circulation était déjà dense comme tous les débuts de semaine. Au milieu des nombreuses automobiles et autres voitures qui circulaient sur le boulevard Valéry Giscard d'Estaing, le bus qui transportait Sonia se frayait un passage. Il roulait à vive allure et tanguait dangereusement sur le côté. Le véhicule de transport en commun était bondé à craquer. Une marrée humaine y était agglutinée. Les passagers étaient coincés à l'intérieur, serrés les uns à côté des autres. On aurait dit des sardines. Impossible de respirer. Ils avaient tous l'impression d'étouffer. Pourtant, personne n'osait se plaindre. Tous gardait le silence. Ils prenaient leur mal en patience. Le doux espoir d'arriver bientôt à destination les faisaient tenir. Plus que quelques minutes. Plus que quelques kilomètres. Le cauchemar serait fini d'ici là. Déjà, ils avaient parcouru une bonne distance. Le véhicule de transport en commun qui provenait du quartier populaire de Yopougon avait traversé la commune de Treichville et s'engageait maintenant sur le pont Félix Houphouet Boigny. Le Plateau, quartier des affaires de la ville d'Abidjan n'était plus très loin. On apercevait les nombreux immeubles et autres gratte-ciels que comptaient la cité administrative. Ils s'étendaient à perte de vue face à Sonia.

Sur le siège du bus où elle avait trouvé place, le jeune femme se tenait penchée vers la fenêtre du véhicule. Le front collé contre la vitre à la propriété douteuse, elle observait le paysage qui s'étalait devant elle. Les rues de la cité administrative grouillaient de monde à cette heure matinale. Les bureaucrates, tirés à quatre épingles dans leur costume et autres tailleurs s'agitaient. La plupart d'entre eux couraient, pressés de gagner leurs lieux de travail. La jeune femme contemplait ce spectacle avec indifférence. Elle regardait sans rien voir. Elle avait l'esprit ailleurs, perdue dans ses pensées.

Le bus qui fit un nouvel arrêt, freina brusquement. Ramenée aussitôt à la réalité, Sonia prise au dépourvu manqua de tomber à la renverse. In extremis, elle s'agrippa de toutes ses forces à son siège. Quelques passagers la dévisagèrent. Mal à l'aise, Sonia détourna le visage. Profitant de l'immobilité du bus, elle mit de l'ordre à sa tenue. Elle arrangea son tailleur, l'ajusta et le lissa méticuleusement. Elle passa ensuite machinalement une main dans sa chevelure et prit le soin de se recoiffer à la va-vite. De quoi avait-elle l'air au juste ? se demanda la jeune femme soucieuse. Probablement, à pas grand-chose après ce trajet aussi long qu'éprouvant. Incertaine, Sonia saisit son sac à main posé sur ses genoux. Elle en fit sortir un petit miroir dans lequel elle jeta un bref coup d'œil à son reflet. La jeune femme fut plus ou moins soulagée. Elle demeurait toujours présentable pour son entretien d'embauche. Bien apprêtée, Sonia était particulièrement ravissante ce matin. Elle portait un ensemble tailleur noir bon marché qui lui allait pourtant à ravir. La jupe droite et très étroite lui arrivait au-dessus des genoux, laissant voir ses magnifiques jambes longues et fuselées. Aux pieds, Sonia avait chaussé des escarpins rouges à l'intérieur desquels elle commençait à se sentir sérieusement à l'étroit.

Sonia transpirait. Les mains cramponnées à son siège, elle ruisselait de sueur sous sa veste. Elle avait hâte de sortir de cette fournaise ardente. À sa montre, elle jeta un rapide coup d'œil et soupira aussitôt. Elle était en retard. Incapable de maîtriser son impatience, elle priait intérieurement. Elle espérait un miracle. Il n'y avait pas d'autres solutions si elle espérait pouvoir arriver à temps à son entretient d'embauche. Elle avait déjà environ une heure de retard. Elle allait être éjectée, c'était sûr. Une erreur comme celle-là à ce stade du recrutement ne se pardonnait pas. Peut-être pourrait-elle rattraper le tire ? Elle n'aurait qu'à expliquer les raisons de son retard et présenter des excuses. Rien n'était impossible ! Cette idée rassura la jeune femme un court instant. Elle s'inquiéta aussitôt après. Un doute pernicieux s'infiltra dans son esprit. Et si on refusait de la recevoir ? se demanda Sonia angoissée. Comment pouvait-elle espérer être entendue ? La boule au ventre,

Sonia se voyait déjà refoulée par le service de sécurité de l'importante société « Amon et compagnie ». Elle allait échouer ! Aussi bêtement ! À deux doigts de décrocher l'emploi tant convoité. Avec brio, elle avait déjà passé haut les mains les deux précédentes étapes qui devaient la propulser à la première place de cette sélection minutieuse. Elle avait réussi les deux testes psychotechnique et elle avait écrasé ses autres concurrents par ses résultats fulgurants. C'étaient tous des hommes. Elle était l'unique femme et s'était vite fait remarquer. Une vingtaine à la première étape, ils n'étaient plus que trois concurrents en lice à présent. Parmi les trois, un seul chanceux serait susceptible d'être embauché pour le poste d'assistant du vice-président de la prospère société "Amon & Compagnie". Sonia espérait de tout son cœur que ce serait elle. Ce travail, la jeune femme le voulait. Elle en avait besoin surtout. Elle ne s'imaginait pas être évincée à cause d'un vulgaire problème de retard. Une fois de plus, Sonia regarda sa montre. Huit heures trente-cinq minutes ! Embêtée, la jeune femme grimaça. De l'impatience, elle était passée au désespoir total. Voilà maintenant plus d'une heure trente qu'elle aurait dû se présenter à son entretien d'embauche. Et ce fichu bus qui faisait des arrêts toutes les cinq minutes ! Que faire ? Préoccupée, Sonia réfléchit. L'immeuble de la société "Amon & Compagnie "dans laquelle elle avait rendez-vous se situait bien loin. Encore à quelques kilomètres, en plein centre du plateau. « C'est foutu ! Je ne décrocherai jamais ce boulot », pensa Sonia qui commençait sérieusement à perdre espoir. À cette seule idée, une boule d'angoisse lui noua soudain l'estomac. Le stress et la peur commencèrent à la gagner. Sonia s'en voulait. Elle aurait dû être plus prévoyante. Elle aurait dû prendre le bus bien plus tôt ce matin. Mais la jeune femme qui s'était levée aux aurores avait attendu près de deux heures à l'arrêt de bus avant que celui-ci ne daigne s'amener. De plus, Sonia n'avait pas prévu l'embouteillage monstre qui les avait réellement retardés. Si seulement elle avait pu prendre un taxi ou pourquoi pas un "woro-woro ", véhicules banalisés qui servaient de transport en commun. Malheureusement, la pauvre orpheline qu'elle était n'en avait pas les moyens. Elle ne pouvait pas emprunter un taxi un lundi et aussi tôt le matin. Cela représentait un bien trop grand luxe qu'elle ne pouvait pas se permettre. Sonia ne roulait pas sur l'or. Sa famille qui était d'une condition modeste arrivait à vivre décemment, il n'y a pas si longtemps. Tout avait changé à présent. Du jour au lendemain, les Aka avaient basculé dans la précarité. Les problèmes financiers avaient commencé à la mort du père de Sonia. Sans prévenir, celui-ci était tombé raide mort un jour. Crise cardiaque, avait décrété le médecin. Sa mort avait été un choc. Sonia, sa mère ainsi que ses deux sœurs avaient eu du mal à le croire. Pour réaliser cette perte déchirante, il leur avait fallu du temps. Les membres de la famille du défunt ne leur en avaient pas laissé. Ils avaient été impitoyables. Ils s'étaient déchaînés sur la veuve et les orphelins. Comme des vautours, ils s'étaient emparés de tous les biens laissés par le défunt. Sans le moindre scrupule. Sans la moindre compassion. Ils avaient tout pris. Voiture, argent, maison et même les meubles. Rien ne leur avait échappé. Ils n'avaient rien épargné non plus. Ils n'avaient même pas hésité à les chasser, elle Sonia, sa mère et ses deux petites sœurs de leur maison, comme des malpropres. Bien que révoltée, la mère de Sonia n'avait rien pu y faire. Elle n'avait même pas essayé de leur résister. Que pouvait-elle face à cette injustice ? C'était la tradition. En effet, cette stupide coutume avait été inspirée du mythe de la reine Pokou et de son ultime sacrifice. C'était une pratique répandue chez les "Agnis". Matriarcale, cette ethnie de l'Est de la Côte d'Ivoire considérait pour seuls héritiers, les neveux du défunt. La veuve et les orphelins n'avaient droit à rien. Sonia, sa mère et ses deux petites sœurs en firent l'amère expérience. Du jour au lendemain, elles s'étaient retrouvées à la rue, sans rien et totalement désœuvrées. Pourtant, elles avaient continué à vivre tant bien que mal. Courageusement, elles s'étaient adaptées à leur nouvelle condition de vie. De leur belle villa dans un quartier résidentiel de Cocody, elles s'étaient retrouvées dans un étroit studio à Yopougon, un quartier populaire d'Abidjan. Sonia et ses petites sœurs avaient dû changer d'école. Elles avaient quitté leurs différents établissements privés pour le public. Leur mère avait fait des sacrifices, elle aussi. Elle avait commencé à entreprendre un petit commerce, en plus de son travail d'institutrice. Toutes les quatre étaient arrivées relativement à survivre. Elles étaient même parvenues à retrouver un semblant de vie normale et avaient commencé à s'accommoder de leur style de vie. Et puis, la mère de Sonia était tombée malade. Subitement. Cela avait commencé de façon anodine. Les douleurs à la poitrine étaient alors épisodique. Personne ne s'était inquiété. Même pas la principale intéressée. La mère de Sonia n'avait pas pris ce mal au sérieux. Occupée à gagner la croûte pour sa petite famille, elle avait pris simplement l'habitude d'avaler quelques cachets de temps en temps. Elle avait espéré que le mal disparaisse ainsi. Bien-sûr, ce ne fut pas le cas. Au contraire, les douleurs à la poitrine devinrent fréquentes et de plus en plus difficile à supporter. La mère de famille se plaignait tout le temps d'avoir mal. Elle avait commencé à rater des jours au travail et avait fini par ne plus pouvoir y aller du tout. C'est ainsi que la mère de Sonia perdit son boulot. La petite famille se retrouva privée de son unique source de revenue et il fallait soigner urgemment la mère dont l'état de santé se dégradait. Leur situation financière déjà précaire s'était alors fortement détériorée. Leurs maigres économies fondirent dans les frais médicaux. Avec sa mère sous les bras, Sonia était allée de médecin en médecin. Ensemble, la mère et la fille avaient fait le tour des hôpitaux d'Abidjan. Aucun d'entre eux ne put donner un diagnostic exact à la cause du mal mystérieux qui rongeait la mère de Sonia. La maladie s'éternisait donc et le cauchemar peinait à se terminer. Sonia en tant qu'aînée de la famille due se sacrifier pour ses petites sœurs. Elle interrompit ses études et dû trouver un travail pour payer les factures et assurer les soins médicaux de sa mère. Non sans peine, elle obtint un boulot d'assistante dans une petite société d'audit. Le boulot était monstre et elle ne gagnait pas beaucoup. Le salaire était minable. En plus, son patron était un vieux pervers. Il avait l'habitude de lui tourner autour. Sonia devait subir constamment ses avances. Il ne la lâchait pas. Au quotidien, ce vieil homme laissait trainer son regard libidineux sur la jeune femme. Sonia en était dégoûtée. Elle le trouvait abominable, lui ce père de famille qui se voulait respectable, mais qui avait la sournoise intention de profiter sans scrupules de sa détresse. Sonia n'était pas prête à lui céder. Elle ne se laissa pas prendre au piège. Elle était restée digne et intègre. Pour elle, il était inconcevable avec l'éducation qu'elle avait reçu de choisir ainsi la facilité. Pourtant, la jeune femme n'était pas moche. Elle avait un physique avantageux qui aurait pu lui ouvrir bien des portes. Au quotidien, elle attirait l'attention de la plupart des hommes. Sonia représentait la beauté de la femme "Agni". Elle était grande et élancée. Elle avait une belle peau très noire, couleur ébène et le coup strié. Ses yeux en amande étaient grands et d'un blanc porcelaine qui lui donnait un regard à la fois doux et délicat. Toute en rondeur, Sonia avait un postérieur assez imposant et de belles jambes qu'elle s'évertuait pourtant à cacher sous de grandes jupes et des pantalons informes. Mais rien n'y faisait, où qu'elle se trouvait la beauté de la jeune femme ne passait jamais inaperçue. Elle suscitait toujours regards, attentions et convoitises. Si elle l'avait voulu, Sonia aurait très bien pu profiter de ses charmes pour se tirer de sa situation financière déplorable. Comme la plupart des jeunes femmes d'Abidjan, elle se serait fait entretenir par un homme plus ou moins fortuné. Ses problèmes d'argent seraient ainsi réglés. Elle n'aurait même pas été obligée de travailler. Certainement, aurait-elle passé ses journées à s'exhiber elle et le butin de ses activités illicites sur les réseaux sociaux. Sa mère aurait reçu les meilleurs soins et aurait pu se rétablir enfin. Quant à ses petites sœurs, elles n'auraient plus à subir la honte de vivre dans le dénuement total. Cette éventualité à coup-sûr leur aurait toutes facilité la vie. Mais voilà, Sonia n'était pas ce genre de femme-là ! S'imaginer se donner à un homme en contrepartie de biens matériels lui était impossible à envisager. Elle n'était pas une prostituée et puis surtout, il y avait sa foi chrétienne qui comptait beaucoup. En effet, Sonia était une fervente chrétienne. Elle avait donné sa vie à Jésus et s'était placé sous son autorité. Ainsi, elle avait décidé de se conformer entièrement à la parole de Dieu. Par conséquent, la jeune femme fuyait le péché. Pas question d'avoir des relations sexuelles pour elle. Sonia vivait la chasteté et se préservait pour le mariage. À l'église, elle s'était déjà choisi un fiancé avec lequel elle entretenait une relation amoureuse depuis plusieurs années. Son fiancé s'appelait Christian. C'était un diplômé en droit. Il était également un brillant juriste. Il ambitionnait d'être un ténor du barreau et à cet effet, il avait déjà passé trois fois l'examen pour l'obtention du certificat d'aptitude à la profession d'avocat. Mais il avait échoué à chaque fois. Pourtant, ce dernier n'avait pas renoncé à son rêve. Cependant, il hésitait encore à se lancer une nouvelle fois. Il avait bien trop peur d'échouer à nouveau. En attendant, Christian se faisait exploiter dans un cabinet d'avocat situé au plateau. C'était lui qui se tapait tout le boulot. Il traitait la majeure partie des dossiers qui atterrissait au cabinet et contre toute attente, c'était son patron qui récoltait honneurs et félicitations. Cette injustice n'altérait pas la motivation de Christian. Le jeune homme était un bosseur. Travailler dur, il ne connaissait que cela. Sans se plaindre, il faisait des heures supplémentaires. En semaine et même les week-ends. Dans la journée et parfois, très tard dans la nuit. Tous ces sacrifices en contrepartie d'un maigre salaire qui lui permettait à peine de régler ses charges les plus vitales. Christian n'était donc pas riche. Il n'avait que pour seule fortune ses qualités humaines. Pourtant, Sonia l'aimait tel qu'il était. Elle priait de tout son cœur pour que le ciel leur vienne en aide. Sonia priait Dieu surtout pour avoir un meilleur emploi. Lorsqu'un beau jour, elle vit l'offre d'emploi de la société "Amon et compagnie" dans le journal, Sonia vit là un signe de Dieu. Son succès fulgurant aux deux précédentes étapes du recrutement avait achevé de la convaincre de l'exaucement de ses prières. Ce boulot d'assistante était le sien et comme le disait la parole de Dieu « ce que le bouche de Dieu a dit. Sa main l'accomplit. » Rassurée, Sonia reprit espoir. Une nouvelle fois, elle consulta sa montre. Bientôt neuf heures ! Par la vitre du bus qui avançait toujours, Sonia jeta un coup d'œil anxieux. Elle n'était plus bien loin à présent. Déjà, l'immeuble qui abritait le siège de la société lui apparaissait. Rapidement, la jeune femme se dirigea vers les portières. Le bus fit un énième arrêt. La jeune femme en profita aussitôt. Avec d'autres passagers, elle se précipita vers la sortie et descendit enfin du bus. Elle fonça immédiatement au pas de course en direction de l'immeuble.

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