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11 FEVRIER 2019

Simon

Quand j’ai eu quinze ans, mon amour modéré pour l’école a sauté aux yeux du monde. Cela faisait déjà quelques années qu’il avait sauté aux miens, mais ma mère espérait toujours un miracle. Je passais mon temps à traîner ailleurs qu’en cours, à fumer des cigarettes aux abords du collège. Je m’étais créé un petit paradis où emmener mes nombreuses petites amies. Le coin était plutôt cosy, il bénéficiait d’un banc – presque pas tagué –, d’un bout de gazon d’un mètre sur un où poussaient quelques pissenlits voire quelques pâquerettes, et il n’y avait que peu de vis à vis. Il me plaisait, ce refuge. J’éprouve même une certaine tendresse à me le remémorer.

Ce jour-là, je séchais pour la énième fois le cours d’arts plastiques de Monsieur Ferry. J’étais concentré, la langue sortie, et roulait ma cigarette. Agacé, il a débarqué le front plissé – plus que par ses rides –, les poings sur les hanches, les joues rougies de colère, et m’a interrompu :

— Dupuis !

— Bonjour M’sieur,

— Avez-vous l’impression d’être au bon endroit ?

— Pour fumer, oui.

À quinze ans, je me pensais au-dessus des lois, des professeurs, des autres.

— Vous me pompez l’air ! En plus de manquer de respect par votre absence, vous donnez mauvais exemple aux autres. Alors mon coco, si vous n’avez pas envie que je raconte que vous étiez en train de balancer les exploits de vos camarades de classe au principal, vous allez ramener votre derrière en cours.

Ce que j’ai fait.

Après la journée, il m’a gentiment demandé – imposé – de retourner dans sa classe. Je devais rattraper le travail non fait depuis septembre. Un sacré paquet. C’est donc ce que j’ai fait, tous les soirs pendant des semaines. Et à ma grande surprise, avec plaisir. Le vieux était passionné de peinture et il trouvait que j’avais du potentiel dans ce domaine. J’ai peu à peu déserté le banc pour un chevalet et une passion.

Ça n’a pas toujours été facile, Monsieur Ferry était un homme exigeant, rigoureux, technique et ma seule envie était de flanquer ma rage adolescente sur une foutue toile alors qu’il m’obligeait à prendre mon temps. Ça faisait des étincelles. Je n’ai jamais autant respecté quelqu’un.

Une galerie d’art m’a contacté aujourd’hui. Mes tableaux les intéressent. Des années de travail récompensées, reconnues. Je voulais sortir fêter cette nouvelle avec Elise, mais elle avait une soirée. Tous ces sacrifices et maintenant, enfin, mon travail paie. Nous aurions pu partager cela.

Non.

C’est un soir d’hiver. Dehors, il fait froid. Dans le Black Barrel, à l’inverse, il fait une chaleur d’enfer. La faute aux gens qui grouillent dans ce bar. Je ne viens jamais ici. Ça bouge trop autour de nous, ce n’est pas ce que je préfère. Je suis plutôt branché calme et bonne compagnie. Je suis au moins satisfait pour ce qui est de la compagnie. Je me concentre sur elle. Elle offre un spectacle agréable, rit à gorge déployée. Elle ne se lâche qu’à cause des mojitos qu’elle a bus – probablement en trop grande quantité.

La jeune femme qui se trouve en face de moi est belle, un peu délurée ce soir. Mais moi aussi, je réalise que j’ai bu plus de whisky qu’il ne m’en fallait. Il n’y a qu’à dire que c’est lui qui me fait fixer le collier qu’elle porte et qui tressaute entre ses seins chaque fois qu’elle fait éclater son joli rire. Pour pouvoir encore un peu profiter du spectacle, je raconte blague sur blague. Tout en elle m’attire et je m’extasie devant cette façon de parler que je ne lui connais pas ou peu. Une mèche de cheveux s’est collée sur sa joue. Je saisis l’occasion pour passer mes doigts dessus. Je suis chanceux de la voir comme ça. Nos regards se croisent. C’est la surprise que je détecte dans ses yeux pâles. C’est le genre de femme à être étonnée par ce qu’elle peut déclencher chez un homme.

Elle détourne les yeux et son sourire s’efface. Je n’arrive pas à savoir si c’est à cause de moi ou si elle pense à quelque chose, peut-être quelqu’un d’autre.

Cette soirée n’a qu’une issue, il n’y a pas de doute à avoir. Ce n’est pas un problème. Elise et moi avons une relation un peu particulière. Nous sommes ensemble depuis trois ans. Ensemble et libres. Je pourrais être célibataire, certes, mais les quelques conversations pathétiques que j’ai eues avec mon père m’en ont dissuadé.

Avec Elise, nous avons une façon de fonctionner qui nous appartient. Par moment, je suis dépassé par ses effusions d’affection, qui ne sont pas tellement raccord avec mon tempérament. Pour autant, s’il n’y a que ça, je n’ai pas à me plaindre.

La fille en face de moi ne pourrait jamais se satisfaire d’une relation comme celle-là. Je crois que je ne peux rien offrir d’autre. De mieux. De plus socialement correct. Quand bien même, la situation actuelle ne nous laisse qu’une option. Un soir. Une nuit. Ça fait peut-être de moi un salaud, pourtant je compte bien en profiter.

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