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3.

On m’a reléguée à la salle d’attente. Entre les sièges laissés vides par des patients imaginaires, je laisse mes pensées vagabonder en regardant distraitement les informations qui défilent sur un écran plat, suspendu au mur d’argent qui me fait face.

« … une loi édifiante est actuellement débattue par le Comité », explique une journaliste devant un magnifique fond vert.

Ils vont bientôt m’injecter Soulmates 2.0 dans le corps. J’ai la tête ailleurs, pleine de ces rêves que l’on m’a arrachés. J’ai hâte qu’on en finisse. Hop, ils me mettent leur substance dans le bras, ils me virent mon million, je fais leurs tests idiots et je file ! Aucun problème, je serai sage comme une image, ombre parmi les ombres, rien qu’un cobaye parmi tant d’autres qui n’a qu’une envie : retourner à sa vie d’avant.

 « Le taux de natalité est toujours au plus bas, même si depuis l’avènement de Soulmates, les choses s’améliorent. Malgré cela, nous sommes toujours en dessous des 1% tant espérés. Cette nouvelle loi pourrait remettre au goût du jour l’envie des jeunes couples… »

Je me détache de ce qu’ils racontent. Encore des taxes pour ceux qui ne voudraient pas procréer, encore des voies bouchées pour ceux qui n’auraient pas la fibre parentale. Et que faire de ceux qui voudraient, mais ne peuvent pas ? Que faire de ceux qui n’ont pas une situation assez stable pour envisager d’élever un enfant ? Nous sommes bien, à l’Upside, nous avons tout. Et tous ceux en dehors de ces frontières ? Et tous ceux sur lesquels pleuvent les bombes ?

Mes yeux se posent à nouveau sur l’écran où un débat semble prendre forme après l’annonce de la journaliste :

« … les tatouages ne suffisent plus ! La race humaine est clairement en voie d’extinction et Soulmates nous offre une porte de sortie plus qu’acceptable. Forcer les « matchs » à se rencontrer serait un moyen parfait d’améliorer la natalité qui… »

« Vous êtes inconscients de la réalité économique qui nous entoure. Nous ne pourrons jamais implanter cette technologie chez tout le monde, elle coûte trop cher. Et quand nous n’aurons plus de main-d’œuvre, comment voulez-vous qu’on s’en sorte ? L’Upside n’est que la partie immergée de l’iceberg, il faut songer à résoudre le problème de la natalité pour tous et pas seulement pour les élites. »

« Et les problèmes du Downside, alors ? Pouvons-nous vraiment oublier que plus de la moitié de la population se trouve plongée dans le noir en bordure de la ville, vivant à peine plus dignement que des animaux ? »

Résoudre les problèmes en commençant par la fin n’a jamais fonctionné, on va seulement s’encastrer dans un mur. Le souci n’est pas le taux de natalité, mais ce qui cause sa baisse. Donnez à tout le monde un toit, à manger et du travail, et vous verrez les résultats exceptionnels que vous obtiendrez sur la population.

<nostalgie>

— Et la Chine, alors ? s’insurge Sarah lors d’un débat en cours d’éthique.

— La Chine n’existe plus, s’agace l’enseignant, bien incapable de nous tenir quand nous sommes dans son cours.

C’est bien le seul prof qui veut bien nous écouter, alors pour une fois nous cessons de hurler, de gesticuler et nous essayons de comprendre, puis au passage de faire passer nos idées révolutionnaires. Sarah et moi nous opposons souvent. Nous nous étonnons, nous passionnons, nous sommes curieuses de tout. Mais nous avons un point de divergence, une chose sur laquelle je ne peux passer et qui nous fait nous étriper en pleine salle de classe.

— Ils n’avaient pas à manger et leur taux de natalité était au plus haut, souligne-t-elle habilement. Même pauvres, les gens forniquent.

— Les femmes avaient encore des ovaires en état de marche, grogné-je.

</nostalgie>

— Vous êtes prête ? me demande l’infirmière, m’extirpant de mes pensées.

Je me lève, délaisse les mauvaises nouvelles pour m’allonger sur un lit d’hôpital au centre d’une pièce aseptisée. Le contrat est signé, alors allez-y, finissons-en et donnez-moi enfin cette âme sœur que j’attends depuis sept ans !

« Lizzie », m’indique une infobulle, tient une aiguille plus grosse que mon poing, prête à m’implanter le logiciel. Ce sera dans le poignet gauche, cette fois, pour ne pas interférer avec la puce d’iBrain qui se trouve dans le droit. Ses ondes abreuvent déjà mon corps et quand je passe les doigts sur mes veines bleutées, je peux sentir le braille de la carte électronique sous ma peau. Si ça me faisait peur quand je l’ai remarqué pour la première fois – j’avais quinze ans – aujourd’hui ça m’amuse.

— Ça va faire mal, se contente-t-elle de me prévenir.

— Je suis courageuse, ne vous inquiétez pas.

J’ai l’impression d’être une gamine dans ce grand siège de cuir, alors que Lizzie ne me jette même pas un coup d’œil. J’aurais dû ressentir tout ça à ma majorité, comme tout le monde. À l’époque, j’avais encore les idées naïves d’une adolescente à qui l’on vend le prince charmant. Finalement, je fais peut-être mieux de passer cette épreuve à vingt-trois ans : je suis dépossédée de toutes mes illusions. Car me connaissant, j’aurais bien été capable de tomber dans le panneau !

L’amour, ça ne s’invente pas, ça n’apparaît pas comme par magie un beau jour. L’amour, ça se construit.

Elle attrape ma main et alors qu’elle s’apprête à m’apposer le marquage comme une vulgaire bête de somme, on frappe à la porte. Un jeune homme entre derechef. Toutes les informations le concernant sont confidentielles, alors je me contente de son regard lourd. Il n’a pas l’air d’avoir plus de trente ans, mais s’arc-boute déjà, et ses cheveux en bataille cachent la moitié de son visage. Des cicatrices parsèment sa peau en un millier de petites coupures blanches. Il gagnerait à sourire.

Je ne suis peut-être pas la plus atypique de toutes.

— Ellis, c’est ça ? semble s’agacer l’infirmière. Prenez place sur le lit à côté, vous allez avoir votre implant en même temps. D’ailleurs…, finit-elle en contemplant sa liste, vous serez tous les deux dans le même dortoir.

— Et pourquoi ça ? grogne-t-il.

Il retire son long imperméable marron et le pose sur la chaise avant de s’allonger à son tour. Il a l’air très aimable… Il n’a pas l’air de venir de l’Upside. Ses vêtements et sa manière de se comporter… Peut-être une autre personne dépossédée de ses droits, comme moi, du fait de son atypisme.

— Nous vous avons trouvé les mêmes complications neuronales, nous allons donc vous traiter ensemble.

Elle attrape mon bras et enfonce sans plus de cérémonie sa seringue sous ma peau. Je couine et Ellis lève les yeux au ciel. Tant pis, il fera moins le malin quand ce sera son tour. Lizzie appuie sur le piston et c’est comme si je recevais un coup de poing dans le plexus. J’expulse tout l’air de mes poumons, ma bouche s’assèche et je me liquéfie. Suite à quoi je reste allongée, la tête en arrière, contemplant le plafond : je vais mourir. Mon cœur bat la chamade, tapant contre ma cage thoracique comme un marteau-piqueur.

Un pansement vient recouvrir ma plaie tandis qu’elle jette l’arme du crime sur le plateau. C’est ensuite au tour de celui qui faisait le fier et je l’entends bougonner. Ça me ferait sourire si je le pouvais encore.

Je suis complètement paralysée et mes muscles se tétanisent. Je peux encore battre des cils, mais déglutir est trop douloureux. J’ai l’impression d’avoir un dragon dans la gorge, alors j’attends.

Au bout d’un temps qui me paraît infiniment long, j’arrive à bouger de nouveau. Seulement très peu, le bout de mes doigts, mes orteils, et je peux également me passer la langue sur les lèvres pour les humidifier.

<alerte>

Vous devriez penser à faire une sieste, vous n’avez pas assez dormi.

Soulmates 2.0 est en cours de synchronisation. Veuillez patienter. 56%

</alerte>

— Je vous laisse le temps que l’application se mette à jour, reprend l’infirmière. Vous allez vous sentir un peu vaseux pendant quelques heures, n’ayez crainte, c’est tout à fait normal. C’est le fait des nanorobots en mouvements dans votre corps, mais ils vont finir par se stabiliser.

Elle finit de ranger son matériel et nous laisse avec notre mal de tête.

Les nanorobots, cette incroyable invention qui a permis à Soulmates de se développer. Ils galopent en vous comme une armée de petits soldats, se glissent dans vos veines, dans votre cerveau. Ce sont eux qui vont venir tatouer votre peau, durant la nuit. Ils suivent des commandes bien précises envoyées par le logiciel Soulmates.

Il paraît qu’Everlasting ne peut pas interférer avec le tatouage, comme s’il avait une vie propre, censée symboliser l’amour que vous partagerez avec votre compagnon. Il est le reflet de votre histoire.

— Ah, et vous allez peut-être avoir une crampe ou deux, ajoute-t-elle avant de quitter pour de bon la pièce.

Eh, ne me laissez pas seule avec lui !

Je dois lui parler ? J’essaie de le chasser de mon esprit. Il faut que je pense à autre chose ! J’imagine une centaine de robots venir à l’assaut de ma peau, de mes organes… Berk, mauvaise idée.

Bon, faire la conversation peut me permettre de ne pas y penser.

— Moi c’est As, enchantée, finis-je par articuler alors que le pourcentage augmente doucement (63%).

Il ne répond pas. Je n’aime pas le silence, il me donne l’impression d’être engoncée dans une cage trop petite qui va finir par m’étouffer. Et histoire d’être chiante jusqu’au bout, je déteste aussi quand il y a trop de bruit, le vacarme assourdissant de la vie quotidienne.

Incapable de croiser son regard, je me détourne et laisse finalement mon attention s’égarer au travers de la baie vitrée de la salle. Au dixième étage, la vue sur le parc interne à Everlasting est imprenable. Une grande fontaine s’épanouit au milieu de la cour, des rigoles d’eau étincelantes abreuvant les parterres de fleurs rosées.

Ils ne s’emmerdent vraiment pas ici.

J’ai beau détester cette entreprise, le cadre est magnifique. Tout comme l’Upside. Poli, préparé, gommé jusqu’à la moelle pour en faire la ville parfaite.

— C’est curieux comme nom, réplique enfin Ellis.

Sa voix rauque est froide comme l’acier. Elle claque et me donne l’intime conviction qu’il fume. Et qu’il boit. Son ton me paraît antipathique, les quelques jours à partager dans la même aile que lui promettent d’être sympas ! Et en même temps sa réponse est tellement déconnectée de la conversation que je manque de rire, mais peut-être cherche-t-il à faire des efforts… alors je vais en faire aussi :

— J’imagine.

Bon d’accord, on repassera pour les efforts. J’ai toujours eu un problème plus ou moins évident pour communiquer avec les autres, comme si nous étions sur deux channels différents pour une même conversation. Parfois je m’époumone et personne ne m’entend, d’autres fois ce sont les chuchotis que je cherche à cacher qui sont retenus. Les gens ont cette manière fascinante de ne s’intéresser qu’à eux, sauf quand vous êtes dans la tourmente. Allez parler de votre dernier succès et personne ne prendra le temps de vous écouter. Vos échecs, en revanche…

Une autre vague de malaise me scotche contre le matelas et je préfère ne plus parler. Je compte les minutes jusqu’à ce que Soulmates soit complètement téléchargé. L’homme qui partagera ma chambre n’en mène pas large non plus, mais préfère garder ce masque glacial. Grand bien lui fasse, je ne suis de toute façon pas ici pour me faire des amis.

<alerte>

Soulmates a été correctement installé.

Pour plus d’informations, veuillez contacter Everlasting.

Merci de votre confiance.

</alerte>

Je ne peux m’empêcher de rire dans ma barbe. « Merci de votre confiance », mais a-t-on vraiment le choix ? L’entreprise a la main mise sur tout le réseau de la ville et ils se sont arrogé une place de choix, à tel point qu’il est impossible de vivre dans les beaux quartiers sans avoir au moins eu une fois affaire à eux.

Avoir une âme sœur est devenue la condition sine qua non d’une vie paisible, riche et sans angoisse.

Je me concentre sur la météo et ce ciel saphir que nous contrôlons chaque jour qui passe. Comme autant de lames dirigées vers le sol, les rayons du soleil chauffent notre ville et notre cœur, essayant de nous rappeler combien nous sommes bien ici. Certains disent même que nous sommes bénis des dieux. Moi je leur conseille de se rappeler que les technocrates ne sont pas Dieu, alors qu’ils fassent pleuvoir le soleil sur nous n’a rien à voir avec un acte de foi.

L’Upside rayonne sous la chaleur estivale tandis qu’à l’horizon, de gros nuages noirs s’amoncellent au-dessus de Downside. Et personne, mais vraiment personne, n’a envie d’aller vivre là-bas.

Quand mon malaise se calme enfin et que je suis sur le point de m’accorder une sieste bien méritée, Lizzie refait irruption dans la pièce, le front barré par la concentration.

— Les nanorobots vont donc analyser votre cortex et votre hippocampe, puis chercher dans vos souvenirs et vos connexions neuroleptiques. Vous allez vous sentir mal et déboussolés pendant un moment. Il est possible que vous ayez des pertes de mémoire ou que vous ressentiez l’envie de vomir, tout cela est normal, néanmoins n’hésitez pas à nous en faire part. Suis-je bien claire ?

J’acquiesce comme une enfant, je n’ai de toute manière plus la force d’articuler un seul mot.

Les lumières sont vraiment fortes, non ? Ou c’est la teinture blonde de ses cheveux qui fait ricocher l’éclat des ampoules ?

— Vos tatouages apparaîtront quand le maillage neuronal sera terminé. Cela peut prendre deux heures, comme deux jours. Mais tout laisse à penser que vous découvrirez l’identité de votre âme sœur demain matin, veillez donc à bien inspecter l’intégralité de votre corps avant de vous habiller. Mais vous le sentirez, de toute façon.

L’infirmière nous observe un moment, avant de reprendre :

— Si vous le voulez bien, je vais vous accompagner à vos chambres, car vous avez besoin de repos.

Je me lève lentement. J’ai la tête qui tourne.

<alerte>

Vos signes vitaux sont inquiétants. Veuillez vous asseoir, les urgences vont être contactées.

</alerte>

— Non, attendez…, s’alarme l’infirmière en voulant m’arrêter d’un geste de la main.

Pas assez rapide. Je fais un pas de plus, et m’effondre.

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