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5.

Après avoir terminé l’en-cas, je reboote mes systèmes pour être certaine d’être tenue informée des changements de mes constantes. Même si j’ai encore de légers vertiges, je me sens beaucoup mieux. Et j’ai pris une bonne résolution : je vais me servir de ces quelques semaines passées au calme pour redevenir celle que j’étais. Reprendre le sport, la lecture, arrêter l’alcool, aussi. Amusant de voir combien il coule à flots dans une société où nous sommes censés être heureux.

J’ai totalement déchanté après la perte de mon travail. Comme s’il n’y avait plus d’espoir. Plus de parents, plus de compagnon, plus de job, que me restait-il ? Rien que les meubles de mon appartement et encore… J’ai brûlé tous ceux qui me rappelaient Jaspe. J’ai essayé de rebondir. J’ai passé de nombreux entretiens d’embauche, enduré plusieurs périodes d’essai dans toutes les entreprises possibles et imaginables. Mais tous se confondaient en excuses quand venait sur le tapis la question de la stabilité émotionnelle.

Aucune ne m’a acceptée.

Comment peut-on confier une équipe à une femme que l’ordinateur suprême ne peut même pas lire ni diagnostiquer ? Car ne pas avoir d’âme sœur, outre le fait qu’il s’agisse d’un cruel manque d’empathie pour la situation de l’humanité, fait germer une autre idée, plus monstrueuse encore ; notre cerveau ne fonctionnerait pas correctement. Ce n’est pas une question d’intelligence ou de diplôme, mais d’architecture personnelle. Comme si ne pas avoir d’âme sœur dévoilait une partie sombre de notre personnalité à qui personne ne voulait avoir à faire.

Quelque part, si je n’avais aucun nom tatoué sur le corps, c’est parce que je n’étais pas digne d’être aimée et pire, que j’en étais incapable.

Et ils n’avaient pas tort. Le Docteur Healey me l’a d’ailleurs dit, mon cerveau n’est pas bien foutu. Et si je n’ai pas porté attention à ce que ça signifie lors de notre rencontre, je vais désormais utiliser mon temps pour chercher à le découvrir.

<nostalgie>

— Et reprendre une formation ? me propose Sarah. Ça pourrait être bien ça, tu pourrais te rediriger vers…

— On sait toutes les deux que ce n’est pas le problème.

Je regarde sa petite fille blonde qui court dans mon salon. Sarah est bien la seule qui daigne encore me rendre visite et je l’assomme de mes problèmes… Un jour, elle finira par décamper et ce sera ma faute.

Venir ici est dangereux pour elle et sa réputation. Je sais ce qu’elle sacrifie en me côtoyant et pourtant, je n’arrive pas à apprécier cette preuve d’affection à sa juste valeur. Fréquenter une rejetée de Soulmates… Ce n’est jamais bon pour personne.

Sa gamine est vraiment mignonne. Quand je la regarde s’émerveiller devant mon chat, c’est un déchirement. J’aimerais que Jaspe soit encore là pour me rassurer, pour me dire que ce n’est pas grave.

J’aimerais qu’il rie avec Priam quand elle marche sur la queue de Chat, qu’il vienne poser sa main sur mon genou pour me rassurer quand Sarah évoque avec moi ses problèmes de maternité. Et le soir, quand mon amie partirait pour rejoindre son mari presque parfait et sa demeure plus grande encore qu’un palais, il me prendrait dans ses bras, caresserait mon dos et nous contemplerions le coucher de soleil.

Seulement lui aussi, il est parti.

— Allez, je ne vais pas me morfondre plus, je reprends, parlons de choses plus gaies. Comment va le boulot de Ian ?

</nostalgie>

Je me lève, teste l’appui sur mes jambes avant de me mettre vraiment debout. Elles sont encore un brin douloureuses et mes tempes martèlent un rythme que je ne connais pas. Je me désintéresse des nuages noirs qui grondent au-dessus de Downside et me glisse en dehors de la chambre. Si mes oreilles bourdonnent au moment de sortir du dortoir, je récupère totalement mon ouïe en arrivant au niveau de l’ascenseur. Je ne me risque pas encore à prendre les escaliers.

Je ne suis plus dans la même aile qu’à mon arrivée. Le hall d’entrée donne sur le jardin d’hiver et l’hôtesse que je ne reconnais pas m’offre un grand sourire à mon arrivée. Elle m’indique le chemin pour la session de groupe et je suis docilement ses ordres, sans me précipiter.

Je pose la main sur les murs immaculés pour ne pas tomber, passe par de nombreux couloirs s’ouvrant sur des portes qui mènent je ne sais où. Il y a de grandes baies vitrées, que je longe pour voir de plus près la cour intérieure. De jeunes enfants s’ébrouent dans l’eau de la fontaine sous l’œil avisé de leurs parents – des patients ? des employés ? Des papillons virevoltent entre deux brises. S’il n’y avait pas quelques personnes en fauteuil roulant, je me croirais dans un parc public plus que dans un complexe hospitalier. Car il ne faut pas s’y méprendre : Everlasting est surtout une entreprise pharmaceutique. J’ai simplement été transférée dans la branche « expérimentations ». Ils ont une ribambelle de chirurgiens Prix Nobel pour tous les autres. Les « normaux ».

J’arrive finalement devant la salle, indiquée par un panneau « session de groupe ». Recouverte de moquette blanche, un grand cercle de chaises m’attend.

Huit chaises, dont trois sont déjà occupées : Ellis est en bout de rangée, l’éclat de ses lentilles m’indique qu’il est occupé sur iBrain. À ses côtés se trouve une jeune femme brune, aux traits fins de l’ancienne Asie, tombée en proie aux flammes. Elle triture ses ongles et n’ose pas relever la tête. Je décide de m’asseoir près d’une petite blonde qui ne doit pas être majeure et qui tente de se cacher derrière son rideau de cheveux pâles.

La conférencière à la crinière de feu me salue et approuve mon choix de siège en hochant la tête.

— Bonjour, As, comment vous sentez-vous ?

Je n’aime pas être le centre d’attention, si bien que je manque de m’asseoir à côté de ma chaise, gênée de ces regards braqués sur moi.

Bonjour tout le monde…

— Beaucoup mieux, merci.

Je me tourne vers la jeune femme à côté de moi, mais son regard d’encre n’ose pas croiser le mien. Elle me fait pourtant bonne impression : tout en elle respire la gentillesse. Bien loin du visage austère et fermé de mon compagnon de chambrée, qui s’enfonce un peu plus dans son mutisme.

On ne sait jamais, on risquerait de mordre s’il daignait nous adresser la parole…

Les autres patients finissent par arriver, au moment où le silence commence à être trop pesant pour moi. Quand nous sommes tous installés, la conférencière prend finalement la parole.

— Je me présente, je suis Rey. Je serai votre encadrant psychologique pour tout le reste de votre séjour. Si vous avez le moindre problème, la moindre interrogation, mon bureau se trouve ici, au rez-de-chaussée, sur la gauche après les escaliers. J’y suis à toute heure du jour et de la nuit. Notre objectif est de vous savoir épanouis parmi nous.

Son sourire chaleureux n’est pas communicatif, il semble factice. Je ne sais pas si j’ai envie de me confier à ce genre de personnes…

De toute manière, je n’ai ni le besoin ni l’envie de lui parler.

— Maintenant que vous en savez plus sur moi, nous devons en savoir plus sur vous. Vous allez donc vous présenter à tour de rôle, pour que l’on apprenne à vous connaître. Dites- nous tout ce qui vous fera plaisir.

C’est à Ellis de commencer. Je rigole intérieurement, m’attendant à ce qu’il l’envoie bouler ou se contente d’un borborygme. Contre toute attente, il décline son nom et prénom (Ellis Moe), son âge (vingt-huit ans) et son contentement d’être ici. Rien de bien croustillant, mais assez pour titiller ma curiosité. Les gens croient connaître ceux qui parlent beaucoup, alors que c’est plutôt l’inverse : être un moulin à paroles donne l’impression de se livrer. Seulement parler n’est pas avouer, cela permet juste de mener la conversation là où l’on veut. Paraître exubérant, ne rien avoir à cacher, c’est là tout le piège d’une personne secrète.

Se taire est synonyme de culpabilité. Alors quand il balance son nom et son âge du bout des lèvres, je comprends qu’il a quelque chose à cacher. Et il s’y prend très mal.

Une jeune femme blonde élancée, Cara, prend la relève. Corps de mannequin, yeux de chat, elle déblatère sur ses passions dans la vie : la mode, mais aussi la mode, puis la mode et encore la mode ! Heureusement, la psy lui reprend la parole pour la donner à la jeune asiatique aux allures renfermées.

Hana. Le contraste avec sa prédécesseur est saisissant. Elle commence une présentation décousue et elle serre tellement le stylo qu’elle tient à la main que j’ai l’impression qu’il agit comme une ancre. Plusieurs fois, elle bute sur les mots. Elle s’y reprend avant de pouvoir faire des phrases complètes et compréhensibles.

— … je suis arrivée ici en même temps que vous…

On dirait qu’elle a appris un texte par cœur, mais semble éprouver des difficultés à s’exprimer. C’est bizarre… Sa bouche pâteuse, comme si elle avait trop de dents dans la bouche.

— … J’aimerais ici trouver… trouver… trouver…

Elle bégaye, se perd dans ses mots, s’embourbe dans sa langue gonflée. Sa prise sur le stylo se raffermit, ses yeux parcourent la pièce, l’air affolé. Elle suffoque. Elle tousse, tousse. Rey avance une main interrogatrice, lui demande si ça va, mais Hana tousse une dernière fois, expulse une gerbe de sang qui éclabousse le sol de nacre.

La blonde à côté de moi repousse sa chaise avec violence alors qu’Hana, toujours droite comme un i, s’agite de spasmes sur sa chaise. Le sang continue de ruisseler sur son menton, tache son chemisier, rigole jusqu’au sol. Sa tête bascule en arrière, mais entre les torrents bouillonnants de sang, elle continue de parler, les mots ricochent comme des éclats de verre sur les murs. Elle balbutie ses hobbies, sa musique préférée, la destination de ses rêves alors que le rubis cesse enfin de jaillir d’entre ses lèvres. Un instant, elle reprend pied dans la réalité, fixe la psychologue qui vient d’arriver près d’elle, complètement paniquée.

— Hana, tu te sens bien ?!

— Parfaitement bien, lui sourit-elle, les dents barbouillées de pourpre.

Rey alerte la sécurité.

Mais c’est trop tard, Hana vient de se planter le crayon dans l’œil.

Et nous ne fûmes plus que sept.

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