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4.

— As, vous allez bien ?

Les infobulles s’éparpillent dans mon champ de vision alors que toutes les alertes sont au maximum. Mon souffle suit leur cacophonie, alors que j’essaie de comprendre ce qui m’arrive. Ellis me tient fermement contre lui tandis que l’infirmière exige de l’aide dans le couloir. Un instant, j’ai cru qu’il s’inquiétait, mais rien à signaler : il s’agit d’une demande factuelle, un questionnement lié à ma chute.

— Vous n’auriez pas dû vous lever, mademoiselle Wheel, ce n’est pas recommandé dans votre cas…

Alors pourquoi Ellis est-il debout, lui, hein, capable de me soutenir ? Pourquoi est-ce qu’il va bien ?

iBrain s’efforce de stopper l’effervescence de son propre logiciel : il veut appeler les secours, mais je l’en empêche. Je suis déjà aux urgences. S’il y a bien quelqu’un pour s’occuper de mon cas, c’est Everlasting. Même du sol, je distingue Lizzie en train de faire apparaître mes fonctions vitales sur le mur à l’aide de sa tablette. Battements de cœur, influx sanguin, taux de fer, magnésium, d’autres constantes dont je n’ai pas conscience. Je viens de me rendre compte que je n’ai pas répondu à Ellis qui me dévore de son regard brun. Et ces cicatrices… Ces étranges cicatrices pâles qui couturent son visage, son cou…

— Ça va, c’est…

Ma vision se pixellise. Merde… Je n’ai jamais vu ça avant. Comme si iBrain tournait fou. J’essaie de cligner des yeux, mais rien n’y fait : bleu, rouge, blanc et autres joyeusetés du codage, design normé qui ne fonctionne plus maintenant que… que quoi ?

Conclusion : je vois flou.

— Soulmates entre en contradiction avec iBrain. Notre programme cherche à informer les nanorobots de votre état de santé… déclinant. Arrivés à votre cerveau, ils veulent vous réparer, mais iBrain les considère comme des corps étrangers et cherche à les détruire par tous les moyens… C’est tout bonnement fascinant.

Sa voix s’est métamorphosée au beau milieu de son explication. Son expression fermée s’ouvre, ses yeux scintillent : ça y est, je crois que je suis sa nouvelle patiente préférée.

— Et sinon, l’aider à aller mieux c’est sur la liste ? grommelle Ellis.

Je crois qu’il n’est pas capable de formuler un mot gentil, mais je souris quand même. J’aime ce ton péremptoire.

— Elle rigole, c’est normal ou ce sont les nanorobots qui jouent avec ses neurones ?

J’arrête tout de suite de faire la maligne.

— Réparer… ? souligné-je, reprenant pied dans la réalité.

L’infirmière a parlé de me « réparer ». Sommes-nous devenus à ce point si inhumains que nous ne serions que des robots ? Un tournevis, un nouvel écrou et votre cœur est réparé ? Peut-être que c’est devenu ça, les sentiments humains.

— Notre nouveau logiciel est capable de guérir, oui. Dans une moindre mesure pour le moment : des petits travaux de manutention dans votre cerveau, comme prévenir des AVC par exemple. Bon, votre pensée est cohérente, reprend-elle. Tout semble s’être rétabli.

Mes yeux qui peinent à faire le point démentent ses propos, mais je laisse courir. Apparemment, les petites bestioles dans ma tête disent que tout va bien, c’est que c’est vrai, non ?

— Il faut juste que je mange quelque chose.

Depuis combien de temps n’ai-je pas mangé ? Mes souvenirs de la veille et des jours précédents sont si confus… Sortir, retrouver ma place attitrée au bar du coin. Sentir le regard consterné des autres sur ma nuque, mais ne pas pouvoir m’empêcher d’y retourner, comme une rengaine. C’était notre bar. Notre banquette, aussi. Parfois j’attends à côté pour l’avoir. Pour faire comme si rien n’avait changé.

Je suis ridicule et je me complais là-dedans. Peut-être que si je ferme les yeux assez forts, que je calme ma respiration saccadée, je vais pouvoir retourner dans le passé. Comme tous ces super-héros dans les superproductions. Fermer les yeux, y croire assez, et un soupçon de magie plus tard…

D’autres infirmiers entrent dans la pièce, éloignent Ellis, et m’administrent un sédatif. J’ai beau lutter de toutes mes forces pour rester éveillée, le torrent de l’inconscience m’emporte dans les ténèbres.

<nostalgie>

— Hé, As, c’est l’heure de te lever.

Il parsème mon cou de baisers dans l’espoir de me faire ouvrir les yeux.

— Hmm, quoi ?

— Je dois partir au boulot, mais je reviens vite, je te le promets.

Je me retourne, me blottis dans ses bras. Jaspe sent trop bon, il m’enivre, me donne des envies indécentes.

Je relève la tête et me heurte à sa mâchoire. Cette mâchoire qui me porte la poisse. Le nom s’étale juste sous son menton, caché par la barbe qu’il fait pousser pour le masquer. Pour ne pas que j’aie à croiser ce foutu prénom tous les jours. « Jane », son âme sœur. Jane est là. Elle nous regarde, nous contemple. Et moi je ne suis qu’As.

Je crois que nous nous aimons. Je crois que nous sommes bien ensemble. Notre couple est solide, nous saurons tout surmonter. Alors pourquoi n’est-ce pas mon prénom qui est sorti pour lui ? Pourquoi nos tests ne sont-ils pas complémentaires ?

Je ne suis qu’As.

J’aurais tellement aimé que ça suffise.

— Pancakes ?

— Oui…, soufflé-je.

Et nous nous embrassons, pour oublier que nous ne sommes qu’éphémères.

</nostalgie>

Je prends une grande goulée d’air, comme si mes poumons avaient cessé de fonctionner. Stressée, j’empoigne les bords du lit sur lequel je repose. J’ai changé de pièce. Grande, spacieuse, plongée dans cette lumière artificielle continuellement saupoudrée sur l’Upside. Pas de pluie, ou si rarement que j’en ai oublié le goût. L’hiver, on force la neige pour faire rêver les enfants, mais ça ne va pas plus loin.

J’essaie de reprendre mes esprits. J’ai une perfusion et toutes les alertes se sont tues.

Un moniteur s’approche de moi et pépie bêtement. Il m’indique qu’un aide-soignant est sur le point de venir me rendre visite. Je m’adosse contre l’appui-tête, profitant de ce moment de calme : mon cœur ne s’effondre plus dans ma poitrine.

Ouf.

Ellis doit définitivement me prendre pour une folle. Tant pis, je ne peux rien y faire. Bientôt, je pourrai reprendre le cours normal de ma vie, le silence de mon quotidien qui me fascine et dans lequel je m’épanouis. Pour effacer un peu Jaspe, aussi, et ce parfum qui m’entête depuis des mois.

Le lit en face du mien est vide et il n’y a qu’une commode pour meubler la pièce. La porte du fond mène certainement à la salle de bain, mais je ne préfère pas me lever pour le moment : la dernière fois m’a suffi. Un membre du personnel que je ne connais pas ne tarde pas à faire irruption. Grand, brun, son tatouage s’étale sur ses phalanges. « Jessie Hopkins ». Ses informations sont confidentielles de sorte que je ne sais pas s’il a concrétisé avec elle. Voilà une curiosité de mon quotidien. Je me questionne à chaque fois. Est-ce qu’il est avec son âme sœur ? Est-ce qu’il l’aime ? Est-ce qu’il la regarde comme au premier jour ? Qu’est-ce que ça fait, d’être avec cette personne supposée être parfaite pour vous ?

Ses mains hâlées courent sur mes poignets pour vérifier que mes puces n’ont pas bougé. Il me rassure, vérifie mes constantes.

— Vous semblez aller beaucoup mieux. Prenez ces comprimés et tout rentrera dans l’ordre. Pour ce qui est des déplacements, nous vous conseillons de ne pas trop bouger pour le moment, ou d’utiliser le fauteuil roulant prévu à cet effet.

Il me pointe du doigt l’objet, ouvert à la gauche de mon lit. Hors de question que je rentre dans cette chose ; la dernière fois, c’était pour deux jambes cassées et je n’y retournerai pour rien au monde. Il me présente deux gélules que je gobe sans réfléchir. Même si je développe déjà une addiction pour les somnifères, je préfère suivre les directives. Ils ont mis une bombe à retardement à l’arrière de mon crâne et ils savent mieux que moi ce que je dois faire pour ne pas qu’elle explose.

— Les autres personnes participant à cette expérimentation sont arrivées. La première réunion de groupe aura lieu en fin d’après-midi, dans le hall. Prenez votre temps et rejoignez-les quand vous serez prête. Tout le reste du complexe vous est bien entendu ouvert, même si nous ne vous conseillons pas de vous balader aujourd’hui. Une bibliothèque, une salle de sport, de musique, de projection…, récite-t-il machinalement en vérifiant sa tablette. Pour le moment et pour que vous ne vous ennuyiez pas, nous avons mis à votre disposition notre espace numérique en ligne. Vous y trouverez tous les classiques et quelques œuvres plus récentes.

L’infirmier m’amène un petit chariot sur lequel il a déposé du pain et des fruits.

— Au fait, je m’appelle Antho. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à m’appeler via l’application Soulmates. Mais surtout, As, reposez-vous. Vous avez fait le gros du travail.

Il pose sa main tatouée sur mon épaule, la presse avant de détacher son regard clair du mien et quitter la pièce.

Je fonds sur la nourriture ; je n’ai pas mangé un fruit aussi bon depuis des semaines… voire des mois. Mes économies ont fondu comme neige au soleil, et le vin est fait à base de fruits, non… ? Les saveurs éclatent sur mon palais, mais je ne suis pas dupe pour autant. Même du temps où je cueillais les prunes directement à l’arbre, les fruits n’avaient pas cette texture ni cette saveur. Ils étaient bons, sucrés, délicieux, certes, mais ceux-là ont clairement reçu un exhausteur de goût. Ou ont été préparés en usine… De toute façon, notre soleil artificiel ne peut faire pousser que des fruits artificiels.

L’Upside est comme une petite bulle de protection. Nous oublions presque ce que peut vivre le reste du pays, cachés derrière nos gratte-ciels. Quand on ne voit pas la pauvreté, on finit par l’oublier.

Pendant que je grignote, je fais un peu de tri dans toutes les notifications que j’ai reçues depuis que je me suis retrouvée dans les vapes. Des félicitations de personnes que je ne souhaite pas revoir, des alertes idiotes quant aux nouvelles collections été/automne… Quel est l’intérêt de continuer à faire des collections quand nous n’avons pas vu un changement de saison depuis des lustres ?! Je crois que j’ai perdu l’envie de flâner entre les rayons. Et le shopping alors… ? Voilà des mois que je n’ai pas mis les pieds dans un magasin. Rien que l’idée de devoir me voir dans une cabine d’essayage… regarder mon corps flétri, mes chairs abîmées…

<nostalgie>

Les volants de la jupe tombent en cascade sur mes cuisses.

— Celle-là est… comment dire…, se moque gentiment Jaspe.

— J’ai l’air d’une meringue.

— Une jolie meringue, alors.

Je lève les yeux au ciel et vire cette fringue monstrueuse.

</nostalgie>

Les dernières informations géopolitiques attirent mon attention. Nouvelles salves de gaz sur le front à l’est, attentat à la bombe déjoué dans le centre de l’Upside, un cartel de drogues et d’armes démantelé au Downside. Rien de neuf, toujours les hommes qui se tapent dessus dès qu’ils en ont l’occasion.

Je ne sais pas à partir de quand c’est parti en cacahuètes. Je me souviens que petite, les frontières étaient encore ouvertes et que l’on pouvait circuler entre les villes sans aucun problème. L’Upside avait beau être riche, il y avait de nombreux autres quartiers qui fleurissaient autour de lui. Le Glove, notamment, duquel partaient les feux d’artifice pour le Nouvel An. Quand j’étais petite, je ne voyais pas tout ça. Je ne voyais pas le problème avec la natalité en berne, les maternités vides, les pays en train de se mettre sur la tronche.

Je ne me suis jamais sentie en guerre.

Et aujourd’hui les buildings explosent comme des châteaux de cartes, les bouts de verre parsèment la chaussée et transpercent les passants. On refourgue au Downside tous les gens qu’on n’arrive pas à gérer, jusqu’à ce qu’ils soient expulsés définitivement vers le dehors, cette partie inhabitée à cause de la pollution devenue trop virulente.

Parfois je regarde le monde et je réalise à quel point je suis pathétique de me morfondre sur mes propres problèmes. Puis je coupe Internet…

Et ça va mieux.

Au moment où je m’apprête à suivre cette technique, un article retient mon attention : « La guerre neurologique fait rage ». Le constat est sans appel : nous sommes en train de mourir. Nous ne savons pas vraiment pourquoi, nous ne savons pas vraiment comment, mais la race humaine est sur le point de s’éteindre et personne ne peut rien y faire.

Que ce soit parce que nous n’enfantons plus ou parce que tout le monde tombe comme des mouches à partir de cinquante ans… Quelque chose est en train de grouiller dans nos corps et nous ne pouvons pas lutter contre.

Nous avons remplacé notre soleil, notre lune, notre nourriture pour nous persuader que notre monde ne se délitait pas. Mais où que porte le regard, les fragments de nos échecs transpercent l’armure de notre hypocrisie. Nous en sommes arrivés à façonner un amour dont personne ne veut, dans l’espoir vain de continuer à procréer, à perpétuer une race incapable de faire autre chose que s’entretuer.

Démoralisée par toutes ces nouvelles, je coupe le réseau d’iBrain. Ça empoisonne la vie, à vous greffer à l’information en continu. Il y a tellement de belles choses à contempler… Le bal des papillons à l’aube, un coucher de soleil pailletant l’horizon d’abricot et de pourpre, l’amour d’un parent pour son enfant. La couleur des paysages, l’odeur de la nuit, les chuchotements des hiboux. Notre monde est beau, nous pourrions l’être également. Et pourtant je vois les morts, je vois la terreur alors que nous vivons sous un soleil radieux.

Car jusqu’où porte le regard, l’Upside est beau. Magnifique.

Petit bijou de technologie reculé dans des terres pillées et torpillées, nous attendons du haut de notre tour de cristal que le reste finisse par s’effondrer. Chaque année, nous purifions un peu plus le Downside, dans l’espoir d’en faire un jour un quartier aussi prospère que le nôtre. Mais nous avons beau contrôler la météo, forcer le soleil à rester au-dessus de nos têtes, les faits sont là.

Le soir, lorsque l’on regarde au lointain, ce sont des tempêtes que l’on aperçoit.

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