L’écran face à Vincent était sombre et sale. Aussi sombre que la vie d’un arbre qui aurait pris trente ans à pousser pour devenir un livre de math.Les yeux dans le lointain, Vincent tapotait des doigts sur son bureau, au rythme de l’ennui impérieux qui lui donnait des fourmis dans les jambes.« tap tap »Un rythme étrange s’en dégageait. C’était une mélodie, dans la nuit, aux cuivres de moteur de mobylette et cordes d’insultes entre voisins. C’était magnétique. Étrangement attirant, et en même temps d’un banal misérable.Vincent attendait que le chargement du site se termine. Coquelicot-rodeo.org semblait être aussi étrange que pouvait l’être internet.Sur son fond sombre se dessinaient, seules étincelles dans un monde aseptisé et immoral, de petits noms flottants en rouge.« Patricia »« Ambre »« Morgane »« Jade »« Romane »« Lola »Elles vagabondaient sur l’écran de Vincent, racolaient sans dire u
Les intentions de Vincent étaient devenues aussi floues qu’un accord de paix palestinien. Il discutait, en ce moment même, avec des extrémistes, ennemis affichés du duché, lui qui, quelques jours plus tôt, n’avait pour seule ambition que de coupler ses chaussettes par couleur.Jamais la milice ne le croirait. S’ils l’avaient traqué jusque sur le site, il n’aurait rien à leur apprendre qu’ils ne sachent déjà. Il serait simplement, et tout bonnement, accusé de terrorisme.—On va t’éjecter de coquelicot-rodéo, reprit soudain l’homme à la capuche. On va faire comme si tu étais un étranger, et qu’on n’a pas voulu te répondre. Ça leur enlèvera déjà des soupçons, mais si quelqu’un vient te parler de ton absence, tu devras faire comme si rien ne s’était passé. Avec un peu de chance, la milice ne nous a pas traqués. Ensuite, seulement, on viendra te porter secours.—Me porter secours? demanda Vincent. Attendez, mais je ne veux pas de votre aide! Mons
Vincent n’osait plus parler. Sa respiration devenait fébrile, sa vision s’occultait légèrement, et à chaque seconde qui passait, il se demandait comment les choses avaient pu en arriver là, à quel moment il avait pu enclencher tout cela.Comment avait-on pu reconnaître sa signature dans l’intrusion de la zone blanche?La milice semblait certaine de sa culpabilité. Les sueurs froides, qui couraient le long de son dos, témoignaient de la sensation impropre et profonde d’avoir été coincé. Sa vie s’évaporait, lentement, et ses chances de rester un citoyen quelconque et banal du duché lui échappaient comme l’estime de soi d’une trentenaire après deux verres de vodka.Il n’était cependant pas trop tard. Il pouvait attendre que la milice de terrain arrive, leur expliquer calmement ce qui s’était passé, ne pas se débattre. Il rétablirait alors la vérité en étant honnête sur ce qui était arrivé ces deux derniers jours.Les mains du jeune homme tremblaient, fébr
—Eh bien enfin! On te retrouve! On a eu du mal, tu sais, et on t’avait dit de ne pas bouger. Tu es parti de coquelicot-rodéo, alors on a cru que la milice t’avait déjà trouvé, donc on t’a traqué, mais tu as disparu à nouveau, enfin, jusqu’à ce qu’Ambre nous ait signalé t’avoir revu. Mais on en a bavé pour te revoir.—Qu’est-ce que vous voulez? demanda piteusement Vincent.—Mais t’aider, quelle question! dit-il avec véhémence. La milice a lancé un mandat d’arrêt contre toi, tu dois être au courant.—Je suis au courant, oui. Ils vont arriver, maintenant. Je devrais peut-être préparer des affaires, dit-il d’une voix tragiquement rêveuse.—Comment? Mais bien sûr que tu dois préparer des affaires. Ils vont venir chez toi, fouiller ton appartement, comme ils l’ont fait pour Matthieu, parce qu’ils le savaient lié à nous.—Mais enfin, pourquoi moi?Vincent était perdu. Cette questi
Son journal? Vincent ne comprenait pas. Il n’avait pas même connaissance du mouvement révolutionnaire quelques jours plus tôt, comment pouvait-il en avoir été à l’origine?—C’est impossible, allons. Je n’ai jamais eu la moindre pensée terroriste, encore moins contre le duché.—Tu n’as pas trouvé la solution politique, c’est tout. Mais tu nous as montré le problème, tu nous as montré qu’il y avait une alternative à… à tout ça.—Mais enfin… Je… Je n’ai jamais écrit que ce qui me passait par la tête. C’était des bêtises, c’était innocent!—Pour toi, peut-être. Mais ce n’est pas grave, vraiment.—Pourquoi? Mais attendez, mais si, c’est grave! Je n’ai jamais voulu ça!—Mais tu n’as pas à avoir honte, Vincent. Au contraire, tu nous as réveillés, tu nous as montré la voie.Vincent se sentait perdu. Son acte le plus révolutionnaire se résumait à acheter des chaussettes pour
Le soleil caressait sa peau, pour la première fois depuis des années. C’était une sensation étrange; la chaleur des rayons de fin de journée glissait lentement, alors que le soleil perçait aveuglément ses yeux. Les oiseaux chantaient et sa chaussette craquait un peu plus à chaque pas.Vincent sentait en lui une peur mêlée d’excitation. En cet instant, il était précisément un pas après la bifurcation des chemins que pouvait prendre sa vie. Trop avancé pour faire demi-tour, mais pas assez pour voir où il allait. En silence, le jeune homme suivait les hommes autour de lui.Une sensation de calme semblait être apparue en lui. Peu importe où il allait, peu importe ce qu’il adviendrait de lui, désormais, il n’avait plus à choisir. Sa vie était lancée, comme elle avait pu l’être autrefois. Certes, il ne savait pas ce que lui réservait l’avenir. Mais peu lui importait. Il n’avait plus à prendre de décisions. Plus de responsabilités, plus de dilemmes. Sa notation pour sites
Le bureau était impeccable. Propre, net. Le long plateau prenait deux mètres de long, une envergure de porte-avion, sur lequel s’érigeaient, fiers monuments de la sérénité et de l’efficacité avec laquelle il dirigeait le monde, un bonsaï et un ordinateur portable.Son verre à la main, il regardait par la fenêtre. Les plafonds étaient hauts, et les fenêtres de plain-pied. La baie, large, se scindait en son milieu d’un montant noir comme l’horizon.Il était vingt-trois heures, et sa journée venait de se terminer. Le dernier conseiller fermait à peine la porte derrière lui. Enfin.L’homme à la cravate pourpre se leva de son fauteuil capitonné et s’approcha du vide. Le sol en pierre acclama chacun de ses pas d’un battement sourd, qui résonna dans la pièce comme le bruit sec que font les livres quand on les termine. Face à l’immensité de la ville, la vue du dernier étage que lui proposait la tour rendait l’homme heureux. Il avait pris le temps d’observer chaque détail d
Vincent n’en revenait pas. La révolution se résumait à une trentaine de personnes. Deux douzaines d’adultes rachitiques en mal d’adolescence et trois strip-teaseuses à mi-temps. Il avait tout abandonné: le confort de son appartement, un job de codeur, une notation en pleine ascension, une vie (presque) toute tracée… pour ça? Vingt affamés assis entre quatre murs aux fenêtres craquelées.Vincent se sentait trahi. En colère.—C’est… c’est tout?—Comment ça, c’est tout? le reprit Ambre—Eh bien, quand vous me parliez de la résistance, je m’attendais à… une vraie résistance. Un groupe armé, du muscle, de la gâchette, du jambon, quoi! Vous m’avez menti!—Nous ne t’avons pas menti, lui répondit Lucas. Nos effectifs sont ce qu’ils sont, mais nous sommes actifs, nous changeons les choses. Regarde: il y a encore six heures, tu ne pensais pas qu’on puisse sortir dehors!—Mais ç