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<alerte>

Sarah a laissé 14 nouveaux messages.

Everlasting a tenté 6 fois d’entrer en communication avec vous.

Everlasting : « RDV, 10 heures, synchronisation terminée. »

</alerte>

Mal de crâne. Tête dans la brume. Bouche pâteuse. J’ai trop bu un argent que je n’ai pas, et je ne suis pas certaine de pouvoir mettre un pied devant l’autre. Je cligne des yeux, mes lentilles bioniques s’adaptent et injectent directement de l’humidificateur pour que je puisse lire correctement les messages que l’on m’a laissés.

« Everlasting » Les lettres capitales explosent ma rétine, mais je m’en moque. Everlasting, qui distribue des âmes sœurs à la pelle, mais qui était incapable de m’en trouver une, a terminé de me synchroniser. Mon Dieu… Je me lève, trébuche et trépigne, parce que c’est là, c’est maintenant. Dès qu’ils m’auront apposé leur tatouage, je serai enfin considérée, je ferai enfin partie de la société ! Non pas que ça m’ait un jour importé, ou que je le veuille vraiment, mais on cessera de me regarder comme un monstre de foire ou de scruter mon corps à la recherche du nom de cette autre personne censée partager ma vie. J’ai longtemps été considérée comme un rebut, une honte, un cadavre. Pour beaucoup, j’étais même déjà enterrée. Je me souviens encore le dégoût affiché sur le visage de mon patron, lorsqu’il m’a virée. « Tu n’es pas stable, As. Je t’apprécie, mais sans ton âme sœur… qui sait ce qui pourrait t’arriver ? » 

Oh oui, appelez la police, As s’est envoyée en l’air un soir dans un bar. Quelle horreur !

Je grogne, frissonne à l’idée de cette vie qui a été la mienne jusque-là. Sauf qu’aujourd’hui, tout va changer, j’en suis sûre. Aujourd’hui, Everlasting m’a enfin rappelée et m’a trouvé une correspondance !

Entre les ombres chinoises de mon appartement délaissé, je tâtonne à la recherche de mes fringues. Depuis combien de temps n’ai-je pas ouvert les volets ? Une ? deux semaines ? D’habitude, j’ai à peine le temps d’émerger que je me rendors aussi sec, et j’attends que le soir se couche sur la ville pour oser sortir. J’arrive encore à vivre des allocations que le gouvernement me verse avec bienveillance. « Tiens, bois cet argent, sens-toi d’autant plus mal de ne plus être utile à la société. Et estime-toi encore heureuse de pouvoir rester dans les beaux quartiers de ta ville, car bientôt tu en seras délogée. » Ah, les beaux quartiers…

Je passe un doigt entre les persiennes et laisse le jour éclairer mon appartement sens dessus dessous. L’Upside, le quartier le plus huppé de la ville, s’étale sous mes yeux. Je vais devoir sortir, affronter les robes plissées et les sourires forcés ; sauf qu’au bout de ce périple, il y aura mon âme sœur. J’ai conscience de la chance que j’ai, car tous mes voisins et toutes mes connaissances ont reçu leur tatouage il y a déjà des mois de ça. Je sais aussi ce qu’ils pensent quand ils voient que j’ai encore le droit de vivre parmi eux…

Je pose une main contre le mur pour m’aider à me tenir debout. La tête me tourne et mon ventre a des sursauts. C’est le grand jour. Je dois faire un effort vestimentaire, non ? Everlasting m’a enfin trouvé quelqu’un. Je vais peut-être le rencontrer, qui sait ? À quoi peut-il ressembler ? Grand, petit, fin, gros, blond, brun ? À vrai dire je m’en fous, je demande seulement à avoir son nom tatoué sur le corps, n’importe où, n’importe comment. Ce simple tatouage qui me permettra de retrouver un travail, une vie décente et être de nouveau acceptée.

J’ouvre à nouveau ­l’application pour être certaine de ce que je vois.

<recherche d’âme sœur>

Terminée.

</recherche d’âme sœur>

« Terminée » Avec un petit ting ravi, mon serveur cesse de mouliner. Ou peut-être mon cerveau… je ne sais même plus comment l’appeler ! Je fais chauffer un café et l’avale plus vite que je ne l’ai jamais fait. Je farfouille dans mes affaires éparpillées au sol pour mettre la main sur mon sac. Je récupère dans ce dernier, clés, tablette et montre holographique dont une partie de l’écran est brisée. C’est arrivé lors d’un retour difficile de soirée où je me souviens seulement que j’étais un peu trop éméchée. Peut-être pourrai-je bientôt la faire réparer ?

Je fais un tour sur moi-même afin de m’assurer de n’avoir rien oublié. Mon pantalon n’est pas déchiré, ma chemise semble encore à peu près propre… L’état de mon appartement me fait honte et je me trouve dégoûtante.

Je me coiffe à peine, tournoie, vole, et alors que je pensais avoir oublié comment marcher, me retrouve pourtant dans la rue quelques secondes plus tard. Et en plein jour ! Je ne me rappelle pas la dernière fois que c’est arrivé.

J’affronte le soleil ravageur pour me rendre au complexe d’Everlasting, cette société qui a su s’imposer dans notre quotidien en moins de quinze ans. Avec une montée encore plus fulgurante que le produit révolutionnaire iBrain, dont tout le monde est désormais affublé, Soulmates est devenu obligatoire. Tu as dix-huit ans, des rêves plein la tête, Soulmates t’est implanté.

Je réalise que ce n’est pas parce que je me suis enfermée dans ma tour de cristal depuis des mois que le monde s’est arrêté de tourner. Les grandes façades étincelantes de l’Upside miroitent toujours et les informations tournent en boucle sur les écrans géants placardés sur les immeubles publics. L’avenue Désirée est toujours bordée de larges platanes sous lesquels je me réfugie pour trouver un peu d’ombre. Mais j’ai un sérieux mal de crâne dû à la cuite d’hier, alors si je regarde encore le soleil, je risque de vomir sur les pieds des passants.

Je remonte l’avenue en baissant la tête, espérant me cacher derrière ma tignasse brune. J’espère surtout ne pas croiser de voisins ou de gens de ma vie d’avant… Ils pourraient voir ce que je suis devenue et alors ils se diraient sûrement « voyez ce que l’on risque de devenir sans âme sœur ». Et par un syllogisme totalement biaisé, je les aurais alors convaincus de leur système défaillant.

Heureusement pour moi, les bureaux d’Everlasting sont à moins de dix minutes à pied. J’en connais le chemin par cœur, à tel point que je pourrais y aller les yeux fermés. Je n’ai jamais autant campé devant un endroit ; pas même pour manger du pain frais après la guerre du Sud, pas même pour aller au cinéma quand l’Ouest nous interdisait l’accès aux films.

Mon Graal, mon sésame. Enfin !

J’ai hâte d’avoir mon ex-patron au bout du fil. Eh connard, tu me rends mon job ? Je n’y crois qu’à moitié, mais maintenant que mon dossier contiendra « âme sœur : déterminée », tout ira mieux. J’aurai de nouveau un travail, paierai mes factures en retard et retrouverai ce niveau de vie qui me plaisait tant par le passé. L’excitation monte. J’en ressens presque l’envie de pleurer. Et pour la première fois depuis longtemps, ce serait ni de peine, ni de désespoir. Mais des larmes de soulagement, car je vais enfin remplir tous les critères de la société.

Même si je n’ai pas envie de cette foutue âme sœur, pas envie de partager mes journées avec qui que ce soit, ni de cet amour que l’on m’annonce depuis si longtemps. Et pourtant… Pourtant même si je désire plus que tout au monde rester dans ma bulle, dans cet océan de sûreté que je me suis concocté, je n’ai pas le choix. Ils nous ont tous bien eus ! Car même si on n’en veut pas – de leur amour et de leur vie à deux – on crèverait pour l’obtenir. Parce que c’est comme ça et pas autrement. Parce qu’on a besoin de cette petite case cochée sur un formulaire pour obtenir un prêt, un travail, de la nourriture.

Mon iBrain papillonne de piéton en piéton, m’accablant d’un flot de données dont je ne veux plus depuis longtemps. Noms, prénoms, âges, professions, tout autant d’informations que je coupe en clignant des yeux pour ne pas finir noyée. Se concentrer sur la route, sur les grands immeubles de nacre qui brillent sous le soleil de plomb.

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Il fait frais aujourd’hui, votre température corpor…

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Je bats de nouveau des cils, l’information s’échappe et je continue de contempler le sol qui file sous mes pieds. La sueur macule mon front : je n’ai pas besoin d’être plus habillée ! Et au pire, quoi ? je serai malade ? C’est mieux que d’être privée d’âme sœur !

Là, enfin ! Au bout de la rue se dessinent les contours ivoire du complexe d’Everlasting. Plus grosse firme de l’Upside, elle trône comme le joyau du gouvernement. Sa carcasse argentée symbolise la réussite de la ville. Son surnom : « L’œil du monde », du fait de ses innombrables fenêtres scintillant au soleil comme autant de paires d’yeux scotchées sur la ville.

Devant les baies vitrées, les hologrammes de publicité s’en donnent à cœur joie, diffusant les films qui font tourner les têtes. Rares sont les personnes n’ayant pas encore succombé aux bienfaits d’Everlasting, mais à chaque génération il faut entériner le message. La majorité atteinte ? Vous êtes assez grands pour trouver l’amour, pour vous complaire dedans, et donc adopter Soulmates.

« Vivez heureux, ne vivez pas cachés, montrez à tous ce bonheur éblouissant que vous cultivez grâce à nous. »

Je passe les grandes portes et suis avalée par l’immaculé du lieu.

— Venez, m’accueille une hôtesse, suivez-moi.

Oui, madame, je vous suis, pas de problème, de toute manière je n’ai pas vraiment le choix. Montrez-moi l’homme qui fera de moi quelqu’un de complet. Montrez-moi ce que je n’aurais jamais trouvé sans vous.

Je n’ai rien d’une princesse ni d’une femme à aimer, pourtant aujourd’hui, je vais trouver mon âme sœur.

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