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2.

Je papillonne, incapable de garder les yeux ouverts, alors que des torrents de soleil ruissellent sur l’opale des meubles. Il fait trop clair. Je plisse les paupières, agacée par ces jeux de lumière dont tout le monde ne peut s’empêcher de raffoler. Il faut toujours que tout soit blanc, pur, parfait… J’ai l’impression de faire mes premiers pas au paradis et que l’on va venir me juger, moi, avec mes vêtements sombres, mes cheveux noir corbeau et mon regard brun.

Je n’en peux plus de ce monde manichéen et de ces formulaires à remplir pour espérer rentrer dans leur petite prison dorée. Je n’en peux plus de me sentir à côté de la plaque, pas intégrée et pas assez bien pour eux.

Le Docteur qui se tient devant moi, assis dans son immense fauteuil de cuir beige, a peut-être les réponses à mes questions.

<infobulle>

Docteur HEALEY

Âme sœur : approuvée

Marié, trois enfants.

Le reste des informations est confidentiel.

</infobulle>

Il n’a pas perdu de son charme malgré sa cinquantaine qu’il tente de masquer en refusant d’afficher son âge. Rasé de près, le col de sa chemise soulignant le carré de sa mâchoire, l’homme qui détient tous les pouvoirs sur ma vie se délecte des informations qu’il va pouvoir me divulguer. Ses cheveux blonds sont tirés en arrière et si son regard est dur, son sourire, quant à lui, reste charmeur.

<alerte>

Votre taux de sucre semble étonnamment bas aujourd’hui.

</alerte>

Ferme-la, je suis en train de vivre le plus beau jour de ma vie.

— Mademoiselle Wheel…

— Vous pouvez m’appeler As.

Vous allez changer ma vie, vous pouvez au moins m’appeler par mon prénom.

— Vous avez reçu nos alertes, tôt ce matin, et je suis satisfait de voir que vous prenez cette situation très à cœur.

Vous avez fait de ma vie un enfer, mais oui, ça me tient à cœur.

Le Docteur se rapproche, pose les avant-bras sur le bureau de verre et croise les doigts. Mon ventre se noue, car je sais que c’est le genre de comportement que les docteurs adoptent quand ils veulent annoncer de mauvaises nouvelles. Quoi, mon âme sœur est morte ? Mon Dieu, faites qu’elle soit là, quelque part, que ce calvaire s’arrête ! Car ce genre de cas n’est pas rare, au grand dam de la société mère. Vous vous levez un matin et vous découvrez que celui ou celle qui devait partager votre vie est mort la veille. Pas de chance. Ou alors que vous êtes censés tomber amoureux d’un enfant qui vient de naître. Et là encore, personne ne trouve rien à redire.

— Je vous sens inquiète, alors que ce que j’ai à vous dire est positif, donc soyez rassurée. Toutefois…

Mon âme sœur en a déjà une ? Ça arrive, dans de rares cas. Quand la malchance ne vous a pas fait naître assez bien pour les autres. C’est arrivé à Cassie. Jolie Cassie... Elle a fini au bout d’une corde.

— … puis-je me montrer franc avec vous, As ?

— Oui.

Ça ne sent pas bon du tout.

— Vous avez passé vos tests, autant psychologiques que physiques, et tout s’est déroulé sans accroc.

C’est la troisième fois que je les passe depuis que j’ai l’âge minimum requis, dix-huit ans. Trois fois en cinq ans, c’est pas mal, non ? Et à chaque fois, tout se déroule sans accroc. Alors pourquoi, bon sang, n’ai-je toujours pas ce qu’on m’a promis ? Ils pourraient me faire une dérogation sinon, de quoi prouver au monde entier que ce n’est pas parce que leur algorithme patine dans la semoule que je suis forcément mal foutue !

— Nous avons pu cartographier les différentes zones de votre cerveau, notamment celles ayant attrait au romantisme et au plaisir.

J’essaie de rester calme, de ne pas me mettre à pleurer au milieu de cette confrontation… Quoi ?! qu’est-ce qu’il a mon cerveau ? Il a un problème, hein, c’est ça ? Pourtant je ne suis pas plus idiote qu’une autre ! Pas très bien fagotée, mais des formes là où il faut, on m’a même dit que j’avais de jolis yeux ! J’ai obtenu un master, avec les félicitations, et j’ai rédigé des articles pour de grands journaux reconnus ! J’ai aussi des amis… alors pourquoi, hein ? Pourquoi n’ai-je personne qui me convient ?

— Il faut bien être conscient que ces deux zones sont indépendantes, continue-t-il, le plaisir physique, charnel par exemple, est géré par le système limbique.

Du bout des doigts, Docteur Healey fait apparaître un hologramme sur son bureau dévoilant les scanners de mon cerveau, puis me montre, de façon pédagogue, de quoi il parle. S’il pense que ses efforts suffisent, il se trompe… Je savais que j’aurais dû faire un master en neurosciences.

— Et à l’intérieur de celui-ci, enchaîne-t-il, des aires plus liées à l’euphorie, pour l’amour romantique… À ne pas confondre avec l’amour que vous pouvez porter à vos parents, par exemple. Nous avons trouvé en vous un câblage neurologique particulièrement atypique. Vous êtes dotée d’une grande richesse, à n’en pas douter, simplement vos zones ne sont pas stimulées de la même manière que les autres.

Voyant l’incompréhension sur mon visage, il toussote avant de poursuivre, tandis que je n’arrive pas à décoller mon regard des zones qui clignotent sur ma cartographie cérébrale.

— Entendez par là que votre cerveau ne s’est pas développé de la manière que l’on observe habituellement chez nos patients. Et nous pensons que c’est à cause de cela que nous avons eu tant de mal à vous trouver l’être aimé. Le logiciel Soulmates a rencontré des difficultés pour analyser vos résultats du fait de votre différence, mais pas de panique, nous l’avons enfin trouvée, votre moitié. Elle existe, elle est en bonne santé, et tout ira pour le mieux.

Ça y est, je crois que je vais pleurer. Il est doué. En une phrase, il brise mes rêves de normalité et réalise mon plus grand souhait : avoir une place dans cette société qui ne semble pourtant pas m’accepter.

— Par contre…

Ah, je savais que c’était trop beau !

— … et c’est pourquoi je vous ai fait venir jusqu’ici… il se trouve que nous ne sommes pas en mesure de vous l’attribuer en l’état.

— En l’état ?

Reprends-toi, As. J’ai l’impression d’être une gamine à qui l’on essaie d’expliquer la complexité du monde. J’ai toujours eu un caractère bien trempé, jusqu’à ce que l’écume des jours vienne l’ensevelir sous une apathie désagréable. Aujourd’hui je me contente de lancer quelques punchlines dans un coin de mon esprit, car je n’ai plus la langue assez acérée pour m’en servir.

— Nous sommes en train de travailler sur la version 2.0 de Soulmates. Notre technique n’est pas encore au point avec la première version, puisque nous rencontrons de plus en plus de problèmes pour associer les âmes, explique-t-il. Comme vous, par exemple. De fait, la première version ne peut câbler que les individus neurotypiques.

Il fait une pause, me jaugeant pour voir s’il peut aller plus loin dans l’explication scientifique. Il s’enfonce dans son grand fauteuil en cuir blanc et tapote sur la surface tactile de son bureau.

— « Neurotypiques », que voulez-vous dire par là ?

Mon master en sciences, même environnementales, me permet tout de même de comprendre un jargon simplifié. Il doit l’avoir lu dans mon dossier.

— Là où une personne « type » traitera les tâches par le biais de zones précises et individuelles, vous, vous utilisez plusieurs zones simultanément. Vous n’êtes pas la seule dans ce cas-là. Une faible portion de la population, tout comme vous, n’a pas un cerveau neurotypique. C’est donc dans cette optique que nous aimerions développer un outil plus performant et plus agile, afin de vous éviter à vous et aux suivants dans la même situation, ces doutes, cette peine, cette douleur pouvant durer de longs mois… Voire des années, vous concernant.

Je ne comprends pas ce qu’il attend vraiment de moi. Mes pensées s’emmêlent et j’ai la tête qui me fait mal à cause de tout ce qu’il essaie de me faire intégrer.

Ou peut-être juste à cause du picrate ingurgité la veille…

Je tente de soutenir son regard, mais c’est trop dur, car ce que je retiens de ses explications, c’est que mon cerveau est mal fichu !

— Je serais ravie de pouvoir aider les générations futures, soufflé-je d’une voix blanche.

Je ne sais pas vraiment ce que j’accepte… mais si ça signifie retrouver ma place, alors je ne me pose pas plus de questions !

— Pour cela, nous aurions besoin de vous implanter Soulmates 2.0, déjà en développement depuis quatre ans, et vous garder en observation pour vérifier que vous ne souffrez pas d’effets secondaires. Vous avoir à disposition nous permettra également de procéder à de multiples réglages et ainsi rendre votre expérience plus agréable. Tout cela sera bien sûr encadré par le contrat que voilà.

Il sort un paquet de feuilles agrafées et le pose sous mes yeux. Je n’ai déjà pas assimilé la moitié de ce qu’il vient de me dire et il voudrait que je signe tout de suite ? J’aurais dû boire un deuxième café avant de partir, je n’ai décidément pas les neurones en place.

— Qu’est-ce qu’il va falloir que je fasse ? demandé-je.

— En vérité, pas grand-chose. Nous souhaitons seulement vous observer évoluer avec notre prototype dans le cerveau.

— Et c’est dangereux ?

Je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression d’enfoncer des portes ouvertes. J’ai beau rêver d’une âme sœur pour reprendre mes activités là où je les ai laissées, je ne suis pas folle pour autant. Je ne vais pas risquer ma vie pour ça, car ce n’est pas morte que je profiterai davantage !

— Nous ne pouvons pas vous assurer que ce sera sans effets secondaires, mais nous avons pris toutes les dispositions nécessaires afin de garantir votre intégrité physique.

Ou en jargon de doc « on ne sait pas trop, mais dans le doute on trouve des gens assez dingues pour tenter le coup avec nous ». OK.

À certains moments de notre vie, on s’arrête, on prend une pause et on regarde les éléments posés sur la table pour se rendre compte qu’on est à une étape décisive. Que la décision que l’on s’apprête à prendre aura des conséquences au-delà de l’entendement. Dans l’antichambre de la lumière, au milieu des écrans de plexiglas et des dossiers volants – comme si l’on pouvait réduire un homme à un paquet de feuilles – je comprends que c’est mon moment.

Ou alors tous mes sens sont exacerbés par la gueule de bois que je supporte depuis mon réveil… Tout à l’air toujours plus épique, quand on a bu de l’alcool.

Voyant que je suis indécise, le Docteur prend une profonde inspiration, se gratte un sourcil avant de laisser tomber le couperet.

— Et j’ai failli oublier, vous serez dédommagée d’une somme d’un million de crédits si vous acceptez de vivre avec nous ce futur radieux que nous nous efforçons de bâtir pour nos enfants.

Vos enfants, surtout.

<alerte>

Vous êtes à découvert.

Veuillez vous connecter à votre espace personnel pour…

</alerte>

Ces machines sont vraiment trop intelligentes. On me met un million de crédits sous le nez et on me rappelle bien gentiment que je n’ai plus un rond sur mon compte ; qu’on va bientôt me virer de mon appartement, et que je n’ai pas vraiment d’amis ou de famille pouvant me dépanner d’un « petit prêt ». Pas d’âme sœur, pas de réseau… ainsi vont les choses. Et bientôt, on vous fait mourir à petit feu.

Je n’ai que mon nom de famille pour me conserver dans l’Upside, car si je ne m’appelais pas Wheel, voilà bien longtemps qu’on m’aurait jetée dehors à grand renfort de coups de pied aux fesses. Pour atterrir là où toutes les « pièces défectueuses » vont : dans la banlieue de la ville, avec ceux qui n’ont ni métier, ni âme sœur, ni famille, ni enfant. Ceux qui ne sont pas « utiles » à la société. Au Downside.

Alors voilà, ai-je le choix ? Assurément non.

Je déglutis, me rappelant combien j’ai la gorge en feu. Soulmates 2.0. Qu’est-ce que je risque de plus, de toute façon ? Pour peu que je prenne encore une année avant de finalement rencontrer celui qui me sert d’amour éternel, j’ai dix fois le temps de finir à la rue ! Et de clamser au passage, parce que la rue, c’est le Downside, et le Downside, c’est la mort. Équation simpliste que même un enfant de six ans serait en mesure de résoudre.

Un million, bon sang… Je ne suis pas matérialiste, mais là…

— Combien serons-nous à tester ce nouveau produit ?

Continuer de parler, occuper l’espace, laisser croire que j’ai le choix. Seulement le gentil Doc au sourire à fossettes n’est pas dupe, dans son paradis blanc, il sait que je suis acculée. Mais je cherche à gagner du temps pour essayer de rationaliser la situation, sauf que c’est impossible. Nous savons tous les deux ce que je vais lui répondre.

— Pour le moment, sept autres profils atypiques ont répondu positivement à notre requête.

Voyant que je cherche à repousser l’échéance, il se plie à mon jeu et entre dans la danse. Il me prend la main patiemment comme on le fait pour apprendre la valse à un enfant. Allez, As, rassure-toi, tout va bien se passer, il te suffit de signer ces papiers pour nous accorder tous les droits sur ta petite personne. Et tant pis si on t’explose en mille morceaux.

Et puis je suis sûre que ça le fait marrer, ce scientifique, de voir la petite Wheel pleurnicher pour une âme sœur. L’histoire de l’arroseur arrosé, en moins drôle.

— Vous serez prise en charge par notre personnel pendant toute la durée de votre séjour et nous serions ravis de vous mettre en contact avec votre âme sœur dès lors que le logiciel sera implanté en vous.

Soulmates 1.0 ne vous force pas à rencontrer la personne qui vous est destinée. Nous avons encore le choix, nous pouvons encore nous enfuir si nous ne voulons pas de leur futur tout tracé. Son nom doit être connu, tracé sur votre corps par le biais d’un tatouage, mais vous pouvez encore vous contenter d’un nom, sans la relation. Ça n’arrive pas aussi souvent que j’aimerais le croire, mais tant qu’on me laisse une porte de sortie, le reste m’importe peu. Je me contente de la boucler : il n’a pas besoin de savoir que je ne crois pas en leurs conneries, je dois juste arriver à obtenir ce fichu tatouage dispensé par Soulmates. Ensuite, adios.

— Tout ce que nous exigeons, c’est que vous vous pliiez aux demandes du corps médical. Vous trouverez toutes les informations complémentaires dans le contrat, précise-t-il en m’indiquant les feuilles qui ne semblent plus attendre que ma signature.

Je sens que le baratin habituel du docteur va s’arrêter ici et qu’il est maintenant temps que je fasse un choix. Une poignée de secondes pour forger toute une vie. Je crois que toutes les grandes décisions ne sont que ça, en fait : un moment pour tout faire basculer, quelques battements de cœur erratiques pour nous rappeler que la vie ne tient qu’à un fil, que nos actions, si discrètes soient-elles, infléchissent le cours de notre destin.

Un million, quand même !

Le nombre tourne en boucle dans mon esprit alors que je fais cesser toutes les alertes en rapport avec ma situation bancaire critique. Ils sont doués, les bougres, ils vont m’avoir.

Un million…

De quoi éponger mes dettes, acheter un bel appartement, retrouver des fringues normales… Changer de couleur de cheveux aussi, car après cette incursion en terres divines, j’ai réalisé que le brun ne me va finalement pas. Obtenir un métier – peut-être pas aussi grandiloquent que celui que j’avais – mais de quoi me retourner. Et surtout ne plus être cette loque perdue dans les tréfonds de son lit à se morfondre.

De l’argent pour retrouver une vie.

Un million…

J’aimerais être le genre de personne qui dit non. Pouvoir sortir de cette pièce en me disant « c’est bien ma cocotte, tu as refusé et tenu tes promesses, tu es restée droite dans tes bottes ! ». Mais nul n’est parfait.

Et moi encore moins que les autres.

— C’est d’accord, lâché-je.

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