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— Bon ça suffit, dis-moi ce qui te perturbe.

Ne m’attendant pas à me faire attaquer de front à une heure aussi matinale, je délaisse mon chocolat chaud et ma tartine beurrée pour plonger mon regard fatigué dans celui de ma meilleure amie attitrée.

— Je vais bien, affirmé-je avec une telle conviction que je m’en serais persuadée moi-même si l’image révoltante de Lucius et la rouquine torturant une pauvre âme perdue ne revenait pas sans cesse me hanter depuis mon réveil.

— À d’autres, répond Alice qui balaye sa crinière blonde en arrière pour éviter qu’elle ne tombe dans son Moka. Tu sais que je parviens toujours à mes fins, alors évitons la partie du « je vais bien / tu es sûre ? / oui / je n’y crois pas un instant / bon d’accord / alors raconte ! » et passons direct au plus intéressant : Hugo va bientôt arriver et je ne veux pas qu’il interrompe notre session commérage.

— Il n’y a pas de session commérage qui tienne.

Pour toute réponse, Alice place son menton sur le revers de ses mains jointes en coupelle et me fixe de ses yeux de biche. Incapable de lutter contre cette ténacité exaspérante de si bon matin, je me mordille la lèvre supérieure et trempe ma tartine dans mon chocolat avant de m’épancher sur ce qui me bouleverse depuis deux ou trois jours.

— Penses-tu que toutes les âmes méritent d’être sauvées ?

Ça y est, je l’ai dit. Je m’écrase sur la table suite à cette honteuse interrogation, le temps pour Alice de bien digérer l’information. Cette dernière cligne plusieurs fois des paupières et remue les lèvres comme pour reformuler la question à voix basse, ou pour être certaine de l’avoir bien comprise.

— Si tu me la joues style métaphorique pour parler de Lucas, je…

— Je me contrefiche de Lucas. Je te parle d’une vraie âme perdue.

Alice se redresse et s’adosse à sa chaise. De toute évidence, les commérages actuels ont dévié bien plus loin que ce à quoi elle s’attendait.

— Serait-on en train de parler de votre âme perdue ? Celle que tu…

— Apprends à connaître, oui.

Mes doigts jouent avec les miettes de mon plateau pour me donner un faux semblant de décontraction.

— Je débute la seconde moitié de son histoire et je… je ne sais pas, disons que j’éprouve un peu moins de pitié envers elle que lors de ma première incursion dans ses souvenirs.

— Au point d’hésiter à la laisser dans les Affres ? insiste Alice en écarquillant cette fois-ci ses gros yeux bleus.

— Non ! Enfin, je veux dire… bien sûr que la mission va se poursuivre. Qui suis-je pour juger qui doit rester ou non dans ce monde horrible ? Mais il faut me comprendre, c’est la première fois que je suis confrontée à une âme aussi noire, tous les autres étaient…

— Tous les autres étaient les contacts de Lucas, me coupe Alice en touillant son Moka. Ce n’est pas parce que vous les avez trouvés affaiblis dans les Affres qu’ils étaient tous des saints. Je te rappelle que nous les cherchons dans des souvenirs heureux, seul Lucas pouvait juger à l’époque s’ils étaient aussi bons que tu le prétendais.

— Tu veux dire que cela vous est déjà arrivé, à Hugo et toi, de…

— De sauver des enflures de première ? Je n’irais pas jusque-là, mais il nous est déjà arrivé de lutter pour achever une lecture et retrouver l’âme en détresse. Après tout, qu’ont bien pu faire ces gens de leur vivant par rapport à la cruauté des Anges Noirs ? Crois-tu vraiment que qui que ce soit mérite de souffrir l’éternité en leur compagnie ?

Des violeurs ou des tueurs, oui, sans la moindre hésitation. À cette idée, je frémis sur ma chaise. Ai-je été à ce point naïve pour penser que toutes nos âmes perdues seraient blanches comme neige ?

— Qu’a donc fait ta protégée pour te conduire vers ce genre de considérations ?

Je hausse les épaules, mes mains à présent crispées sur ma tasse qui refroidit à vue d’œil.

— Vus comme ça, ses agissements peuvent paraître tout à fait dérisoires ; mais je ne peux me départir pour autant de ce sentiment malsain à chaque fois que je termine ma lecture.

— Sacrifiait-elle des bébés chats pour un culte vaudou ? suggère Alice.

— Yeurk ! Non et tu peux me croire, si je tombe un jour sur une âme comme celle-là, je la repose direct dans un coin obscur de la bibliothèque.

— Alors que faisait-elle ?

— Elle était… mauvaise.

— Mais encore ?

J’esquisse un demi-sourire embarrassé, maintenant que j’ai saisi les nuances de moralité que l’on peut appliquer dans notre cas actuel.

— Elle endurait une sacrée douleur depuis sa naissance, alors la gamine pleine d’espoir s’est petit à petit transformée en une espèce de sale garce tenace déterminée à anéantir le plaisir de tout son entourage pour les voir souffrir avec elle. D’accord, vu comme ça elle n’a rien d’exceptionnel, mais c’est juste parce que je n’arrive pas à poser les bons mots sur mes impressions.

Un frisson me parcourt suite au souvenir de ma dernière lecture, mais je reprends une gorgée tiède de mon chocolat pour me réconforter. Alice m’adresse un sourire indulgent.

— Ça m’est déjà arrivé de douter comme toi, me confie-t-elle. Lorsque nous avons débuté à l’Organisation il y a dix ans, Hugo et moi, nous n’avions pas la chance de posséder un équipier qui en savait déjà autant sur les voyages dans les Affres. Oh, bien sûr, au début nous avions des parrains et marraines pour nous former, précise-t-elle lorsqu’elle interprète mon expression scandalisée, mais tu es bien placée pour savoir qu’il y a une grande marge entre la description et l’action.

J’acquiesce avec virulence, notant par la même occasion qu’Alice et Hugo ont débuté leur aventure la même année qu’Axel et Lucas. Voilà peut-être l’explication de leur solide amitié.

— C’était ma troisième mission, j’étais responsable de la lecture. Le hasard a voulu que je tombe sur un jeune homme qui avait tué son demi-frère. À peine étais-je tombé sur ce souvenir que j’en suis ressortie aussitôt pour abandonner la bibliothèque en larmes. J’ai supplié Hugo de prendre la relève et de choisir un autre récit, une autre âme en détresse qui aurait mérité nos efforts plutôt que ce petit crétin ; mais il en a décidé autrement et a choisi de laisser sa chance à l’adolescent. Il en a résulté qu’Hugo a eu le courage de poursuivre l’histoire de notre âme perdue et a découvert que la mort du demi-frère – qui était en fait un imposteur – n’était qu’accidentelle et ne faisait suite qu’à la tentative d’agression que le défunt avait réalisée contre la cousine de l’âme perdue.

Alice avale les dernières gouttes de sa boisson, puis découpe sa crêpe pour en avaler un petit bout.

— Bref, tout ça pour dire que si je ne m’étais pas arrêtée à la seconde même où j’ai vu le crâne de ce garçon atterrir sur cette pierre, j’aurais pu apprendre la vérité au sujet de notre âme perdue et donc éviter de le juger aussi rapidement. Je ne dis pas que la tienne est blanche comme neige, mais on fait tous des erreurs ; et à ce que j’ai compris ton bouquin comporte plus de huit cents pages, alors ne t’attends pas à lire les récits constants de mère Teresa.

J’approuve d’un hochement de tête. Son histoire m’a permis entre-temps d’établir une autre analogie. N’est-ce pas en effet le même raisonnement quand un médecin fait serment de sauver n’importe quelle vie, et ce, quels que soient les antécédents de chacun ? Terminant à mon tour mon chocolat, je promets de me soumettre à un serment moral m’obligeant à sauver jusqu’au moindre petit détritus de l’humanité face à tous les Lucius des Affres.

— J’ai l’impression que tu es déjà plus détendue, affirme Alice.

— Je pense avoir mis un terme à mes cogitations de la matinée.

— Tu m’en vois ravie.

Notre tête-à-tête prend fin lorsqu’Hugo vient poser son plateau à notre table. Je laisse le binôme discuter de leur planning de la journée avec l’intention de me resservir un jus de fruit pressé, puis les rejoints quelques minutes plus tard alors que leur conversation a dévié sur leurs projets pour la soirée.

— Ce soir, vingt et une heures, projection dans mes appartements des premiers opus de l’hexalogie Star Wars. Tu es des nôtres ? me propose-t-il pour la forme.

— Tu veux plutôt dire « heptalogie », le corrigé-je dans un sourire avant de refuser poliment sous prétexte d’avoir déjà quelque chose de prévu.

— Je ne suis pas certain de devoir considérer le dernier de la saga comme un film d’anthologie, réplique-t-il, les sourcils froncés. Et quel genre de plans pourrais-tu bien avoir alors que tous tes amis seront dans mes appartements ?

— Le genre de plan qui nécessite que tous mes amis Singuliers soient justement loin de ma chambre, réponds-je dans un sourire amusé.

Loin de moi toute pensée scabreuse, ce soir signe simplement le retour aux sources avec Maël : une soirée de streaming rien qu’entre nous, comme au bon vieux temps.

— Pardon ?

— Allyn a un rencard, chantonne Alice en décoiffant son partenaire du revers de la main. Et cette conversation serait moins délicate si tu arrêtais de jouer les petites fouines curieuses.

Hugo hausse les épaules et Alice m’adresse un clin d’œil amusé. Contrairement à ce qu’elle m’avait affirmé le soir de la fête de l’Organisation, ma camarade n’a aujourd’hui aucun souci avec le fait que je reste en communication avec Maël. A-t-elle été influencée par la gentillesse de Roxanne, qui agit tout pareillement, ou a-t-elle été convaincue par le tempérament de mon ami ? Alice n’a jamais voulu s’étendre sur le sujet, mais dans la mesure où cette situation roule pour moi, je suis loin de m’en plaindre. Sauf quand elle m’invente une vie palpitante comme à l’instant, alors qu’il n’en est rien…

— Il faudra que tu m’expliques comment tu t’y prends pour rencontrer du monde avec nos agendas, parce que moi je rame, conclut Hugo en sirotant son jus de fraise d’un air résigné.

— Tu risquerais d’être surpris, murmuré-je pour moi-même.

Alice et moi avons fini nos petits déjeuners, mais nous patientons aux côtés d’Hugo pour quitter ensemble la cafétéria. Si mes collègues sont déjà vêtus de leurs combinaisons noires afin de partir en mission, j’ai pour ma part enfilé un de mes joggings préférés dans l’idée de profiter de la salle de méditation avant mon entraînement sportif. Si j’ai bien retenu une leçon depuis le temps, c’est de ne jamais enchaîner directement petit déjeuner et coaching en compagnie d’Enzo ou de Roxie.

En fin de journée, je retrouve ma chère Alice pour notre séance de spa presque quotidienne. Un changement conséquent dans mon emploi du temps : un passage d’une bonne heure dans la piscine aux dimensions olympiques afin d’enchaîner les longueurs jusqu’à ce que la faim ait raison de moi. Pour une raison inexplicable, ma mésaventure dans l’aquarium de Marion m’a donné envie de lutter contre mon antipathie envers la natation.

— Hugo a eu la ravissante initiative de parler de ton rencard de ce soir auprès des garçons, déclare Alice sur un ton malicieux lorsque je sors de ma cabine individuelle, une serviette autour de la tête. Attends-toi à te faire harceler par Enzo et Guillaume durant le dîner.

— Magnifique, marmonné-je. Je ne te connaissais pas ces talents d’affabulatrice.

— Ça me divertit, se justifie-t-elle dans un sourire angélique. Et puis, cela valait le coup rien que pour contempler la tête de Lucas.

Alice hausse les sourcils à plusieurs reprises pour souligner l’intérêt soudain de la conversation, mais je me contente pour ma part de me diriger vers un des sèche-cheveux muraux. Elle ignore tout de ma faiblesse passagère lors de notre dernière mission. Elle ne peut donc se douter qu’à l’instant même où elle a cité mon équipier, j’ai souhaité m’enfoncer dans les profondeurs de la terre afin de dissimuler mon embarras. Il est étrange de constater comme tout peut vous paraître nettement plus attirant une fois que l’on vous a interdit d’y toucher. Avant cette stupide soirée à la noix, jamais je n’avais alimenté pareils sentiments à l’égard de ce crétin d’équipier.

— Il avait l’air contrarié, insiste Alice, en attente d’une réaction de ma part.

— Il doit être constipé, rétorqué-je en penchant la tête pour donner un peu de volume à mes cheveux.

— Si tu le dis, pouffe-t-elle, mais je pense quand même que…

— Stop, la coupé-je en redressant la tête pour lui faire face, ça suffit, lâche l’affaire avec Lucas. Crois-moi, ça ne sert à rien d’en parler plus longtemps.

Mon amie écarquille de nouveau ses yeux de biche et insiste, à mon grand désarroi.

— S’est-il passé quelque chose dont je ne suis pas au courant ?

— Non. Et c’est parfait comme ça.

— Allyn…

— Alice, je ne plaisante pas, est-ce qu’on peut changer de sujet ?

Devant sa moue désillusionnée, je ne peux m’empêcher d’ajouter d’un ton plus léger :

— Je te rappelle que j’ai déjà un rencard de prévu. Parler d’un autre garçon n’est pas très correct, tu ne crois pas ?

Le regard de ma collègue s’assombrit.

— J’espère bien que tu es consciente que je plaisantais. Ce n’est pas parce que j’ai admis que tu n’étais pas obligée de l’ignorer que ça te donne carte blanche pour entamer une relation glauque avec lui.

— Ça ne m’était jamais venu à l’esprit, mais merci quand même du conseil.

— Mais je t’en prie, c’est un plaisir.

Nous retrouvons nos collègues un peu plus tard pour dîner tous ensemble à la cafétéria. Encore une fois, c’est chose rare : personne n’a atterri à l’infirmerie depuis le début de l’année ; ce que nous célébrons tous en touchant du bois – ou pour certains, la tête de Guillaume. Comme l’avait prédit Alice, nos amis ne tardent pas à orienter la conversation sur l’origine de mon absence et je dois employer divers subterfuges pour ne pas avoir à admettre que ma soirée se résumera à visionner la trilogie Retour vers le Futur en compagnie d’un mort qu’ils méprisent tous.

— Tu rates quelque chose, conclut Guillaume sur un ton grave qui en dit long sur l’estime qu’il porte à la saga.

— Promis, je viendrai pour la prochaine projection. D’ici là, je suis certaine qu’Han Solo n’aura même pas été cryogénisé.

— Oh, ça… Quand on part dans un marathon cinématographique, on ne sait jamais quand ça va finir.

Je les salue une heure plus tard au niveau de mes appartements et les observe s’éloigner dans le couloir éclatant de propreté avant de pénétrer dans ma chambre et de refermer la porte, un sourire aux lèvres. Sur mon lit, étendu sur le dos et les bras croisés derrière la tête, se tient mon fantôme préféré dans son éternelle chemise bleue à fines rayures.

— J’aurais bien installé les films, mais il me manquait un petit quelque chose pour allumer ton ordinateur, lance-t-il en guise de préambule.

Refoulant un rire naissant, je trottine jusqu’à lui et m’assieds sur la couette pour lui souhaiter la bienvenue.

— Tu m’as manqué aujourd’hui. Tu as fait des découvertes intéressantes ?

— Rien qui mérite de nous y attarder.

— Vraiment ?

Je suis un peu déçue. Depuis le temps que Maël se consacre à espionner les recoins de l’Organisation, j’aurais espéré apprendre au moins une information croustillante. C’est à croire qu’il ne sait pas chercher aux bons endroits… ou qu’il refuse de partager ses informations avec moi.

Après une longue minute à se fixer dans le blanc des yeux, nous nous décidons à lancer le premier film.

Nous rigolons aux mêmes instants, mimons nos répliques préférées par-dessus celles des acteurs et nous amusons à fredonner le mythique générique de fin. Nous tenons jusqu’à une heure du matin sans parvenir à visionner la saga dans son intégralité. Préférant reporter le troisième – et meilleur – volet pour plus tard, nous consacrons les quelques minutes précédant mon endormissement à parler de tout et de rien. Allongée sur le flanc, je sens mes paupières picoter et se fermer petit à petit, bercée par la voix de Maël. J’ignore à quel moment je relâche mon attention, mais une chose est certaine : je m’endors totalement détendue pour la première fois depuis bien longtemps.

***

Maël et moi ne nous quittons plus durant tous les soirs de la semaine. Rien ne sert de le nier : il est d’un soutien irremplaçable lorsque je me réveille en plein milieu de la nuit, en proie à un nouveau cauchemar délirant. C’est pour cela que sa présence rassurante me manque énormément ce matin-là, lorsque je décide enfin de prendre le taureau par les cornes afin de parler à mon équipier.

— Je pense avoir trouvé un nouveau souvenir, annoncé-je, à peine installée en face de lui.

Les conversations de nos amis s’évanouissent autour de la table, tandis que Lucas lève les yeux de son bol de céréales pour les planter dans les miens. J’essaie de faire abstraction de la curiosité que nous titillons, mais c’est difficile dans la mesure où mon équipier et moi-même nous adressons à peine un mot par semaine depuis une vingtaine de jours. Autant dire que notre comportement puéril a de quoi faire jaser même Juliette.

— D’accord, lance Lucas avant de replonger sa cuillère dans son petit déjeuner.

J’esquisse un signe de tête, puis me concentre à mon tour sur mon muffin aux cranberries. Les conversations reprennent comme si elles ne s’étaient jamais interrompues et Harper intègre vite le débat qui oppose Enzo à Lily. Pour ma part, bien silencieuse en raison des nœuds d’estomac qui m’empêchent de savourer ma pâtisserie, j’écoute d’une oreille l’écœurement d’Hugo pour sa jeune âme perdue dont la chambre à coucher regorge d’insectes cloués dans des cadres de verre. À la mention d’une colonie de tarentules qui se serait un jour échappée du bureau de son père, j’en perds définitivement l’appétit.

Je retrouve Lucas dans la salle de la Sphère après une séance de méditation : tout est bon à prendre en ce moment pour supporter d’être dans la même pièce que mon équipier. Ce dernier s’amuse avec une de ses lames qu’il replace à son mollet quand il m’aperçoit. Sans un mot, je réponds à son signe de tête et me dirige d’un pas martial vers la Sphère aux rouages cuivrés. J’en viens à me demander s’il nous sera un jour possible de changer d’équipier ; mais pour le moment, je ne dois pas me disperser avec ce genre d’élucubration. Harper a en effet déjà placé sa main dans la mienne et attend patiemment que je me concentre sur notre destination.

Si ses conseils de la dernière fois se sont révélés utiles, je les agrémente de ceux que j’ai reçus de la part d’Alice lors d’une de nos séances jacuzzi. Il en résulte que je ne tarde pas à ressentir les premiers tiraillements sur mon corps et cette nausée violente qui se promet persistante. Par moments, l’emprise de Lucas se resserre comme si j’avais une chance de le perdre dans les limbes du voyage, mais il n’en est rien au final, car nous atterrissons tous deux côte à côte dans une automobile si rétro que nous n’avons pas assez de place pour étendre nos jambes.

— Une voiture, déclare Lucas en haussant les sourcils, on ne me l’avait jamais faite celle-là.

Je m’épargne de lui répondre, trop concentrée face à cette situation inédite pour chercher à lui clouer le bec une bonne fois pour toutes.

— Nous n’étions pas supposés atterrir dans une voiture, insiste-t-il. Où est la Sphère ?

Son front se plisse tandis que je reste muette, complètement abasourdie.

— Reconnais-tu au moins les environs ? Un détail ?

— Je ne sais pas, je… je ne comprends pas. On aurait dû se retrouver dans une ferme avec un étang et des saules pleureurs à perte de vue. Est-ce que tu vois la moindre chose qui s’en approche de près ou de loin ?

Harper se couvre les yeux de sa main droite pour se protéger des reflets du soleil. Je l’observe étudier le paysage environnant avant de me livrer moi aussi à cette tâche. Un effort de concentration supplémentaire me permet finalement de faire le lien entre le décor actuel et celui où je désirais me rendre de prime abord. Je me retourne alors en vitesse pour scanner les arrières de la voiture, localise le panneau-stop et la barrière en bois brisée, puis me repositionne sur mon siège pour déglutir avec difficulté.

C’est impossible, tenté-je de me persuader.

— Alors ? grogne Harper, impatient.

On le croirait tenté de vouloir m’assommer afin de me faire réagir. Pour sa défense, je mets un temps phénoménal à me remettre de ma paralysie. J’ignore s’il s’agit de l’absurdité de la situation ou de cette étrange coïncidence qui me donne l’impression de revivre mon pire cauchemar, mais les faits sont là : je demeure stoïque, et ce, bien trop longtemps étant donné les circonstances. À croire que je suis bel et bien devenue suicidaire.

— Il faut sortir de cette voiture, déclaré-je avec un flegme incroyable.

— Pardon ?

— Tout de suite !

Le sifflement du train ne tarde pas à se faire entendre et les rails sur lesquelles la voiture se positionne apparaissent si subitement à nos yeux qu’il ne fait aucun doute qu’elles ont été subtilement dissimulées jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Prenant enfin conscience de l’état critique de la situation, Harper dégaine la lame de sa cuisse et s’empresse de casser la vitre de la porte – bien évidemment bloquée – avec son manche. Une dizaine de coups de forcenés sont nécessaires afin de dégager les derniers morceaux coupants de la fenêtre. Enfin, il se faufile en travers pour ensuite m’extirper du véhicule avec bien moins de grâce. Quelque peu hébétés, nous avons à peine quinze secondes pour nous éloigner de la zone à risque avant que la locomotive ne percute la voiture de plein fouet et la réduise en mille morceaux.

Le choc passé, Lucas se tourne vers moi pour me foudroyer du regard.

— Tu cherches à nous tuer ou quoi !?

J’ignore s’il fait référence à mon manque de réactivité ou à notre dangereuse destination. Je n’ai aucune excuse à lui présenter de peur de virer mélodramatique concernant la première supposition. Quant à la seconde, un surcroît de concentration me permet de me défendre un tant soit peu :

— Cette voiture existait bel et bien, tout comme le train. Marion et sa famille l’ont vue quitter la chaussée et atterrir sur les rails alors qu’ils se trouvaient sur le chemin des vacances. C’était à peine quelques kilomètres avant d’arriver dans le domaine où je comptais nous entraîner.

J’ai le plaisir d’observer son expression suffisante s’évanouir au profit d’une profonde incrédulité. C’est à peine s’il ne recule pas d’un pas pour encaisser le choc de mes révélations.

— Tu veux dire que ce n’est pas une invention des Anges Noirs ?

— Non ! Cet accident a vraiment eu lieu. J’ai beaucoup travaillé sur les souvenirs de Marion, je savais parfaitement ce que je faisais en nous conduisant à la ferme. Je ne comprends pas comment nous avons pu atterrir hors de la Sphère et si loin de notre véritable destination.

— La Sphère !

Lucas tourne sur lui-même, catastrophé, avant de poser les yeux avec soulagement sur la bulle de verre qui trône en haut d’une butée. Quand nous sommes tous deux certains de pouvoir repartir d’ici sans encombre, il poursuit d’un air songeur :

— Peut-être que tout cela est en rapport avec tes dons étranges.

— Que veux-tu dire par là ?

— Je veux dire qu’en dix ans d’expérience, rien de tout cela ne m’était jamais arrivé. Un souvenir identique à l’original qui se met à péter les plombs après t’avoir mis en confiance, la Sphère qui déconne en nous projetant dans un véritable accident meurtrier… Suis-je donc le seul à trouver que plus rien ne tourne rond depuis que tu as pris les rênes ?

J’encaisse le coup sans ciller, puis lui tourne le dos pour contempler l’horizon. Maintenant que mes yeux se sont ouverts sur l’endroit où nous nous trouvons, je n’ai plus aucun doute sur le fait que le souvenir est en tout point similaire à celui que j’ai découvert la nuit dernière dans le roman de Marion. Ce sentiment de fausse sérénité rejoint le malaise persistant qui m’habite à chaque fois que je progresse dans la vie glauque de notre âme perdue.

— Je sais que je ne me suis pas trompée, assuré-je en me retournant pour planter mon regard dans les iris gris de Lucas. Quelque chose cloche dans ces souvenirs et cela n’a aucun lien avec mes dons inexplicables. Mais si tu veux t’en donner à cœur joie pour me prouver que j’ai tort, ne te prive pas : je serais ravie de te rédiger un résumé concis de la vie de Marion afin que tu reprennes la lecture là où je l’ai arrêtée.

Pivotant une nouvelle fois pour contempler les débris de la voiture, je conclus pour moi-même :

— Je crois qu’une pause me fera le plus grand bien.

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