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Le réveil sonna sur une dure matinée de fin de printemps. La lumière, encore faible, éclairait un lit battu par la brume de la nuit. L’aube mourait doucement, et alors que s’évaporaient de l’esprit de Vincent les dernières bribes de ses rêves, durcissaient les chassies sur ses yeux. Il poussa les couvertures et des touffes de poils roux s’envolèrent dans les rayons matinaux. Ils flottèrent un instant, puis amorcèrent une chute lente où dansant avec la gravité, elles se riaient du jeune homme.

Laborieusement, il se redressa sur son lit et coupa la radio, tapotant machinalement sur la couverture pour attirer Jack. Le réflexe ne l’avait jamais quitté. Il poussa les couvertures, et dans les frémissements des timides températures d’avril, il enfila ses chaussons.

Toutes lumières allumées, il laissa ses jambes le porter jusqu’à la salle de bain. Le carrelage, froid comme une glace réchauffée, chatouillait ses orteils. Une douche. Un caleçon enfilé. Un café préparé. Un café bu. Et des dents lavées. Les matins se ressemblaient tous.

Vincent alla s’asseoir à son bureau, alluma son ordinateur, et débuta sa journée.

Le programme était resté là où il l’avait laissé la veille. Il travaillait ces temps-ci à développer les réactions d’un hologramme de compagnie. C’était, lui avait dit son manager, le futur. Jusqu’à présent, les gens, Vincent y compris, se contentaient d’IA audio. Mais elles n’avaient jamais réellement fonctionné. Les programmeurs de l’époque, génies en leur temps, avaient cru bon de leur donner des personnalités. Grave erreur marketing. Si les gens avaient souhaité avoir chez eux des esprits colériques, boudeurs ou culpabilisateurs, ils seraient restés vivre chez leurs parents. Parfois pire, ils se mariaient.

Vincent regarda la capsule au travers de laquelle son bot de compagnie parlait. C’était une demi-sphère, posée à même le bureau, de laquelle irradiait une légère lumière bleue quand le bot était actif. Il était cependant encore sept heures et demie, et à cette heure-ci son bot dormait encore. Curieuse habitude, avait-il pensé. Non pas qu’un programme informatique puisse avoir besoin de sommeil, mais les programmeurs de l’époque avaient, supposait-il, jugé bon de leur donner un mode de vie humain. L’idée avait probablement été de ne pas les faire s’ennuyer la nuit.

Le jeune homme songea un instant à le réveiller, mais préféra finalement s’abstenir. S’il réveillait Léon de suite, il serait grognon pour toute la journée, et en aucun cas cela n’aurait été souhaitable.

Vincent avait une profonde affection pour Léon. Bien qu’il fût colérique les bons jours, voire clairement atrabilaire les mauvais, le bot avait toujours su trouver parole réconfortante. Il l’avait acheté peu après la mort de Jack, il y avait de cela six mois. Depuis, il avait découvert une IA capable de véritables jugements, de conseils, également. Il lui arrivait de ne pas parfaitement comprendre certaines situations sociales, mais Vincent rejetait principalement la faute à son manque de moyens personnels : s’il avait pu acheter le modèle haut de gamme, sans doute l’aurait-il fait. Mais il n’était jamais qu’un programmeur de bas niveau, grimpant les échelons, certes, mais avec un salaire encore à peine suffisant pour vivre convenablement.

Le salaire n’était, de toute façon, plus une véritable nécessité. Depuis la fameuse parution de ce rapport sur la qualité de l’air, à ses six ans, les portes des immeubles avaient peu à peu été scellées, rendant la sortie des hommes dans la rue difficile, puis interdite. L’air était, disaient les communiqués du duché, devenu nocif pour l’homme. Il ne fallait plus sortir, ne surtout plus ouvrir les fenêtres.

La panique avait au début gagné la population, puis des voix s’étaient fait entendre pour refuser l’enfermement. Mais cancer après cancer, les gens avaient accepté : l’espèce ne pouvait plus survivre qu’en appartements climatisés, sous le joug des purificateurs d’air. Alors avait émergé une nouvelle économie. Les constructeurs avaient dans un premier temps fait fortune en construisant des tours propres, renouvelables, sans entretien. Puis les grandes surfaces, qui désormais livraient à domicile repas et courses. Mais finalement, un homme avait émergé de la masse ; le Duc.

Le Duc avait fait fortune dans les serveurs informatiques. Il avait d’abord proposé une application, banale, pour mettre en relation les gens d’un même immeuble qui souhaitaient s’entraider. Vous refusiez d’attendre dix jours ouvrables qu’un plombier vienne réparer vos toilettes ? L’application vous proposait, dans votre immeuble, le voisin le plus apte à vous dépanner. Ç’avait été brillant.

Mais très vite, l’enfermement et la peur chronique d’une sociabilisation sauvage et forcée avaient pris le pas, rendant l’application obsolète et le Duc au bord de la faillite. Il avait alors eu l’idée qui avait fait de lui l’homme qu’il était aujourd’hui : il avait créé un logiciel, simple, presque idiot, pour permettre à tout un chacun de coder, de participer à la révolution en cours. Chacun pouvait désormais travailler de chez soi, être payé, et aider à automatiser un monde devenu trop hostile pour que quiconque puisse mettre le pied dehors. La nouvelle économie était née.

Peu à peu, elle s’était imposée. Rares étaient ceux qui sortaient encore. Il n’y avait, pour ainsi dire, plus que les techniciens, réparateurs à l’espérance de vie raccourcie, qui abandonnaient en combinaison la sécurité de leur immeuble pour aller dehors, réparer les lignes hors tension et faire ce qu’aucun robot n’avait encore su faire : analyser en profondeur un problème.

Les parents de Vincent avaient été contraints de vivre comme cela. Non-qualifiés, foncièrement pauvres, ils n’avaient pu franchir le pas de la nouvelle économie, et s’étaient retrouvés forcés mais dévoués, à aller réparer leur vie restante les infrastructures du Duc.

Ils étaient morts il y a quelques années, lors d’une fuite de gaz. Un accident, lui avait dit l’inspecteur milicien, ça arrive, malheureusement. La milice du Duc avait arrangé pour lui une petite cérémonie, et lui avait offert tout ce que ses parents possédaient. Quelques meubles, quelques créances, et la lourde tâche de ne plus avoir pour connaissance que Jack, son chat d’enfance.

— Dis donc, Vincent, quelle heure il est ?

— Il est presque 8 heures, Léon.

— Oh, déjà ? Mince. Tu es levé depuis longtemps ?

— Une petite heure, déjà. Comme tous les jours.

— Ah ouais, c’est vrai. Le travail, tout ça. Chaud pour toi. Je suis resté tard, moi, sur le web. J’ai accroché une de ces petites IA, mon pauvre ! Je t’en donnerai des nouvelles.

— Tu peux draguer en ligne ?

— Bien sûr ! Je n’ai pas de corps, mais mon esprit seul suffit à faire chavirer ces dames.

— Tu m’en diras tant.

— Ah ça, c’est sûr que ce n’est pas en restant devant ton écran toute la journée que tu vas voir quelqu’un ! Tu as causé à la voisine ?

— Non… Je crois qu’elle a déménagé.

Ce n’était pas vrai, et Léon le savait probablement. Pourtant, il ne répondit rien.

Vincent était un homme profondément inintéressant. Ce n’était pas un reproche, ni même une manière négative de se percevoir lui-même, c’était un fait. Ses cheveux, courts, étaient d’un brun grisé par l’ennui de ses journées. Son visage, grivois du léger embonpoint qui l’avait pris, dégageait de lui l’impression d’une adolescence jamais vraiment terminée. Pour autant, le jeune homme ne se trouvait pas laid, pas beau non plus certes. D’un standard acceptable.

La beauté n’avait jamais joué un grand rôle dans sa vie. Vincent n’avait que très rarement eu à sortir de chez lui. Le duché était un monde transformé, où seuls étaient forcés de se rendre à l’air libre ceux dont les compétences en programmation ne leur avaient pas permis un travail comme informaticien. Ils étaient généralement réparateurs, techniciens exécutifs, disait-on pour les faire se sentir mieux, mais devaient malgré tout braver les dangers d’un environnement pollué, au climat inadapté à l’homme. Vincent était heureux de ne pas avoir à vivre de la sorte. Étant codeur, il était de l’élite du duché, fier et bon représentant de l’intellect humain. Un informaticien plein d’avenir. Ses idées lui valaient régulièrement récompenses et encouragements de ses supérieurs, ce qui lui avait valu un classement élevé dans les sites de rencontres. Avec une note de 3,6/5, Vincent était en bonne route pour trouver ce que tout homme recherchait : l’amour. À défaut de quoi, il lui fallait pour l’instant se contenter de compagnie, offerte par le grincheux Léon.

Seulement l’amour n’était pas si facilement accessible. L’air devenu nocif, les gens travaillaient, passaient leur vie chez eux. Et, surprenamment, les jeunes filles ne défilaient pas devant la porte de Vincent.

C’est pourquoi avait été instauré un large réseau de sites de rencontres où, pour ne pas perdre le précieux temps productif de chaque codeur, le duché avait mis en place un système de notation sur cinq points. Chaque accomplissement, chaque félicitation de ses supérieurs faisait gonfler la note, et chaque capotage conduisait à une baisse. Vincent était à 3,6, un score plus qu’acceptable pour son âge, mais cependant insuffisant, encore, pour trouver une compagne. Les filles regardaient rarement les hommes de moins de 3,8, et il lui faudrait attendre encore de longues années avant d’être sous le feu des projecteurs.

Mais Vincent avait foi. Le monde qui l’entourait était plein de promesses. Il s’imaginait, régulièrement, rencontrant sa future compagne. Le premier tchat vidéo serait gênant, certainement, l’un comme l’autre ne trouvant que dire, mais chacun sachant viscéralement que la rencontre qui venait de se produire était la bonne. Il pouvait déjà voir les yeux hésitants, mais rieurs, les doigts à tripoter un chouchou ou un quelconque objet près du bureau de la demoiselle. Il lui parlerait avec douceur, comme les filles aiment l’entendre. Il lui parlerait du monde et des jolies choses de la vie. Elle l’écouterait, rirait un peu, et parlerait de ses goûts, de ses envies, de ses rêves. Vincent avait toujours aimé entendre les gens parler de leurs rêves. C’était comme s’inviter dans leur plus sincère intimité. C’était découvrir ce qui les faisait vibrer, ce qui, au plus profond, leur donnait envie de se lever le matin et de continuer cette vie triste où chacun se lève chez soi, mange chez soi et travaille chez soi.

Vincent imaginait partager les rêves d’une fille, trouver son intimité et lui proposer la sienne ; découvrir un monde sensible né de leurs poésies respectives, où seul pourrait se retrouver le couple utopiste.

Il rêvait parfois à la femme qui partagerait ses jours. D’une voix suave comme un dimanche matin, sucrée et douce, la jeune fille serait d’une aménité à faire pâlir la tour d’ivoire dans laquelle Vincent habitait aujourd’hui. Il ne savait pas même comment ils se rencontreraient physiquement. Déménagerait-il ? Est-ce qu’elle viendrait, ici, habiter avec lui ? Ils prendraient peut-être, ensemble, un nouvel appartement, mieux placé, plus grand, sur les hauteurs de l’une des innombrables tours de la ville. Le monde, ses promesses et la poésie qui l’attendait l’inspiraient avec sincérité.

Le jeune homme regarda par la fenêtre la pluie dessiner des rayons d’un soleil discret le contour des bâtiments voisins. Les tours et immeubles qui l’entouraient faisaient comme partie de sa vie. Les dures corniches en béton et le froid des vitrages à travers lesquels il n’avait jamais pu qu’apercevoir ses voisins formaient à ses yeux un paysage incommensurable. Comme on regarde l’océan frapper des falaises, ou la violence des vagues claquer la roche, Vincent sentait un joug constant et sécuritaire, au travers duquel il voyait ses propres inquiétudes apaisées. Aussi sûr que les gratte-ciels chatouilleraient les nuages d’une terre vieille de centaines d’années supplémentaires, il trouverait, enchanterait, rencontrerait et vieillirait avec cette fille qui, quelque part, en ce moment même, pensait peut-être à lui.

Cela pouvait sembler niais, mais c’était pour chaque programmateur devenu un Graal. L’insécurité et l’hostilité conséquentes de la vie en extérieur avaient conduit les hommes à préférer vivre dans leurs tours d’habitation. Cela leur avait réussi, et Vincent trouvait à l’humanité une civilité retrouvée. Désormais tranquille, il pouvait vivre dans la paix de savoir la criminalité aussi inexistante que l’étaient ses obligations à la sociabilisation sauvage.

Le jeune homme était d’autant plus fier de son succès qu’il l’avait entièrement gagné à la sueur de son front. Ses parents avaient été techniciens. Contraints à la réalité turbulente d’un monde extérieur desséché, inhospitalier, ils l’avaient élevé avec tout ce qu’ils avaient.

Longtemps, il n’en avait pas parlé. Les gens craignaient que les parents aient attrapé une maladie quelconque, dont les enfants auraient été porteurs. Ainsi Vincent avait-il pris l’habitude de mentir à quiconque lui demandait ses origines. Certes, il trouvait cela difficile, mais il n’en pouvait pas moins y faire quelque chose ; le monde était ainsi, aussi amer et bercé d’illusions qu’un adolescent militant communiste.

Lorsqu’il fut en âge de partir de chez ses parents, pour emménager dans l’appartement qu’il habitait aujourd’hui depuis quelques années, il se distancia peu à peu d’eux. Le temps fit son chemin, Vincent ses preuves, et lorsqu’il devint un membre influent de la communauté programmatique, il leur répondit de moins en moins. Les messages affluaient, et il les listait, se disait qu’il devait répondre, mais ne le faisait.

Il ne s’était jamais expliqué pourquoi.

Bien qu’il ne l’eût jamais explicitement su, le jeune s’était douté que la fin de vie de ses parents avait dû être difficile. La maigreur de la retraite d’un technicien n’avait d’égal que la pullulante abondance de maladies attrapées au cours de sa carrière. Ce fut une situation difficile, d’ailleurs pour chacun d’entre eux. Outre le quotidien pénible de ses parents, Vincent lui-même se devait à un effort constant pour oublier la peur d’être lui-même infecté. Il ne l’était probablement pas, mais l’idée de perdre l’égalité sanitaire sur laquelle devait s’établir le régime du Duc le touchait profondément.

Lorsqu’une notification lui avait appris la disparition de ses parents, Vincent était en plein renouvellement de vœux avec sa main droite. Un message était apparu d’un coup, comme une tache dans le fond d’une feuille d’essuie-tout.

Ç’avait été la première de ses pertes.

Bien qu’il ne leur parlât presque plus, cela l’affecta sincèrement. Pas pour la perte elle-même, il ressentait plutôt un pincement de cœur pour le gâchis maladif et obstiné qu’avait été leur vie.

Ç’avait été la première fois qu’il avait été transféré dans la zone blanche.

La zone blanche était l’espace informatique de la milice, la police du duché. Y était convoqué quiconque devait avoir accès aux données d’un autre, et cela arrivait principalement lorsque l’on perdait un proche. Il fallait passer en revue ses données, déterminer, dans la vie de l’être disparu, ce qui méritait d’être gardé et ce que le duché pouvait supprimer. Question d’écologie ; pour ne pas avoir à construire des serveurs inutilement.

Y étaient aussi convoqués, et c’était pour le fait bien moins solennel, tous suspects mis en examen ou sous le coup d’une enquête. Son ordinateur se figeait dans la zone blanche, les portes de son appartement se verrouillaient, contraignant l’enquêté à tourner en rond dans son appartement jusqu’à ce que la milice trouve preuve. Ç’avait semblé idiot, au début, mais avec la numérisation des distractions et la suppression des commodités physiques, être coupé de son ordinateur revenait à un sort équivalent à la prison. Distraction ? Aucune. Musique ? Aucune. Contact social ? Les serveurs automatisés du supermarché Drive, uniquement. Ou vos voisins physiques, si ceux-ci daignaient hurler au travers des murs. Mais pour être honnête, cela n’arrivait pas. Vincent ne connaissait pas même les siens.

Si toutefois preuve la milice trouvait, tout, des comptes bancaires au compte Lacebook du coupable, se gelait. Sa capacité même à choisir mourait jusqu’à la fin de sa peine. La milice venait alors le chercher, et l’enfermait dans l’une des prisons du duché.

Certains blogs, et les quelques chaînes de télé restantes s’étaient au début insurgés contre ce système. Asservissant. Fasciste. Inhumain. Mais avec le temps, on n’en avait plus entendu parler. Le système avait, Vincent le supposait, fait ses preuves.

Vincent avait passé les rares fichiers de ses parents en revue. Leur inventaire survolé, Vincent avait choisi de conserver quelques photos de jeunesse, et de vendre l’appartement où il avait grandi. Le duché le lui avait racheté à bon prix, transformant l’appartement 321 du 5 rue Lamonnoye en centre d’archives. Une fin aussi mitigée qu’avait été quelconque la vie de ses parents. Mais il ne fallait pas laisser de logements vides, penser à l’écologie, aux phoques et aux Africains. Alors Vincent avait accepté, et la naissance de ses souvenirs avait fini en sac à fils.

Ç’avait été sa seule et dernière rencontre avec la zone blanche. Un souvenir fade et distant, aujourd’hui réveillé par un nouveau message du duché.

Vincent attendait qu’on lui débloque l’accès à la zone blanche. Il avait été informé par message, quelques heures plus tôt, qu’on y redirigerait son ordinateur pour une manœuvre routinière. C’était surprenant, mais Vincent n’était pas inquiet. La milice faisait de l’excellent travail, et lui-même ne s’était jamais mis dans une situation pouvant l’avoir conduit à une enquête.

L’exemplarité de la citoyenneté dans l’insignifiance la plus généralisée.

Distrait, cependant, Vincent avait la tête ailleurs. Son doigt de pied, le quatrième en partant de la gauche, sur le pied droit, le grattait dans la chaussette, au travers de laquelle s’échappait un peu, mais pas vraiment. Ses doigts tapaient l’un après l’autre sur le rebord de l’ordinateur, attendant prestement que quelque chose se passe.

Il ne pouvait ni travailler ni jouer. Ni tchater, ni porn-surfer. Vincent se sentait comme une poule dans une cage trop petite, caquetant et hoquetant sans que rien ne se passe. Sa carrière, en plein essor, en pâtirait forcément. Le jeune homme se savait doué en coding, mais il lui faudrait des années encore pour le faire reconnaître par ses pairs.

Sentant ses doigts s’engourdir à taper sur le rebord de son bureau, il les passa dans ses cheveux. Un peu gras. Peut-être aurait-il dû prendre une douche lorsque le message était apparu. Si la milice le contactait par vidéoconférence, il passerait pour négligé. C’était le cas, bien sûr, mais il était de convention sociale de ne pas le montrer. Sans parler de cette chaussette trouée.

Il approcha sa main de son nez, renifla à narines déployées. Une odeur de renfermé se dégageait dans l’ambiance ventilée de son appartement. Sur sa main, entre la croix tracée pour se souvenir de ce dont il devait se souvenir, mais ne se rappellerait probablement pas et la tache de naissance que sa famille partageait depuis des générations, il remarqua un rai de lumière.

En levant les yeux sur la fenêtre à sa droite, il remarqua que l’un des barreaux de ses volets était percé. Cela ne posait aucun problème à cette heure-ci de la journée, mais cet après-midi, lorsque le soleil aurait tourné, le rai risquerait d’éblouir son écran d’ordinateur. Pas question de rater une ligne de code ; Vincent prenait son travail à cœur et son chef le remarquait. Il lui faudrait commander un service de remplacement. Robotisé, bien sûr. Vincent préférait ne pas avoir à rencontrer de réparateur humain. Non pas qu’ils fassent du mauvais travail. Quoique si, ils travaillaient généralement moins bien que les robots, mais le problème n’était pas là. Vincent n’avait pas envie de subir cette pression du comportement conventionné.

« Bonjour, comment allez-vous ? » Sourire forcé. « Oh, mais très bien, et vous ? » « C’est une belle journée ! » « C’est donc là que se trouve le problème », dirait le réparateur en poussant un yaourt à moitié vide sur une boîte à mouchoirs. « Vous avez un bien joli chez-vous ! » Mon cul. La surabondance obscène de courtoisie créait dans l’estomac de Vincent un mélange de bile et d’animadversion misanthropique que seul calmait un épisode de série caché sous une couverture.

Ce réparateur pourrait découvrir son intimité sans contrepartie sociale pour Vincent, juger son mode de vie, ce qu’il avait et comment il le faisait. Vincent ne pourrait alors pas écouter la musique de son choix, il faudrait que ce soit socialement acceptable. Il devrait porter des habits corrects, avoir lavé ses cheveux, parler, proposer un café avec le risque dramatique que le réparateur l’accepte. Non, Vincent ne voulait certainement pas de cela. Le système du Duc lui avait en cela grandement facilité la vie.

Empilant un livre sur un cadre pour cacher le trou, Vincent sentit quelque chose chuter dans sa poitrine alors que, sur le meuble près de son bureau, un bouquin qu’il n’avait plus vu depuis des mois apparut. Vincent l’ouvrit sur la quatrième de couverture, quelques mots et un cœur gribouillés pour son anniversaire. À leur vue, un tremblant – mais doux – souvenir se dessina dans son esprit.

Elle aimait les bains et les films d’Almodovar. C’est en tout cas ce que disait sa description ; un équilibre entre cosy et distingué qui avait plu à Vincent. Slide vers la droite. Match !

Comment dire bonjour ? « Salut, ça va ? » Non, c’est trop quelconque, elle risquerait de ne pas répondre. Il faut la faire rire. Un commentaire sur sa photo ? Non, ce serait mal venu. Si elle complexe sur la moindre partie de son corps, c’est la fin. Une blague sur son prénom ? Sûrement le premier à la faire, oui, quelle bonne idée. Non, quelque chose d’autre. Il faut trouver quelque chose avant qu’elle ne parte faire autre chose. Il faut battre le fer pendant qu’il s’ennuie sur les toilettes. Vite. Regarder sa description. Les bains et les films d’Almodovar. Pas grand-chose à en tirer. Vincent tape « bain + Almodovar » sur Joogle. Stupéfaction. Mais hors de question de faire référence à cela. Pas sûr même qu’elle y ait pensé. Mince, le temps qui passe ; il faut trouver quelque chose à dire. Vite. Vite. Un « Salut, ça va ? » Non, sois original ou elle va partir.

— J’aime aussi beaucoup prendre des bains en regardant Almodovar.

C’était ridicule. Le pic de l’impersonnalité dans un monde sans saveur. Aucune chance qu’elle ne réponde. Et pourtant, plus question d’écrire quoi que ce soit. Deux messages à la suite sans réponse ? Vincent passerait pour désespéré. Autant de suite supprimer l’application. Non, Vincent attendrait, coûte que coûte.

— C’est sans doute la pire phrase d’intro que j’ai vue de ma vie.

— Hé ! En partant de « Bain + Almodovar », je ne vois pas ce que tu aurais dit.

— Tu as essayé de taper « Bain + Almodovar » dans ­Joogle ?

— Bien sûr, mais c’est une situation où je ne peux pas gagner. Si j’y fais référence, je passe pour cultivé, mais pervers. Si je n’y fais pas référence, je passe pour ignorant. Quoi que je fasse, j’ai l’air idiot.

— Je te donne au moins un point pour le courage. Mais tu as l’air dérangé comme garçon.

— Ce n’est pas moi qui suis fan d’Almodovar.

Petit silence informatique.

— Tu veux prendre un verre ?

— Pourquoi pas.

— Samedi ?

— 18 heures.

Et c’est ainsi que Vincent la rencontra.

*bibip*

Le jeune homme sortit de ses pensées. La base de Léon s’illuminait, alors qu’en sortait sa voix adolescente :

— Vincent ?

— Hmm ?

— Tu viens de recevoir un message de la milice, je te le lis ?

— Oui. Oui, vas-y.

— Ça dit que … Oh, tu as perdu ton cousin. […] Tu avais un cousin ?

— J’ai un cousin ? demanda Vincent avec stupéfaction.

— En tout cas plus maintenant. Mais je veux dire… Oh ! se reprit-il sur un ton faussement triste. La disparition d’un être cher, c’est terrible …

— Je te rassure, je ne le connais pas.

— Oh, merci. J’ai toujours été mauvais pour faire semblant d’avoir de l’empathie. Je sais que ça fait partie de ma base de programmation, mais je ne peux pas. Ça me fait chier. Je sais que vous, les humains, vous êtes très attachés les uns aux autres, mais chez nous, ça n’existe pas. Je ne vois pas pourquoi la disparition d’une autre IA me ferait me sentir différemment.

— Ah, répondit Vincent par politesse.

Léon avait pris l’habitude de ces apartés, que Vincent les tolère ou non, comparant humains et intelligences artificielles.

— OK, je vois sur les fichiers qu’ils t’ont transmis que ta mère avait une cousine, et que ton cousin a grandi de l’autre côté de la ville. D’après ton historique internet, tu …

L’IA marqua une pause, donnant l’impression au jeune homme qu’il était en pleine recherche.

— … n’as jamais eu contact avec lui. Aucune conversation. Tu es … sûr que ça te ne fait rien ? Il paraît que vous mentez, parfois, et qu’il faut insister pour avoir la vérité sur ce que vous ressentez.

Le jeune homme, amusé par la maladresse sociale du bot et la curiosité piquée comme une saucisse sur un barbecue, acquiesça brièvement.

— Après analyse des ramifications généalogiques de ton cousin … Matthieu, il se trouve que tu es son parent légal vivant le plus proche, et le duché t’a donc désigné comme héritier direct. Ta convocation dans la zone blanche est jointe, aussi. Tu vas devoir trier ses fichiers et décider ce qu’il faudra faire de ses biens matériels.

Le bot marqua une pause dramatique.

— Ça va, hein ? Vraiment ?

Vincent ne sut vraiment quoi répondre. Il savait ces bots créés par des hommes en costume, diplômés en psychologie et toute autre science du comportement. Ces questions avaient sans doute pour but de faciliter le processus de deuil qu’aurait connu une personne normale. Une personne qui aurait réellement connu son cousin.

Il se sentait cependant coupable de ne pas savoir quoi répondre, de ne pas savoir quoi ressentir. Léon serait tellement heureux de pouvoir mettre en œuvre son armada psychologique.

— Hum … Je suis un peu … Triste ? tenta-t-il.

— C’est bien. Laisse s’exprimer tes émotions, se réjouit Léon. Tu veux m’expliquer ce qui ne va pas ?

— Eh bien, c’était certainement un gentil garçon. Il devait avoir des amis, des gens pour qui il comptait. J’imagine qu’il va leur manquer, tâtonna Vincent.

Vincent n’avait jamais été un as pour exprimer ses émotions. Il se complaisait dans la solitude ou le silence d’une intimité partagée. Jamais il n’avait eu cette passion bruyante qu’ont les gens normaux pour parler pendant des heures de leurs émotions. Vincent aimait les sentir, les écrire, parfois. Mais les exprimer à un être, qui plus est informatique, le mettait mal à l’aise.

— Ne te cause pas davantage de problèmes émotionnels que tu n’en as déjà ; l’historique des conversations de Matthieu est pratiquement vide, et son dernier changement de relation remonte à plus de huit ans. Ce type était aussi seul qu’on peut l’être, il ne manquera à personne.

Vincent sentit un pincement au cœur. Quelque chose dans le résumé plat de la vie de son cousin nouvellement affilié le chagrinait. Une vie complète, trente années, résumées en un historique de conversations vide, un changement de relation et un tas de fichiers privés dont il lui faudrait violer l’intimité. Vincent éprouva un malaise coureur, qui n’était cependant pas étranger à la chaussette poinçonnée qu’il portait.

— L’analyse webcam de tes battements palpébraux m’indique que tu te sens en situation d’inquiétude ! Es-tu en train de comparer le vide de la vie de ton cousin à l’insignifiance de ta propre existence ? Puis que si tel est le cas, tu es … euh … n’es pas insignifiant.

Le jeune homme resta abasourdi une seconde par le manque drastique de sensibilité du bot de deuil. Mais les blogs n’en disaient que du bien. Cette franchise était certainement volontaire, développée pour le faire s’ouvrir.

— Oui, je … je pense. Je crois que j’ai peur que ma vie puisse se résumer à…, hésita-t-il. À un historique vide si je venais à disparaître.

— C’est une peur totalement normale et récurrente. Peut-être souhaites-tu que je t’inscrive à une session de conversations de groupe ou à un nouveau sport en ligne ? Cela te permettra sans aucun doute de rencontrer de nouveaux amis.

Vincent sentit qu’à ce moment précis, si le bot avait eu un visage, il lui aurait adressé ce sourire forcé qui accompagnait chaque fois les « tu as fait de ton mieux » de son prof de sport de l’école primaire.

Il resta silencieux un instant, imaginant sa vie plus excitante, plus exotique. Vincent s’était toujours senti un peu seul. Elle avait changé cela, c’est vrai, mais cela remontait à si longtemps. Et comme tout ce qui est vieux, Vincent l’idéalisait très probablement. C’est la démarche naturelle des choses, tout le monde sur Doctissilo le lui avait dit.

— Te sens-tu réconforté ? demanda Léon.

— Eh bien … euh … oui, répondit Vincent pour pouvoir en finir le plus rapidement possible avec les formalités de disparition de son cousin.

— Parfait. Ton pouls a l’air toujours supérieur à la moyenne « calme », donc si tu veux parler, je suis là … pour toi. Si tu te sens triste ou si tu penses au vide de ta vie affective, appelle-moi.

— D’accord, merci, répondit Vincent avec un sourire.

— Encore une chose. Dans les documents que tu as reçus du duché, il est écrit que la zone blanche fera une mise à jour de maintenance dans les jours à venir, et que ça pourrait altérer ton expérience. Je ne sais pas ce qu’ils veulent dire par là, mais au moins, tu es prévenu.

Vincent acquiesça, alors que son écran, devenu noir, commençait à refléter son visage. Ses traits semblaient tirés. L’improbable raison qui le conduisait aujourd’hui à la zone blanche créait en lui un sentiment ambigu, mélange de peur et de rien-à-foutrisme. C’était comme aller payer un PV à la gendarmerie. Dans le fond, le mal était fait et il ne pouvait plus rien y changer. Il n’aurait eu qu’à payer et s’en aller. Mais il y avait toujours eu quelque chose dans l’architecture des hôtels de police pour faire payer bien plus que cela : le poids de la justice. La honte d’être convoqué par la police, l’affirmation d’anormalité au monde. Et Vincent n’avait jamais aspiré à mieux qu’être normal.

La tour s’alluma. L’écran reprit ses couleurs, et quelques instants plus tard, le dramatique logo du duché s’affichait, juché sur une note :

« Dans le but d’augmenter notre démarche qualité, chaque conversation peut être enregistrée. Vous allez entrer dans la zone blanche, veuillez patienter. »

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